Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Une année sans printemps par Thierry Bellefroid
« Une année sans printemps », par Ambre et Lionel Tran, chez Six Pieds Sous Terre.

Après « Le journal d'un loser », on ne s'attendait pas à retrouver Ambre et Lionel Tran dans cet exercice littéraire et artistique en hommage à trois créateurs. Le premier récit nous entraîne dans les insomnies de l'écrivain d'origine roumaine, Emil Cioran. L'histoire est déstructurée, difficile à suivre parfois, mais elle nous propose des fragments de la réalité quotidienne de Cioran qui éclairent le personnage avec sobriété. Au centre de tout : la création.
Plus facile d'accès, et sans conteste le plus réussi des trois chapitres, le deuxième récit nous raconte une rencontre. Celle de la photographe new-yorkaise Diane Arbus et d'une jeune admiratrice qui a décroché avec elle un premier rendez-vous d'un quart d'heure. La rencontre se déroule chez Diane Arbus, un mois avant son suicide. Elle montre une femme disponible, curieuse, étonnamment généreuse par rapport aux limites qu'elle avait fixées d'emblée. La rencontre se prolonge plusieurs heures. L'histoire s'appuie sur un récit anonyme, trouvé sur internet. Elle serait donc vraie. Ce n'est pas la création qui est ici au centre du récit mais la rencontre, l'écoute, la recherche de l'échange et de l'amitié pour fuir la solitude. Touchant, le récit est aussi vibrant par sa mise en image audacieuse. Ambre essaie des cadrages coupants comme le verre. Le parti-pris esthétique est évident et participe de l'histoire elle-même. Enfin, le troisième récit nous emmène dans la famille Bach. Jean-Sébastien, le patriarche, et sa « petite famille », tels qu'en eux-mêmes. Mais transposés de nos jours. Les prénoms des enfants ont été légèrement changés, des anachronismes volontaires ont été introduits dans l'histoire. C'est une tentative de reconstitution non historique, une recréation du réel.
Interpellant, singulier, original, le travail des deux auteurs n'est pas destiné à nous en dire plus que ce que l'on trouve dans les biographies officielles de ces trois créateurs, mais bien de nous dire autre chose...
« Police by night », par Alex Varenne, aux éditions du Balcon.

Le retour en album de l'un des chefs de file de l'érotisme en BD. Varenne a fait les beaux jours d'Albin Michel où il a publié plus d'une quinzaine d'albums parmi lesquels on trouve la série Erma Jaguar (trois tomes, son plus grand succès), et des albums comme Carlotta, Erotic Opéra, Lola, Amours fous... Il y a aussi réalisé en duo avec son frère, Daniel, six albums de la série Ardeur, qui a marqué leurs débuts communs dans la BD. Bref, ce qu'on appelle un pilier. On le retrouve aujourd'hui aux éditions du Balcon, avec cette nouvelle série qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. « Police by night », c'est un polar qui se situe dans le monde interlope de la nuit. On y trouve des prostituées, des travelos, des déséquilibrés plutôt dangereux et violents, et surtout, un duo de flics assez étrange. Lui, inspecteur, homme de terrain dans tous les sens du terme. Il vient de la rue, il y est plus souvent qu'au bureau et ne dédaigne pas une petite gâterie en nature pendant ses enquêtes. Elle, sa supérieure. Elle lui jette ses jambes en appât et il mord aussitôt à l'hameçon. Reine du Dim-up, elle ne porte que des jupes ultra-courtes et ne confie que des missions tordues à son flic préféré. Ces deux personnages sont si éloignés de la réalité policière qu'on a presque envie d'en rire, d'autant qu'un coup d'oeil à leur bureau achève de vous convaincre que vous n'êtes pas dans le « vrai monde », celui où les commissariats vétustes sont avant tout des lieux où la paperasse déborde de partout. Alors, il ne vous reste qu'à suivre Varenne dans son délire. Un délire violent, sado-masochiste, qui n'apporte pas grand chose à la BD sinon la confirmation que ce sexagénaire est loin d'être assagi. Pour adultes, bien sûr...
Hortus Sanitatis par Thierry Bellefroid
« Hortus sanitatis », par Frédéric Coché. Chez Fréon.

