Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

« Signé Mister Foo », le tome 1 des mémoires d'Amoros. Par Felipe H. Cava et Federico Del Barrio. Chez Amok.

Amok ne nous a pas habitués à la publication de séries. Mais cette fois, le choix s'imposait. Car après l'extraordinaire « Berlin 1931 » de H. Cava et Raùl, il était difficile de renoncer à traduire les autres albums du génial scénariste espagnol qu'est Felipe H. Cava (signalons qu'un autre de ses albums est également paru aux éditions Amok, en 95 (« Fenêtres sur l'Occident ») et que Fréon a publié en 99 « Lope de Aguirre, L'expiation », dessiné par Ricard Castells). Les mémoires d'Amoros font donc leur apparition au catalogue et se distinguent d'emblée de ce que l'on appelle communément les séries. Les histoires proposées ont bien une fin à chaque épisode. Ces épisodes sont construits sur un mode somme toute assez classique, celui du récit des souvenirs du « héros », interviewé par une femme dont on ne sait encore rien pour l'instant. Et ce héros, c'est Angel Amoros, journaliste de deuxième rang, comme il se définit lui-même, qui travaille au quotidien La Voz. Par sa ténacité, il va se retrouver un peu trop près de certaines vérités. L'histoire se passe sous la dictature de Primo de Rivera, dans les années vingt, à Madrid. Elle mêle -comme on pouvait s'en douter chez H. Cava- les éléments historiques à la fiction. L'intrigue policière n'est ici qu'un prétexte pour explorer cette période sombre qui précède la fameuse Guerre de 36 d'une petite quinzaine d'années. La toile de fond choisie par le scénariste, ce sont les conséquences de l'abandon de l'ancienne colonie philippine aux américains, une vingtaine d'années plus tôt. C'est forcément passionnant, intelligent, politique. C'est aussi superbement raconté par le dessinateur, Federico Del Barria, dont le trait d'encre de Chine dessine les visages avec une aisance et une fluidité stupéfiantes. Ses cases sont toutes de véritables petits tableaux (je donnerais cher pour avoir une planche originale !), les cadrages sont à la fois simples et magnifiques, les gris traités avec génie et le mélange de l'encre et de l'eau -à la manière d'un Emmanuel Guibert, par exemple- permet de donner une structure étonnante aux matières les plus floues, comme la laine d'un manteau. En un mot, Federico Del Barrio fait preuve d'une maîtrise exceptionnelle du noir et blanc. Ceux qui ont lu « Relations » et « Simple », deux albums minimalistes parus chez Amok, seront étonnés d'apprendre qu'il s'agit du même dessinateur, caché pour l'occasion sous le pseudo de Silvestre.
« Lise a souvent peur », tome 1 de la série Graines de paradis. Par Makyo. Chez Glénat.

Makyo ne se donne jamais autant de mal que lorsqu'il dessine lui-même ses histoires (en dehors, peut-être, du tout premier cycle de Ballade au bout du monde). Ce « Graines de paradis » est bien parti pour rivaliser avec Grimion Gant de Cuir ou avec le très beau et partiellement autobiographique diptyque édité dans la collection Aire Libre, Le coeur en Islande.
Makyo est un grand conteur d'histoires. Pas étonnant qu'il ait choisi cette fois de placer le conte au centre de son récit. Car ce sont les mots qui sont les vrais héros de cette nouvelle histoire, les mots et leur pouvoir. A peine quelques cases et l'on est transporté dans un autre monde, bien vite familier. Pierre -l'adolescent aux mots qui soignent- et Lise -la petite fille qui se protège de sa mère en s'imaginant des armées d'alliés parmi les insectes- forment un couple inédit et touchant. Leur histoire familiale les relie. Lise est privée de père, Pierre de mère. Normal, ils sont partis ensemble, laissant là conjoint et enfant. Pour Lise, l'enfer a commencé. Sa mère est devenue folle et possessive. Sans compter que des crises de catalepsie la font mourir... et ressusciter quelques minutes plus tard. A peine le temps pour la pauvre Lise de réaliser qu'elle en est délivrée... et sa mère rouvre les yeux ! Pour Pierre, heureusement, il n'en a pas été ainsi. Son père a su lui donner assez d'amour et de force pour affronter la vie. Car le père de Pierre a un secret, il connaît les contes qui peuvent changer le destin. C'est ce secret que Makyo nous invite à partager, dans cette très belle utopie qui commence. Et si les mots pouvaient vraiment changer la vie, guérir, tracer des destins ?...
« Toutes les fleurs s'appellent Tiaré ». Une aventure de Luc Leroi. Par J-C Denis. Chez Casterman.

