Trois ans après un premier tome, délai inhabituel pour cet auteur prolifique, parait « La philosophie dans la baignoire » dont la forme et le fond ont considérablement évolué. Du gaufrier à peu près systématique du premier album, on passe à une mise en page beaucoup plus éclatée et du trois bandes par page à une quasi généralisation du quatre bandes qui donne une certaine densité au récit. L’encrage plutôt sobre et gras du premier fait également place à des traits beaucoup plus fins, à une surabondance de hachures et à des cases relativement chargées (toujours ce sentiment de densité). Ce qui frappe également dans ce tome c’est le manque apparent d’unité de style graphique tout au long de l’album. On passe allègrement de cases très finement détaillées à d’autres où le pinceau trace juste un vague décor, de hachures nerveuses et rapides à des drapés esquissés en quelques coups de pinceaux bien larges, d’un lettrage scripte à un autre en cursives dans la même planche voir dans la même case. Et cette « irrégularité » de forme se couple avec un récit qui semble également partir dans tous les sens, partant de pseudos récits mythologiques vers une faune sous marine et féminine, passant de l’antiquité grecque au 18ème siècle libertin, de la philosophie aux récits épiques, le tout emmené dans un joyeux bordel…dans lequel on ne se perd pourtant jamais. Ce récit fonctionne bien sûr comme une pure fantaisie où de nombreux thèmes sfariens sont abordés, en particulier ses rapports aux femmes et à la philosophie (pas de religion dans le minuscule mousquetaire). Mais l’imagination débridée de l’auteur est toujours tendue vers une direction précise et malgré toutes ses digressions Sfar nous conduit bien à bon port, vers un débordement de vie au sens littéral du terme, où ça déborde tellement qu’on ne peut le garder pour soi. La fantaisie vitale débridée est ainsi le propos même de ce livre et ce serait un malentendu de le prendre autrement. On sent ici le vrai respect du jouisseur de la vie ( le sexe, le vin, les histoires, l’humour, le plaisir) jamais la profonde déprime du libertin aquoiboniste. On notera également les nombreux hommages à l’amitié et à l’amour, à ses proches, généralement en forme de clin d’œil, avec des personnages qui prennent les traits de Christophe Blain, de Riad Sattouf, peut-être même de Marjane Satrapi et sans doute de sa compagne Sandrine Jardel, ainsi qu’une ironie sur lui-même en se croquant en mari cocufié qui cherche une solution à son problème. Et bien sûr un hommage appuyé à ses maîtres Pierre Dubois/Petrus Barbygère/Le Borgne Gauchet/Le minucule Mousquetaire et plus particulièrement dans cet album au grand Fred et à sa formidable inventivité (cf en bas à droite de la page 35). Bref un grand cru qui sous ses faux airs de bordel pornographique creuse le sillon de cet auteur qui continue à nous raconter et à nous livrer ce qu’il croit et ce qui l’intéresse. Un livre qui ne sacrifie pas à l’esbroufe et dont la ligne directrice pleinement assumée est un savoureux hymne à la vie.