Voilà un album qui ne pouvait paraître que chez Fréon. Il correspond parfaitement à la démarche de cette maison d'édition indépendante. D'une part parce que « Hortus sanitatis » s'inscrit dans une expérience internationale en atelier menée en 2000 autour du thème de la ville. Imaginé en partenariat avec « Bruxelles 2000 » (qui était le nom officiel de l'opération « Bruxelles, capitale culturelle de l'an 2000 ») cet atelier BD a déjà débouché sur plusieurs publications d'albums, parmi lesquels le très beau « Ophélie et les directeurs des ressources humaines » d'Eric Lambé. Mais on reconnaît ici d'autres traits propres à Fréon. Notamment, une approche du récit -on devrait presque dire une interrogation sur le récit- qui s'exprime entre autres par une multiplication des supports et des expériences de narration alternatives. En cela, cet album entièrement réalisé en eau-forte est un modèle du genre (Pour ceux qui ne connaissent pas cette technique, l'eau-forte est une technique de gravure qui s'opère sur une plaque de métal enduite de vernis. Avec une pointe fine, on enlève le vernis puis on plonge la plaque dans l'acide. Là où le vernis a disparu apparaissent des sillons. Il n'y a plus qu'à les remplir d'encre). « Hortus sanitatis » est d'autant plus intéressant qu'il renvoie de manière très évidente à la peinture (et principalement à la peinture belge, nous le verrons plus loin) tout en véhiculant des images fortes et symboliques qui évoquent à la fois le passé de Bruxelles et l'universalité des thématiques abordées. Ça fait beaucoup pour une histoire de 32 pages muettes...

Frédéric Coché a longuement traîné dans les musées bruxellois, c'est une évidence. Et il en gardé des images fortes. On ne peut s'empêcher de penser à James Ensor en lisant cette histoire. Il y a quelque chose de « L'entrée du Christ à Bruxelles » dans cette BD (qui n'est pas exposé à Bruxelles, mais aux Etats-Unis, malheureusement). Non seulement parce qu'elle fait une large place aux masques et à la mort (on ne compte pas les tableaux, dessins et gravures d'Ensor qui font la part belle aux masques et aux squelettes). Mais aussi dans une certaine mesure parce que la mise en place des personnages dans le cadre rappelle Ensor... qui était aquafortiste, lui aussi. Mais on retrouve aussi toute l'iconographie médiévale associée aux Armes de la ville, notamment dans le combat entre Saint Michel et le Dragon, remplacé ici par un squelette. On pense également à Jérôme Bosch, à Marcel Broodthaers ou même à Magritte. Pourtant, « Hortus sanitatis » (littéralement « le jardin sain ») n'est pas une oeuvre à usage exclusif des Bruxellois. Au contraire. Frédéric Coché est Français. Et son but n'était ni de raconter l'histoire de Bruxelles ni celle de l'art belge. Son « Hortus sanitatis » est d'ailleurs une très belle évocation du triomphe du plaisir, de la vie et de l'amour sur la mort. A travers des éléments parfois empruntés au surréalisme, comme cette pluie de moules régénérescente, il construit un récit sans texte dans lequel chacun puisera la matière qu'il désire. Mais ses images ne sont jamais gratuites. Et leur sens n'est pas toujours univoque. Aussi, le dernier dessin est-il à la fois un paysage et l'entre-jambe d'une femme, forêt de vie qui a engendré l'arbre salutaire.

Vous l'aurez peut-être compris, « Hortus sanitatis » est un livre difficile d'accès. Ses niveaux de lecture pluriels, sa technique inhabituelle le placent parmi les ouvrages de BD expérimentale. Mais il mérite une attention toute particulière. Parce qu'il s'inscrit dans le cadre d'un travail de fond : celui de quelques jeunes créateurs qui tentent, depuis une petite dizaine d'années, de renouveler la bande dessinée en la confrontant à toutes les techniques sémantiques et plastiques.
Vampires par Thierry Bellefroid
« Vampires », ouvrage collectif. Aux éditions Carabas.

Derrière une couverture très réussie de Xavier Lauffray (Prophet aux Humanos), une série d'histoires courtes et d'illustrations sur le thème des vampires. On y retrouve quelques très belles signatures de la BD française, mais aussi anglaise et américaine. Etre parvenu à réunir tous ces talents sur un même album est déjà un tour de force. Côté français, on trouve, entre autres, Yoann (Toto l'ornithorynque, Ninie Rézergoude, etc...), Joann Sfar (faut-il encore vous le présenter ? Il signe le scénario du court récit dessiné ici par Yoann), Alex Alice (Le Troisième Testament), Claire Wendling (Les lumières de l'Amalou, ...), Caza (Le monde d'Arkadi), Marazano (Dusk). Et côté stars internationales, on trouve par exemple Mike Mignola (Hellboy), Bryan Talbot (dans un genre très différent de « L'Histoire d'un vilain rat » publiée il y a deux ans par Vertige Graphic) ou David Lloyd (V pour Vendetta). Mais il y en a encore d'autres. Bref, une belle galerie de dessinateurs qui, pour la plupart, donnent le meilleur d'eux-mêmes. Le « Noces » de Caza ou le « Sire » de Talbot sont graphiquement irréprochables sans parler du récit au lavis de David Lloyd, « Internet », qui est superbe, lui aussi. Seul problème, les scénarios ne sont pas toujours à la hauteur. La plupart des histoires souffrent d'un format trop court et sont donc condamnées à ne véhiculer que des poncifs. Les amateurs de vampire s'en accommoderont. Les autres se consoleront avec les très belles illustrations pleine page qu'ont dessinées Wendling, Alex Alice, Patrick Pion, Mignola, Gary Gianni et quelques autres.
« Un diamant pour l'Au-delà », tome 1 de la série Bouncer, par Alejandro Jodorowsky et François Boucq. Aux Humanos.