Pas étonnant que cet album ait été remarqué par le Grand Jury d'Angoulême. Peut-être n'obtiendra-t-il pas d'Alph Art, mais il a déjà le mérite de sortir du lot parmi une production d'humour plutôt terne, cette année (en dehors de quelques ténors qui continuent de tenir la grande forme comme Tronchet et Pétillon, par exemple). Ami de longue date de Martin Veyron, Jean-Claude Denis a comme lui un amour immodéré pour les personnages qui subissent les pires outrages avec un certain détachement, voire une apparente félicité. C'est le cas de Luc Leroi dont le profil est plutôt à rechercher en négatif (c'est-à-dire en commençant par définir ce qu'il n'est pas plutôt que ce qu'il est). Leroi passe son temps à rater les plus belles occasions. Mais il a le mérite de rester en vie là où d'autres seraient restés sur le tapis. Pourquoi ? Parce qu'il n'est jamais là où on l'attend. Ca vaut pour le lecteur. Ca vaut aussi pour les tueurs lancés à ses trousses. Dans cette drôle de course poursuite, Jean-Claude Denis s'amuse à ne rien montrer de l'exotique décor qu'il s'est choisi : Tahiti. Les événements s'enchaînent à merveille, les situations burlesques se succèdent et Luc Leroi nous étonne toujours, malgré ses vingt ans d'existence, fêtés en marge de l'album dans un petit livret où quelques-uns des amis de l'auteur livrent leur vision du rouquin au costume démodé. Il y a quelques excellents dessins, on regrettera seulement que cet événement n'ait pas pu donner lieu à un supplément de pages au sein même de l'album, qui le méritait bien.
« La traque, Les tribulations de Roxane », par André Taymans. Aux éditions Point Image -JVDH.

Un Taymans qui a tardé à trouver les rayons des libraires, puisqu'il a été achevé en février 98, il y a près de... trois ans ! On y retrouve des ingrédients pourtant très proches du dernier Caroline Baldwin. Trop proches, peut-être, pour être savourés avec le bonheur qu'il se doit par le lecteur. Car comme dans « Angel rock », l'expédition en montagne doit servir ici de révélateur et d'épreuve rédemptrice. Au-delà des similitudes entre les deux albums, ces « tribulations de Roxane » proposent une nouvelle héroïne (c'est presque superflu de le dire, tous les personnages principaux de Taymans sont des femmes hormis le très récent Mac Namara dont il n'est pas le scénariste), une jeune ado en fugue et en révolte contre un grand-père qui n'a pas su lui éviter l'orphelinat. Elle va découvrir que ledit grand-père est moins indifférent à son égard qu'elle le pensait. Elle va aussi découvrir qu'il a de la ressource et une sacrée santé physique. Dans une course contre la montre où Taymans laisse un peu trop facilement percevoir les ficelles qui vont mener au pot aux roses, les deux personnages principaux vont se (re)découvrir. L'histoire est belle, les héros ont des têtes qu'on a déjà vues (on peut presque intervertir les héroïnes des différentes séries) la montagne est magnifique et tout cela sent un peu l'hommage à Cosey, dont André ne cache pas qu'il est son « maître ». Bref, un beau moment, surtout pour ceux qui aiment les sommets enneigés, l'escalade, la nature et les histoires intimistes.
La cérémonie (Les Apatrides) par Thierry Bellefroid
« La cérémonie », tome 1 de la série « Les apatrides », par Plongeon et Peynet. Chez Pointe Noire.