On retrouve dans « Bouncer » trop d'éléments croisés dans d'autres albums parfois récents pour y voir la marque d'une histoire singulière, hors normes. Non, Jodorowsky ne réinventera pas le Western comme il a réinventé la Science Fiction avec « L'Incal ». Tout au plus signera-t-il un récit aux apparences plus classiques que ce qu'il a livré jusqu'ici. Trop classique, peut-être. L'ex-gâchette qui s'est converti à la religion et qui vit en prêcheur avec sa famille, loin des hommes et des armes, on nous l'avait déjà fait. Le renégat qui mène sa milice après la défaite des armées confédérées aussi. Quant au tireur manchot, il nous rappelle inévitablement le héros du récent « Western » de Jean Van Hamme paru au Lombard. Bref, toute la galerie de personnages a un côté déjà vu. On retrouve tout de même la griffe de Jodorowsky dans cette histoire, puisque la famille des héros est dominée par la personnalité d'une mère prostituée menant ses enfants dans un monde amoral dominé par la cupidité. On trouve aussi d'autres thèmes chers au maître : les mutilations, les rapports fils/mère, la violence...
Quant au dessin de François Boucq, comme on pouvait s'en douter, il est nerveux, virtuose, surtout magnifié par les grands paysages. Mais Boucq s'est peut-être laissé gagner par la noirceur de son scénariste. Ses personnages sont tous laids et même la mère a un côté masculin, carré, dénué de toute légèreté. François Boucq, surdoué du dessin, livre sans doute ici un album intéressant, qui aurait peut-être gagné à être publié en noir et blanc. Mais si vous espériez le nouveau Blueberry pour cet été, il faudra encore patienter un peu.
« La table de pierre », tome 2 de la série « Petit Verglas », par Sattouf et Corbeyran. Chez Delcourt.
Au départ, le propos de Petit Verglas peut paraître dur. L'histoire raconte comment un vieux médecin décide d'enfermer une gamine et de la laisser seule faire son éducation, sans aucun contact avec l'extérieur. La petite est nourrie par une trappe et l'homme l'observe, notant jour après jour les réactions de l'enfant, persuadé que la fillette finira par lire d'elle-même ou par apprendre le monde sans aucune aide extérieure. Mais un jour, l'oiseau s'envole et la petite fille croise la route d'un étrange garçon, guérisseur depuis qu'il a mis les mains sur les parois d'un étrange dolmen. Le destin de ces deux enfants va basculer. Eric Corbeyran choisit de nous raconter une histoire qui mêle les éléments fantastiques et les ingrédients plus romanesques. Il évite de nous rejouer « l'enfant sauvage » même si lorsqu'elle s'enfuit, la fillette est incapable de communiquer avec le monde extérieur et totalement prostrée. Dans ce deuxième tome, peut-être plus tragique que le premier, la mécanique mise en place peut donner toute sa mesure. Le destin se joue des personnages et prend un malin plaisir à les placer au mauvais endroit au mauvais moment. Il y a quelque chose de balzacien dans ce récit. Histoire subtile, envoûtante, Petit Verglas est une chronique régionale très début de XXème siècle qui sent bon la campagne et les trains à vapeur. Mais c'est aussi une belle histoire humaine avec ses bons et ses méchants, toute une galerie de personnages qu'on se prend à trouver attachants et qui n'ont pas livré tous leurs mystères au terme des deux premiers albums de la série. Au dessin, Riad Sattouf fait ses débuts, avec tout ce que cela comporte de fraîcheur et de maladresse, parfois. On aime ses visages aux grands yeux expressifs, la façon qu'il a de faire passer la tristesse dans le regard d'un chien ou un pli sur le front d'un personnage. On aime moins le manque de maîtrise des proportions qui trahit parfois encore le débutant. Mais on passe très vite outre les petits défauts de confection grâce à la grande lisibilité de l'ensemble.
« L'éveil du pouvoir », tome 2 de la série Merlin, par Istin, Lambert et Stambeco. Chez Nucléa.

Après « La colère d'Ahes », le deuxième volume de « Merlin » nous fait partager l'adolescence du futur magicien. Toujours aussi différent de la série de David Chauvel (et c'est tant mieux) mais peut-être moins spectaculaire que le premier, cet album se résume surtout à la lutte que se livrent deux mondes. D'un côté il y a le monde païen, Ahes, en tête. Des dieux qui ont façonné Merlin en envoyant un être magique féconder une jeune vierge. De l'autre, la religion chrétienne qui est en train de le récupérer. D'un côté la promesse du pouvoir. De l'autre, une certaine idée du devoir que le vieux précepteur de Merlin tente de lui enseigner. La crise d'adolescence du magicien est un moment important et intéressant à suivre et on ne regrettera pas que Jean-Luc Istin s'y soit attardé. Le personnage de la mère évolue parallèlement, ce qui permet de rebondir vers plus de légèreté. Quant au dessin d'Eric Lambert, qui rappelle parfois certains albums « Zenda », il semble prendre plus d'assurance. Son trait s'est épaissi, ce qui donne plus de présence à certains des visages. La suite de cette série est également sur les présentoirs des libraires, « Arthur Pendragon » est son nom. Un volume est déjà paru avec Guy Michel au dessin, cette fois.
Dragon Junior (Raghnarok) par Thierry Bellefroid
« Dragon junior », premier album de « Raghnarok », par Boulet. Paru chez Glénat, dans « Tchô ! la collec... ».
Difficile de dire ce qu'est un bon album d'humour. Déjà, tout le monde ne rit pas des mêmes choses. Ensuite, il n'est pas toujours facile de mettre le doigt sur ce qui produit exactement le rire ou à tout le moins la bonne humeur. Seuls les grands succès dans ce domaine semblent fédérer presque tout le monde autour d'eux. Qui contesterait l'humour d'un Gaston Lagaffe ? Ou celui d'un Astérix, période Goscinny ? Aujourd'hui, parmi les valeurs montantes qui semblent mettre tout le monde d'accord se trouve notamment Titeuf. Dernier recueil de gags tiré à plus de 500.000 exemplaires, dessin animé distribué dans toute l'Europe, Titeuf transforme en or tout ce qu'il touche. Résultat, depuis deux ans, le magazine « Tchô ! » permet à de jeunes talents de rejoindre la « bande à Titeuf » avec des séries qui partagent le même humour à la fois visuel et universel. « Tchô ! » n'est pas seulement un banc d'essai puisqu'il a assez vite poussé Glénat à publier les albums des camarades de Zep dans une collection baptisée « Tchô ! la collec... ». Le petit dernier, c'est « Raghnarok », un bébé dragon plutôt sympa que sa mère s'évertue à vouloir transformer en terreur. Incapable de voler, il passe son temps à subir d'humiliants entraînements, quand il ne rend pas visite à sa grand-mère, une vieille dragonne impotente réduite à inventer les stratagèmes les plus fous pour faire venir ses proies jusqu'à portée de gueule. (Excellent casting, soit dit en passant, pour cette mémé dragon à lunettes qui sommeille sur son tas d'or !) Pour compléter le tableau de famille, la meilleure amie de Raghnarok est une fée, Najette, habillée en jeans larges et baskets comme les ados d'aujourd'hui. Tout ce petit monde forme une belle galerie de personnages et accompagne le héros dans ses gags. Des gags souvent savoureux qui ont l'avantage de réserver de bons moments en dehors de la chute elle-même. Car si les bonnes séries d'humour ont une qualité commune, c'est sans doute celle de ne pas mettre tous leurs effets dans la seule dernière case. Comique de situation ou de répétition, astuces visuelles et autres trucs font sourire tout au long de la lecture. Et cela, quel que soit l'âge du lecteur. Ajoutons que Boulet utilise parfaitement l'ordinateur pour donner à son dessin -et à ses couleurs- ce qu'il faut de relief et de vitalité. C'est très efficace. Comme le sont aussi les télescopages fréquents entre le monde contemporain et celui des dragons. Bref, la locomotive Titeuf tire derrière elle un nouveau wagon tout à fait digne d'elle !
« Petit Vampire et la société protectrice des chiens », tome 3 de Petit Vampire, par Joann Sfar. Chez Delcourt Jeunesse.