Avec un dessin réaliste efficace et des couleurs plutôt réussies, Frédéric Peynet n'a pas à rougir de son manque d'expérience. Isabelle Plongeon non plus. Le premier tome de cette trilogie (le second paraîtra en mai prochain) nous emmène sur les traces de deux adolescents que tout devrait séparer. Eva est une jeune fille sage, son père a été gardien dans la cité. Mathieu, lui, est un « exclu », du moins en a-t-il l'apparence. On reconnaît les exclus au fait qu'ils n'ont pas les cheveux blancs. Car dans la cité, toute pigmentation a disparu, du fait de la prise obligatoire d'un étrange produit. Ceux qui arrêtent de le consommer retrouvent la couleur originale de leurs cheveux, c'est le cas de Mathieu. Mais s'il a désobéi, Mathieu n'a pas pour autant conscience de ce qu'il défie. L'Autorité de la cité saura se rappeler à son souvenir. D'autant qu'une singulière rencontre va amener le jeune adolescent à aller plus loin dans la recherche de la vérité. Il va découvrir un terrible secret qui plonge ses racines dans le passé de l'espèce humaine et se perpétue sur le principe de l'horreur absolue. Dans ce monde où les bouchers sont rois, Eva et Mathieu vont se battre pour être libres. Peut-être faudra-t-il pour cela abandonner le confort de la cité et son dôme apaisant...
Les deux prochains volumes devraient nous entraîner dans une histoire passionnante, du moins si l'on se fie à cet excellent prologue. Isabelle Plongeon maîtrise bien son intrigue et dose ses effets. Elle peut compter sur le découpage classique mais sans faille de Frédéric Peynet. Les « apatrides » ont donc tout pour plaire.
Caricature par Thierry Bellefroid
« Caricature » de Daniel Clowes. Chez Rackham.

Le pape de l'underground US nous revient après une année 99 marquée par deux excellentes traductions : « Ghost World » (même éditeur) et « Comme un Gant de velours pris dans la fonte » (Cornélius). Dans ce « Caricature », on retrouve son intérêt pour les histoires courtes, proches de la nouvelle, où le texte est une voix-off nous permettant d'entrer dans l'intimité d'un personnage souvent névrosé, toujours prisonnier de quelque chose. Ces petits portraits qui se suivent forment une seule grande toile -ou une caricature ?-, ils parlent du mal-être et de la vacuité. Tous les personnages de Clowes (des hommes pour la plupart, mais l'une des histoires est un portrait de femme) semblent planer sans fin au-dessus du vide de leur existence, dépeignant le monde qui les entoure avec une sorte de fatalisme constant. Mais il y a le sens de l'observation, il y l'originalité des situations et des protagonistes, il y a les polaroïds de la société américaine qui justifient pleinement ce nombrilisme apparent et donnent un sens à ces petites histoires au ton si pessimiste. Du grand art.
« Comme un vol de Flamants, tome 1 », par Ramon Finster et Franck Dumouilla. Chez Pointe Noire.

C'est une belle histoire que nous conte là Franck Dumouilla. Une histoire qui a elle-même une histoire. De sa rencontre avec le peintre, romancier et poète Ramon Finster est né le personnage de Julien, un petit vieux tout ridé qui décide de s'offrir une seconde jeunesse en se battant contre toutes les injustices. Il ne s'agit pas à ce moment d'une Bande Dessinée mais bien d'un roman où Finster met beaucoup de lui dans le personnage principal. Revigoré par un amour tardif avec une jeune fille de vingt ans nommée Louise, Julien se prend pour Don Quichotte et s'en va de par le monde, s'attaquer à « ses » moulins. En commençant à écrire son histoire, c'est à lui, Don Quichotte, que pensait Finster. Quand son ami Franck Dumouilla a commencé à adapter son roman en BD, l'auteur a marqué son enthousiasme. L'aventure a continué. Mais Ramon Finster n'a pas vu le résultat final, il est disparu avant la fin du premier album. Franck Dumouilla navigue donc à vue et tente de coller au mieux aux mots de son ami. Et ma foi, cette adaptation est plutôt réussie. Il y a dans ce premier tome une poésie touchante, de très belles envolées de mots empruntés à la langue de Finster et « déposés » dans la BD. Il y a aussi ces personnages attachants au premier rang desquels on trouve ce vieux barbu, Julien le rêveur, l'écorché vif, révolté contre toutes formes d'abrutissement, contre toutes les privations de liberté. Parti avec le narrateur à la recherche de la fameuse Louise, son amour « tardif » disparu un beau matin sans laisser de trace, il profite de l'énergie que cette femme lui a insufflée pour pourfendre en cours de route toutes les injustices qui ont le malheur de s'offrir à son regard. Le plus beau moment -le plus poétique en tout cas- est sans doute celui où il sort son violon pour pousser les flamants roses de Camargue à s'envoler vers la migration avant que leur présence dans les marais ne se retourne contre eux. Ma seule réserve, peut-être, vient d'un dessin parfois inégal et qui -s'il est généreux- manque de maturité. Mais ce n'est qu'un petit bémol, le reste est bien plaisant.
« Hôtel particulier, Première partie », par Christophe Bec et Stéphane Betbeder. Chez Soleil.