Le très prolifique Joann Sfar est en passe de devenir l'un des auteurs français parmi les plus intéressants. Il excelle aussi bien dans la chronique juive à l'époque du Christ qu'il vient d'entamer chez Dupuis (« Les olives noires », mon coup de coeur il y a quelques semaines) que dans la biographie très personnelle qu'il consacre depuis quelques années au peintre Pascin, ami de Chagall et de Soutine et noceur invétéré. C'est vrai que son imaginaire est débordant. C'est vrai aussi que son univers est parcouru de petites galeries intérieures, de ramifications qui jettent des ponts d'une série à l'autre. « Petit Vampire », une série qui raconte l'amitié entre un petit garçon, Michel, et un mignon vampire miniature tout gris avec de grands yeux n'est pas si éloignée d'autres histoires comme « Petrus Barbygère » ou « Le Borgne Gauchet ». Dans cet univers fantastico-onirique, Sfar est chez lui. Cette fois, les deux héros vont voler au secours de trois pauvres chiens de laboratoire. L'occasion de vivre de nouvelles aventures assez peu conventionnelles, mêlées d'humour et de fantastique tout en faisant passer un message d'amour et de tolérance aux plus jeunes. Les personnages de Sfar sont comme de grosses peluches qu'on prendrait dans son lit. Fussent-ils vampires, monstres aux dents acérées ou, comme Marguerite -un sosie de Frankenstein-, en train de pousser une brouette de caca « parce que ça pourrait être utile ». Belle rencontre également dans cet album, entre Petit Vampire et « Pépé Arthur ». On croyait que la famille du petit Michel ne croiserait jamais la route de son meilleur ami. Mais Pépé et Petit Vampire se sont trouvés tout de suite.
Régime de terreur (Frigo) par Thierry Bellefroid
« Régime de terreur », tome 2 de la série Frigo, par Joan et Ptiluc. Aux Humanos.

Avec « Régime de terreur », Ptiluc et Joan proposent une histoire à la fois délirante et très « morale » sur l'alimentation. Le premier album de la série « Frigo » leur avait permis de planter le décor. On y découvrait la vie des aliments emprisonnés dans le frigo. Des histoires courtes, souvent désopilantes et sans autre prétention que de faire rire le lecteur. Cette fois, les auteurs passent à la vitesse supérieure. Le décor et les personnages étant supposés connus, ils décident d'aller plus loin et nous proposent une fable mi-tragique mi-comique sur la guerre que pourraient se livrer les aliments des champs et les aliments des villes dans nos frigidaires. C'est toute notre société de la malbouffe qui est écorchée au passage. Tout commence quand les radis s'aperçoivent que le bac à légumes est de plus en plus désert. Bientôt, ils font d'étranges rencontres dans le frigo. Des cubiténaires plus ou moins amnésiques arrivent de partout. Carrés, contenant des liquides insipides, ils se souviennent à peine de quelques mots du langage des légumes. Puis arrivent les aliments transgéniques. Dans un joyeux délire, les facétieux radis et leur alliée plus ou moins volontaire, la tasse de vinaigrette, vont mettre le souk dans le frigo pour vaincre les envahisseurs. Avec leur imagination débordante, Ptiluc et Joan imaginent ce que pourraient faire des aliments livrés à eux-mêmes derrière la porte close du frigidaire. C'est drôle, plein de trouvailles visuelles, on y trouve aussi bien des patrouilles de corned beef que des armées de canettes énergétiques, il y a dix-huit idées par pages, bref, on ne s'ennuie pas une seconde. Et en plus, le rire est parfois gentiment grinçant. Une BD qui vous donnerait l'envie de faire un peu de ménage au-dessus du bac à légumes...
« L'affaire Claudius », tome 1 de la série « Les Rochester », par Dufaux et Wurm. Chez Casterman.

Le nouveau bébé de Jean Dufaux était annoncé depuis le lancement de la collection Tout Public « Nouvelles Têtes Fortes Têtes » à l'automne dernier. Bizarrement, il paraît aujourd'hui sans être estampillé « Nouvelles Têtes ». Pas plus que pour le tome 2 d'Albert Lombaire (ou pour la nouvelle série « Maman et moi »), Casterman n'a en effet rappelé ce concept dans sa communication. Il faut dire que l'éditeur a dû faire face à de vives critiques, notamment et peut-être même surtout au sein des auteurs de la maison, comme François Schuiten. Apparemment, on a décidé d'adopter un profil bas à ce sujet dans la maison de la rue Royale dont le destin éditorial est en partie à l'étude (Benoît Peeters, pour rappel, est en train d'analyser le catalogue au titre de consultant). Arnaud de la Croix, le responsable éditorial de l'axe BD Tout Public de Casterman a-t-il jamais cru à ce nouveau concept lancé à grand renfort de publicité ? On peut se le demander. « Nouvelles Têtes Fortes Têtes » devait beaucoup au marketing. Peut-être même son âme...