Il n'y a pas que cet hôtel qui soit particulier, pour paraphraser le titre de cette BD. Il y a le climat qu'on y trouve. Et il y a surtout le fait qu'elle soit publiée chez Soleil. BD réaliste qui se propose comme une réflexion sur l'art de choquer et sur l'art tout court d'ailleurs, elle se présente comme un ouvrage alternatif en noir et blanc et sera ultérieurement complétée par un document vidéo. Bref, le genre de livre que publie plus volontiers un collectif qu'un éditeur grand public comme Soleil. Au-delà de cet étonnement, force est de constater que les auteurs sont parvenus à leur fin. En racontant comment un petit groupe d'artistes vit sous la domination d'un jeune « gourou » qui dirige leurs créations en vertu de principes de provocation, ils nous plongent dans un univers glauque, sur les traces de ce personnage peu sympathique et dominateur. Les dialogues sont souvent cruels car ils dénotent l'absence totale de scrupule et de sentiments de ce personnage central qu'on aurait du mal à nommer « héros ». Les visages sont d'une telle fidélité à leurs modèles qu'on pourrait croire qu'il s'agit d'un roman photo en noir et blanc. Cela accentue bien évidemment le malaise du lecteur qui assiste, comme un voyeur, à ces petits moments d'humiliations et de mort. Le dessin n'est pas facile d'accès pour autant et certaines séquences sont parfois difficiles à décrypter. On voudrait évidemment en lire davantage pour savoir où les auteurs veulent nous emmener et s'ils peuvent tenir la distance. Rendez-vous est pris.
« Le nouveau rêve », tome 1 de « Après L'Incal ». Par Moebius et Jodorowsky. Aux Humanos.

Le grand retour de Moebius aux côtés de Jodo explique évidemment l'opportune réédition de l'Incal, ces deux dernières années. L'Incal, ce pilier de la littérature SF en BD, est l'ossature sur laquelle Jodo a bâti toutes ses séries, même celles qui n'ont pas de rapport direct avec l'univers original de John Difool, comme Megalex ou les Technopères. La relecture (ou l'achat ?) des six tomes de l'Incal (291 pages initialement parues de 81 à 88, dans Métal Hurlant, pour rappel) mais aussi celle des six tomes d'Avant l'Incal (dessinés par Janjetov) est évidemment hautement recommandée avant d'entamer la lecture de ce nouveau cycle, qui -contrairement à ce que laisse supposer son nom- ne se situe pas après le cycle original, mais bien au milieu du cinquième tome de l' « Avant ». La deuxième partie de ce cinquième tome, le sixième et les six volumes de « l'Incal » tout court (vous suivez ?) n'auraient été qu'un rêve. John Difool, le fameux détective de classe « r » se réveille. Et peut maintenant vivre la réalité (quoique ? Avec Jodo, on peut s'attendre à ce que ce soit finalement exactement le contraire). Sur cet audacieux postulat, Jodo repart en croisade et nous en redonne pour notre argent. Certains diront que ce n'était pas nécessaire de remettre le couvert. Mais à la lecture de cet album, on retrouve la marque de la parfaite entente entre les deux créateurs de l'Incal. Evidemment, il faut s'habituer à voir du Moebius retouché à l'ordinateur par Beltran et complété par des effets de décors en relief. Mais la première page seule est déjà l'indication du plaisir que le maître a dû prendre à dessiner cet épisode, renouant avec une période à jamais marquée par l'inventivité et la liberté. Quant à Jodo, il axe évidemment ce nouveau cycle sur les qualités intrinsèques de son (anti-)héros, qui se résument au fait qu'il s'agit d'un être de chair et de sang. C'est ça qui sauvera le monde, menacé par la soif de pouvoir des machines. Car, une fois de plus, Difool est amené à sauver le monde. On ne se refait pas !
« Double Je, l'intégrale » par Béhé et Toff. Chez Vents d'Ouest.

Alors qu'il s'apprête à revenir en pleine actualité -et en couleur directe-, Béhé bénéficie d'une opportune réédition sous forme d'intégrale pour cette superbe histoire de « clonage-fiction » écrite par Toff il y a près de dix ans, maintenant. Autant dire que ce qui peut paraître à la limite du banal depuis Dolly (vous savez, la brebis clonée) était à l'époque beaucoup plus audacieux. D'autant que Toff ne s'était pas contenté de broder sur les joies du clonage, il avait inventé un récit à couper le souffle qui emmène le lecteur au comble de l'horreur en deux fois 46 pages. Dans une sorte de thriller où l'on retrouve tous les grands thèmes du siècle à venir -religion et sectes, science au service du pouvoir et des intérêts privés, mépris pour certaines formes de vie, savants jouant les apprentis sorciers- Béhé et Toff plantent des personnages attachants, crédibles, terriblement humains, tant dans leurs défauts ou leurs faiblesses physiques que dans leurs excès. On n'est pas très loin du machiavélisme d'un Jean-Christophe Grangé (auteur des Rivières pourpres, du Vol des Cigognes et du récent Concile de pierre chez Albin Michel) ce qui prouve, une fois de plus, que la BD est capable de générer de grandes histoires et des scénarios charpentés au même titre que la littérature. Quand ils sont servis par un dessin pareil, en plus...
« M'as-tu vu en cadavre ? », une aventure de Nestor Burma. Par Tardi. Chez Casterman.