Mais parlons plutôt des Rochester. On y retrouve un Jean Dufaux au mieux de sa forme. Comme toujours, il s'est engouffré dans la porte laissée entrouverte par un autre. Jean aime aller chercher des dessinateurs et leur proposer une variation sur un univers qu'ils connaissent déjà. Avec Wurm, il a choisi d'approfondir le caractère un peu figé de la bonne société anglaise développé par ce dessinateur dans « Le cercle des sentinelles », sur scénario de Desberg. Les Rochester n'ont pourtant rien à voir avec cette série (dont la conclusion échut à Henri Reculé). Hormis le point commun cité plus haut, elles n'ont rien en commun. Jean a préféré situer son histoire dans la période contemporaine et il a délaissé les causes historiques chères au Cercle des Sentinelles pour nous raconter une sordide histoire de famille. Chez les Rochester, le vernis n'est qu'une apparence qui tient le temps de quelques cases. Dufaux s'amuse ensuite à gratter du bout de l'ongle la couche qui nous fera découvrir une famille sans scrupule où tout est bon pour maintenir un nom et une réputation. Jusqu'au meurtre ! Le premier tome (fin de l'histoire dans le second) est donc un fameux sac de noeuds que le lecteur ne parviendra que partiellement à démêler. Au début, on patauge bien un petit peu. Les personnages sont nombreux et ne sont pas nécessairement tous très typés. Mais une fois qu'ils sont en place, la mécanique bien huilée vous entraîne à sa suite. Les petits fragments de vérité s'emboîtent parfaitement. Et le suspense se met en place. Le dessin de Wurm n'a pas changé. Sa ligne claire parfois proche d'un certain réalisme convient parfaitement à l'histoire. A défaut de décors exotiques, il tire bien parti de l'univers des grandes familles britanniques dans lequel évoluent ses personnages et joue le contraste avec le monde dévoyé où traînent les protagonistes les plus sombres de ce récit.
Le serment (Le Décalogue) par Thierry Bellefroid
« Le serment », tome IV du Décalogue. Par Frank Giroud et TBC. Chez Glénat.

Peut-être la meilleure des quatre histoires parues jusqu'ici. On y trouve bien entendu le rapport au décalogue de Giroud, avec la mise en application du quatrième commandement : tu ne porteras pas de faux témoignage. On y retrouve une très belle histoire d'amour contrariée. On y découvre des personnages traversés de doutes et de contradictions, des idéalistes et des calculateurs, des crapules et des rancuniers, des criminels de guerre et des victimes. Sur fond d'après-guerre en Yougoslavie (où pour rappel, les Croates Oustachis avaient choisi le camp nazi), un drame est en train de se nouer. Et comme chaque fois, Nahik, le livre maudit, y trouvera sa place. Exploitant les formidables outils scénaristiques fournis par l'Histoire, Frank Giroud construit son récit autour du réseau d'exfiltration des nazis installé au Vatican, le réseau Ratline. Un contexte qui lui permet d'installer une intrigue puissante et de la mêler à l'histoire personnelle de personnages englués dans leur passé. C'est redoutablement intelligent, très intéressant et assez révélateur de la nature humaine. C'est aussi servi par un dessin que l'on découvre pour la première fois en couleur, celui du slovène TBC. L'auteur de Fables de Bosnie, La cavale de lézard et Temps Nouveaux est ici d'une efficacité sans faille. Il habille ce récit qui sonde les âmes de ses protagonistes en approchant leurs visages au plus près. Des visages souvent émaciés, marqués, graves. Des visages qui constituent le fil rouge de l'album. Une réussite.
Vernon (Typhaon) par Thierry Bellefroid
« Vernon », tome 2 de Typhaon. Par Sorel et Dieter. Chez Casterman.

Guillaume Sorel aime les histoires troubles, fantastiques. Il y donne toute la mesure de son talent pictural. Parfois plus peintre que dessinateur (ce n'est pas une critique, au contraire) il nous livre des albums magnifiques. Typhaon est une histoire oppressante dès ses débuts. Le premier tome -qui laissait le lecteur désappointé, sans réponses- était un modèle d'histoire distillant le malaise. Le second volume apporte certains éclaircissements. Mais il est dit que Dieter laissera dans l'ombre quelques-unes des explications que l'on pouvait attendre. Vous refermerez donc cet album sans vraiment savoir. Peut-être cela vous agacera-t-il. Ou alors, au contraire, cela alimentera-t-il votre imagination. On ne sait finalement pas grand chose du mécanisme qui a fait de l'équipage du Typhaon cette bande d'hallucinés qu'Eléonore a découverts dans le premier tome. On en sait juste assez pour laisser planer le mystère et pour accepter les expériences que l'héroïne va mener dans ce second volet. L'histoire, sombre, fantastique, glauque parfois, vous laisse un goût amer dans la bouche. L'impression d'avoir passé quelques heures sur ce maudit navire, d'avoir vous aussi touché la peau froide de ses passagers, cherché la confrontation avec le cyclone des cyclones. Et si tout cela n'était qu'un rêve... ? Un rêve un rien diabolique mis en images par un peintre tourmenté mais talentueux.