Quatrième histoire de Burma adaptée par Tardi chez Casterman, celle-ci est sans doute la plus touffue au plan du scénario. Mais laissons-en la paternité à son auteur, Léo Malet. Penchons-nous plutôt sur le travail du père d'Adèle Blansec. Rien à dire, l'adaptation est une seconde nature chez Tardi. Tout coule de source. Que ce soit le découpage, le choix des dialogues et des récitatifs laissés dans la BD, les « tronches » des personnages. Mais le plus fort, sans doute, est ce travail de documentation qui arrive à se faire oublier tout en attirant l'attention. Je m'explique. Il n'y a pas une case de cette aventure qui ne sonne juste au plan des décors. On sent -et on sait, puisque l'auteur ne s'en cache pas- que Tardi a mis tout son coeur à recréer le décor original de ce roman, on sent qu'il a travaillé sur des centaines de photos d'époque et de cartes postales. Ce soin extrême pourrait dénoter un certain manque de personnalité. Pas chez Tardi. Car le paradoxe tient dans le fait qu'il arrive à dépasser les cartes postales qu'il a sous les yeux pour laisser parler sa patte et habiller les lieux d'une ambiance qu'aucun dessinateur de BD ne peut rendre comme lui. Ses rues au pavé mouillé, ses zincs plus vrais que nature, Tardi les a cent fois dessinés, et c'est chaque fois une raison d'étonnement. Cette fois, il y a en plus la contrainte géographique : toute l'aventure se passe dans le 10ème arrondissement, près des deux gares, du canal Saint Martin ou de l'Hôtel du Nord pour ne citer que les lieux les plus mythiques de cet arrondissement. Tardi va même jusqu'à proposer en postface un plan des lieux où le lecteur peut à son tour emboîter le pas aux héros de l'histoire. Rien à dire, ça c'est de l'adaptation.
Caca Rente par Thierry Bellefroid
« Caca rente », par Martin Veyron. Chez Albin Michel.

Il nous a manqué, Martin Veyron, depuis « Cru Bourgeois ». Mais notre attente est récompensée par cet album jubilatoire et libertin. Veyron s'attaque à un parasite spécialisé dans l'écriture de chansons qui n'intéressent personne et souffrant... d'hémorroïdes. Lenoir (c'est son nom) va se faire soigner à distance par un vieux copain d'école (Leblanc), qui l'opère depuis l'amphithéâtre où il donne cours, aux Etats-Unis, offrant par là l'image de l'arrière-train de son patient à tous ses étudiants. Plus tard, revenu à Paris, le chirurgien profite d'un dîner chez lui pour vérifier son oeuvre et offre la même vision, mais cette fois à sa femme. Souvent scatologique, mais toujours drôle, l'histoire n'en finit pas de rebondir. Elle est aussi l'occasion de montrer sous leur plus mauvais jour quelques personnages bien sentis. C'est amusant, caustique, totalement irrévérencieux et libératoire. Les trois personnages principaux ; Lenoir, Leblanc et un troisième comparse, Leroux, cèdent de-ci de-là la vedette aux héroïnes de l'album qui ne sont pas tristes non plus, même si Veyron les traite un peu facilement en potiches. Quoi qu'il en soit, tout le monde en a pour son argent et cette fable prend à rebrousse-poil quelques-uns des grands axiomes de la BD, comme par exemple le fait que parler de cul, c'est forcément être vulgaire. Un tout bon cru... non bourgeois, cette fois.
« La première étoile et autres histoires » par Ulf K. A la Comédie Illustrée.

C'est un petit livre à la couverture enfantine. On y découvre un univers fantaisiste qui donne des noms et des visages à ces choses qu'un rien peut rendre magiques : Luna -la lune, Leïla -la nuit, les chasseurs d'étoiles et le fixe-lune. Tout un petit monde poétique que le dessin de l'Allemand Ulf K. traduit tantôt avec candeur tantôt avec nuance, jouant à merveille sur le noir et blanc. C'est un petit livre vite lu, quelques pages à peine, certaines sont muettes, mais vous y reviendrez, juste comme ça, comme on réécoute une chanson qu'on a aimée, parce qu'elle vous a fait rêver.
L'agnone par Thierry Bellefroid
« L'agnone » par Buzzelli. Chez PMJ.

Initialement parue en 1977, cette oeuvre de l'Italien Guido Buzzelli (mort en 92) est ce qu'on pourrait appeler une « bouffonnerie ». Tek Ciopaka est auteur, il rêve de monter une pièce de théâtre totalement novatrice avant de laisser libre cours à une fibre plus romantique qui sommeille en lui. Attiré par un homme qu'il a aperçu sur un pont, il se met à la recherche de celui-ci pour s'en servir comme modèle. Cet homme est son sosie et se nomme Katapeckio (ce qui est bien sûr un anagramme de Tek Ciopaka). Mais Katapeckio est l'inverse exact de ce qu'est Ciopaka. L'homme est violent et fréquente les bas-fonds de la ville. Il va imposer ses quatre volontés à l'auteur et décide de devenir le roi de la pièce à venir. Il convoque quelques amis détraqués et joue avec eux une pièce qui frôle le snuff-movie à plus d'un titre. L'auteur assiste, passif et pitoyable, au spectacle qu'il a cru maîtriser. Tout cela sous les yeux de l'agnone, mi-chien mi-agneau, animal de compagnie capable d'être aussi agréable et tendre que brutal et sanguinaire. Vous l'aurez compris : la dualité est au centre de cette farce burlesque. La dualité et le pouvoir aussi, car il n'est jamais loin, qu'il s'agisse de l'emprise que le Mal peut avoir sur le Bien ou de celle des mécènes aux buts plus ou moins avouables sur les créateurs. « L'agnone » n'a rien perdu de sa verve. Ni de son actualité. L'homme est un loup pour l'homme a-t-on coutume de dire. « L'agnone » le rappelle à foison. Et démontre qu'en chacun de nous sommeillent deux êtres qui ne cessent de se combattre. Ajoutons que pour ceux qui ne connaissent pas Buzzelli, ce livre sera l'occasion de faire connaissance avec l'un des dessinateurs essentiels de l'histoire de la BD italienne. Même s'il n'a laissé que peu d'oeuvres derrière lui et s'est surtout consacré à la peinture, son trait vif est d'une réelle virtuosité.
« Les incidents de la nuit N°2 » par David B. A L'Association.

Quand l'érudition rejoint la fantaisie, cela donne de petits bijoux comme ce deuxième opus des « Incidents de la nuit ». David B y joue de tout son talent pour mêler culture, mythes, littérature et totale invention. Au lecteur de trouver son bonheur dans cet inventaire fantasque, sur les traces du libraire Lhôm, le passeur de savoir. Personnages et lieux parfois si proches de la réalité qu'on jurerait qu'ils sortent d'un carnet de notes de David B (je pense évidemment ici au libraire qui pue et à son antre, la librairie « Sans parole »), récit des mythologies sumérienne et babylonienne préfigurant le déluge et l'Arche de Noé, réflexion sur la mort, montagnes de livres à l'allure presque vivante, voilà quelques-uns des ingrédients que l'on retrouve dans ces « Incidents de la nuit N°2». En quelques pages, David B autorise tous les rêves et tous les voyages intérieurs. Quant à son dessin, il prend de plus en plus d'assurance. Plus fluide, plus clair, utilisant à merveille les aplats noir, il devient aujourd'hui une véritable référence.
« Les crimes du Phénix » et « Le monstre de la Tamise », deux enquêtes de l'inspecteur Coke, par Dino Battaglia, chez Mosquito.