Hicksville par Thierry Bellefroid
« Hicksville », par Dylan Horrocks. A L'Association.

Si cet album n'obtient pas l'Alph'Art de l'album étranger à Angoulême l'an prochain, on aura raté une grande occasion de saluer un chef-d'oeuvre. Hicksville est une histoire hallucinante et brillante qui vous entraîne durant plus de 250 pages sur les terrains minés de la création. Une histoire parcourue d'histoires parallèles, de faux comics, de références et d'hommages à tout ce que la BD a connu de grands noms... d'Edgar P. Jacobs à Jack Kirby en passant par Winsor Mc Cay et Sergio Aragones. Horrocks a conçu un album à tiroirs, une toile géante dans laquelle se trouve emprisonné tout le neuvième art. Son idée de départ est géniale. Il invente une ville -Hicksville- qu'il situe au nord de la Nouvelle Zélande et dont il fait la capitale méconnue et improbable de la BD mondiale. Chaque habitant d'Hicksville possède une connaissance encyclopédique des comics depuis leur création, chaque bibliothèque regorge de trésors pour lesquels se damneraient les collectionneurs du monde entier. Et dans ce lieu étrange d'où serait originaire le nouveau prodige américain du comics, un certain Dick Burger, l'auteur lance un journaliste biographe lui-même passionné de BD. Léonard Batts -c'est le nom de ce journaliste- s'est mis en tête d'écrire un livre sur Dick Burger et débarque à Hicksville pour en savoir plus. Mais la ville toute entière se referme comme une huître. Hicksville déteste le fameux Dick Burger que les Etats-Unis s'arrachent. Pourquoi ? C'est ce mystère stupéfiant parce que totalement inattendu que Dylan Horrocks arrive à maintenir pendant plus de deux cents pages (l'explication démarre une trentaine de pages avant la fin), rendant le suspense à la limite du supportable.

Hicksville est à la fois un incroyable thriller, une fable sur la création et une réflexion sur le patrimoine mondial de la BD que des mises en abîme plus tordues les unes que les autres viennent appuyer. C'est vrai, les débuts sont un peu compliqués à suivre. Il faut tenter de s'y retrouver dans la multitude de télescopages que provoque l'auteur. Mais une fois identifiés les personnages et leurs desseins, on est pris par un récit passionnant et démoniaque. La construction est d'une inventivité étonnante. Hicksville est sans doute l'ode absolu rendu à la bande dessinée. Mais il est plus que ça. C'est un livre sur les traditions, le sacré, la parole, le pardon, même. On manque de mots lorsqu'on le referme. D'autant que le trait parfois économe de Dylan Horrocks peut tout faire, tout rendre, à travers un noir et blanc et une mise en page parfaitement maîtrisés. Du tout grand art !
Le canard de l'angoisse par Thierry Bellefroid
« Le canard de l'angoisse », album collectif. Aux éditions Fluide Glacial.

Comme le raconte très bien Gotlib dans l'avant-propos, il s'agit d'une variation sur le thème du cadavre exquis cher aux surréalistes. Variation car ici, chacun ne travaille pas dans l'ignorance de ce qu'ont fait les autres. Au contraire. Chaque nouveau dessinateur s'appuie sur ce qu'ont fait ses prédécesseurs et invente une suite de deux pages au récit qu'il reçoit. L'exercice -auquel tout le monde s'est livré au moins une fois, ne fût-ce qu'oralement- est évidemment hautement risqué. Et le résultat, comme prévu, n'a ni queue ni tête. Ce qui n'empêche pas quelques jolies trouvailles. A la lecture de l'album, on distingue d'ailleurs plusieurs styles d'auteurs. Il y a ceux qui continuent l'histoire -et tentent parfois de lui redonner un peu de sens, fût-ce dans l'absurde. Il y a ceux qui préfèrent inventer quelque chose : nouveau héros (ou nouvelle héroïne, comme c'est le cas de la Nadège inventée par Blutch et qui devient un personnage récurrent) ou nouvelle situation. Et il y a ceux dont le seul but est de foutre un peu le bordel. Ceux-là jubilent en réalisant une dernière case qui va mettre les autres dans l'embarras. A côté de ses défauts (l'absence totale de scénario est la principale) « Le canard de l'angoisse » recèle des qualités propres à ce genre d'albums et la moindre d'entre elles n'est pas de nous proposer un panorama complet des auteurs maison. Parmi eux se trouvent quand même quelques sacrées pointures. Les pages dessinées par Blutch, Goossens, Tha/Tharrats, Larcenet ou Gaudelette mettent en avant la double qualité des grands auteurs de Fluide Glacial : talent et personnalité. De la personnalité, le dessin des autres est loin d'en manquer. Qu'on prenne Maester, Solé, l'inimitable Binet, Moerell, Coyote, Tronchet, Ferri, Foerster, Carlos Gimenez, Lelong, Raynal... chacun a son style et pourtant, ensemble, ils forment une sorte d'école « Fluide ». Si cette fable délirante sur le bug de l'an 2001 a un intérêt, c'est bien celui de mettre en avant des signatures qui, ensemble, constituent une véritable écurie, une « marque de fabrique », celle que le magazine parvient à cultiver depuis 25 ans.
Le portrait ovale par Thierry Bellefroid
« Le portrait ovale » par Pascal Somon et Edgar Allan Poe. Chez Nucléa.