Après « La momie », l'an dernier, Mosquito publie les deux dernières aventures de l'inspecteur Coke, dessinées par Battaglia juste avant sa mort, survenue en 1983. La seconde, « Le monstre de la Tamise », restera d'ailleurs inachevée. Elle est proposée dans sa version originale, mais l'éditeur a eu le bon goût de la faire suivre d'un texte de deux pages qui reprend la fin du synopsis initial. Le lecteur ne doit donc pas inventer le dénouement de l'énigme tout seul.
L'inspecteur Coke travaille en 1908-1909, à Londres, pour Scotland Yard. On retrouve un climat très proche de celui développé avec maestria par Alan Moore dans « From Hell », oeuvre qui est -pour rappel- postérieure à ces deux épisodes italiens et qui n'a donc pas pu les inspirer. Au contraire, l'inspiration de Battaglia -et de son épouse avec laquelle il travaillait sur les histoires de Coke- est clairement à rechercher dans la littérature. Dès ses débuts, l'Italien s'approprie quelques grands auteurs : Poe, Stevenson, Lovecraft, de Maupassant... A cheval entre BD et illustration, ses deux passions, son dessin s'inspire de l'art de la gravure et joue sans cesse sur l'estompement des décors et la matière contonneuse ou charbonneuse du smog londonien. Son découpage est intelligent sans être révolutionnaire. Ses intrigues sont classiques au point qu'on peut deviner avant la fin qui sera le coupable, mais il y a cette magie qui fait qu'on se retrouve en face d'une oeuvre, cette magie qui caractérise les auteurs dont les sources d'inspiration sont à chercher au-delà du petit monde de la BD.
Notons que le CBBD (Bruxelles) consacre une expo à Battaglia du 9 janvier au 1er avril 2001.
« Luc ou le souffle du Taureau », 3ème tome de la série « Le Troisième Testament », par Dorison et Alice. Chez Glénat.

Faut-il encore dire que Xavier Dorison et Alex Alice sont des maîtres absolus dans l'art du découpage ? Non, sans doute, tant cela semble évident. Faut-il encore insister sur la qualité de cette série qui allie à merveille ésotérisme, Histoire et aventure ? Non plus, car le « Troisième Testament » connaît un véritable succès de librairie... et le mérite. Alors, juste pour les distraits ou les nouveaux lecteurs de BD qui chercheraient à aborder une série intelligente autant que palpitante, je conseillerais de lire ces trois premiers livres sans traîner. D'autant qu'à mesure que le rébus paraît se résoudre, d'autres éléments viennent obscurcir l'ensemble, rendant toujours la lecture aussi passionnante. On avance d'un pas dans la connaissance, en effet, dans cet album. Mais on recule de deux dans la résolution finale. Sans tirer en longueur, sans compliquer à outrance, les deux jeunes complices que sont Dorison et Alice nous proposent un récit à la fois dans l'air du temps et à la fois à nul autre pareil. Quand il sera terminé, on s'apercevra sans doute que c'était un chef d'oeuvre. Spielberg devrait s'empresser de racheter les droits de cette histoire...
Golden Gate (Largo Winch) par Thierry Bellefroid
« Golden Gate », tome 11 de la série Largo Winch. Par Jean Van Hamme et Philippe Francq. Chez Dupuis.

Après XIII, Largo est de retour. A quelques mois du lancement de la série télé, inutile de dire que ce nouvel épisode est un bon thermomètre. Et que le malade se porte bien, merci. Largo Winch est en forme. Le scénario de ce nouveau diptyque renoue avec les bons côtés de la série. Et même si l'on se doute, rien qu'à regarder la tête du héros, qu'il va encore se prendre une bonne conjuration dans la gueule, on se laisse faire avec beaucoup de bonne volonté par un Van Hamme efficace jusque dans les recettes qu'il a déjà appliquées. La grosse différence avec le XIII sorti récemment, c'est qu'il n'y a pas une moitié d'album inutile. Ce Largo Winch pourrait sans doute être raconté de manière plus brève, mais il est difficile pour autant de dire s'il pourrait tenir en un seul album car nous ne connaissons évidemment pas la teneur du suivant. Il m'a en tout cas semblé musclé, bien charpenté et pour tout avouer, je ne me suis pas ennuyé une minute. Je reste très perplexe devant des couleurs d'un mauvais goût certain, mais ce n'est pas une nouveauté. Quant à l'auteur si souvent maltraité par la critique depuis quelque temps, il a décidé de se faire justice lui-même, en citant cette petite phrase de Jonathan Swift en guise de prologue : « on reconnaît qu'un talent est né au fait qu'il se forme spontanément une conjuration de crétins autour de lui ». De quoi énerver ses détracteurs et amuser ses admirateurs. Mais il faut dire qu'à l'heure où les chiffres de vente des deux séries phares de Van Hamme atteignent des sommets, il devient difficile d'en parler sans soulever des polémiques que je trouve pour ma part un rien disproportionnées. Dites que c'est bon et une levée de boucliers se produit aussitôt. Dites que c'est mauvais et tous les afficionados feront de même. Alors, moi, ce que j'en dis, hein...
Les quatre fleuves par Thierry Bellefroid
« Les quatre fleuves », par Edmond baudoin et Fred Vargas, chez Viviane Hamy.

Parmi les livres exceptionnels qu'a écrits Baudoin, cette collaboration avec l'écrivain Fred Vargas restera sans doute au rang des meilleurs. Pour ne pas dire... des chefs d'oeuvre. « Les quatre fleuves » est une histoire magnifique et magnifiquement racontée. Vargas cisèle ses dialogues à la manière d'un orfèvre. Comme chez Pennac, il y a cette famille un peu folle que l'intrigue policière vient révéler, véritable intérêt de l'histoire. Le père est sculpteur, il réalise dans son jardin une oeuvre en capsules de bière qui symbolise ses quatre fils : les quatre fleuves. Les fils en question ne se ressemblent pas mais ils forment une tribu. Sans mère, sans attaches réelles, ils se groupent autour du patriarche qui leur a révélé qu'un seul d'entre eux était le sien, mais qui se refuse à chercher lequel. Vargas campe un à un les quatre frères dont le plus jeune, Grégoire, est à la fois le héros de l'histoire et le maillon le plus faible de la famille. Grégoire se laisse entraîner par son ami Vincent et lorsqu'ils volent la sacoche d'un petit vieux finalement plus costaud que prévu, ils tombent sur un ensemble d'objets assez abjects et sur une fameuse somme d'argent. Mais le vieux en question entend bien retrouver ses trésors de guerre... et leur faire payer l'affront. Vincent est vite éliminé. Pour Grégoire commence alors la fuite, la peur, le jeu du chat et de la souris avec la police, avec l'homme qu'il a volé et quelques autres personnes qui s'intéressent tout à coup beaucoup à lui. Il peut compter sur la famille, cette fameuse tribu qui va faire bloc autour de lui alors que l'horreur de la découverte se fait jour. C'est rudement bien mené, avec des personnages aussi attachants les uns que les autres, une intrigue bien ficelée, une belle économie de moyens. Une fusion réussie entre dessin et littérature, aussi, comme on en rencontre peu. Il fallait un « peintre » comme Baudoin, esthète et amoureux des mots, pour traduire sans tirer la couverture à lui, toute la gamme des sentiments et des émotions charriés par l'écriture de Vargas. Un « dessinateur de BD » aurait fait de la BD. Baudoin est plus que ça. Il a fait une oeuvre. Son pinceau virevolte et trace des lignes fragiles, des mots d'encre de Chine en forme de visages. Surprenant de maîtrise, d'intelligence, de respect pour les personnages et l'histoire. Rare. Tout simplement.
Sharaz-De - T. 1 (Sharaz-De) par Thierry Bellefroid
« Sharaz-de » de Toppi. Chez Mosquito.

Sergio Toppi est l'un de ces immenses dessinateurs italiens malheureusement trop peu connus hors de leurs frontières. Son dessin vaut à lui seul l'achat de ce livre magnifique consacré aux Contes des Mille et Une Nuits. Derrière le prénom de Sharaz-de, il faut en effet reconnaître celui de Shéhérazade. En clair, l'histoire est connue. Ce qui n'empêche pas ce très grand artiste de lui redonner des lettres de noblesse. Toppi jongle avec la page, la compose autour d'un personnage ou d'un thème central. Pas de cases à proprement parler mais des excroissances, des ramifications qui donnent son équilibre à la planche et permettent la narration. Du grand art, d'autant que le graphisme du maître est stupéfiant de beauté. Proche de la gravure, mais surtout très influencé par la peinture, Toppi hachure dans des sens contraires, comme s'il sculptait la matière qu'est le papier. Ses influences vont clairement vers le symbolisme et l'Art Nouveau dans sa période autrichienne. Cela donne des planches spectaculaires qui sont comme autant de tableaux en noir et blanc. Et même quand par le hasard de la volonté de l'éditeur, certaines d'entre elles sont en couleur, le dessinateur arrive à leur donner une touche personnelle créatrice. Mais j'avoue quand même leur préférer les pages en noir et blanc.
Quant à l'histoire, elle est incomplète, car Toppi n'a jamais terminé cette adaptation qui lui avait été commandée pour la revue Linus. Dommage. Reste un livre somptueux que Mosquito a eu la bonne idée de publier en grand format et dont la postface écrite par Thierry Groensteen éclairera le lecteur curieux d'en savoir plus sur Toppi.
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