Paru au format italien, ce livre illustre l'une des Nouvelles Histoires Extraordinaires d'Edgard Allan Poe. Pascal Somon a eu la bonne idée de placer le texte original intégral en guise d'avant-propos. Le lecteur aura l'occasion de le lire (ou de le relire, pour ceux qui, comme moi, ont fait des Nouvelles Histoires Extraordinaires d'Edgar Poe l'un de leurs livres de chevet !) avant ou après avoir découvert son adaptation en BD. Mais faut-il parler de BD ? Dans les premières pages, oui, pas de doute. L'agencement des séquences muettes est pleinement un récit de bande dessinée. Nulle référence au texte de Poe, pas de phylactères non plus, l'exercice est presque gratuit. Une mise en bouche, en somme, qui doit nous faire accepter d'entrer dans un univers post-moderne différent de celui imaginé par l'auteur. Transposer Poe dans un cadre SF, pourquoi pas ? Mais surtout... pourquoi ? En avait-il besoin ? Le récit ne se suffisait-il pas à lui-même ? Manquait-il de modernité ? La réponse est non. Le choix de Pascal Somon est donc tout à fait personnel. Il débouche sur un univers bilalien qui épouse le style et les couleurs du « Maître » avec ce qu'il faut de maladresse pour ne pas supporter la comparaison. Bilal, bon prince (ou flatté de voir un dessinateur de dix ans son cadet le prendre pour modèle ?) a signé la préface. Mais le malaise est certain. A la lecture de cette belle histoire, on ne peut s'empêcher de penser que l'auteur frise le plagiat. En revanche, le choix des extraits du texte original mis sous forme de récitatifs dans l'album est assez judicieux. Il permet d'avoir les clés pour comprendre l'histoire, d'approcher la sonorité de Poe sans entrer dans la longueur du texte. Il ne fera pas nécessairement oublier que de la BD, on glisse dangereusement vers l'illustration, avec tout ce que cela comporte de risques de redondances. Le fait d'avoir transposé le texte dans le futur ne suffit pas à lui apporter une valeur ajoutée. En outre, on peut se demander pourquoi l'auteur s'est senti obligé de transformer le portrait ovale (qui donne quand même son titre à l'histoire) en portrait rectangulaire... Bref, je reste très perplexe devant cette adaptation, d'autant que Pascal Somon n'est pas un débutant.
« Quatre saisons en enfer », tome 2 de « John Doe » par Henriet, Baloo et Besson.

Où l'on apprend l'origine du nom du héros. John Doe, nom donné aux Etats-Unis aux cadavres non-identifiés. J'ai presque envie de dire que l'intérêt de l'album s'arrête là. Quelle déception, après un premier tome qui nous proposait une course-poursuite délirante après un oeil de verre emporté par un chat et sur lequel devait remettre la main un tueur à gages. L'oeil avait chu d'un toit dans la cuisine d'un fabricant de pizzas à domicile et notre tueur avait passé tout l'album à pister les pizzas pour retrouver son précieux butin. Rythme et découpage proches du dessin animé, « Une pizza à l'oeil » m'avait beaucoup amusé. Et voilà que le tome deux vient poursuivre l'histoire sur un mode mi-sérieux mi-parodique qui ne convainc guère. La caricature de jeune parrain maffieux qui lance ses tueurs aux trousses de John Doe est poussée un peu loin ; on est dans les poncifs du genre jusqu'au cou et les gags s'empilent avec beaucoup de lourdeur. Le dessin reste efficace dans ce genre course-poursuite où la vitesse d'action doit s'imposer au lecteur, mais les scènes plus calmes semblent presque incongrues. Comme un soufflé qui retomberait avant la fin du déjeuner. Il faut dire que la mise en couleur ne fait pas dans la dentelle non plus. Bref, au tome trois, on saura si c'était le creux de la vague...
Les laminoirs (Zorn & Dirna) par Thierry Bellefroid
« Les laminoirs » tome 1 de la série Zorn & Dirna. Par Morvan, Bessadi, Trannoy et Color Twins. Chez Soleil.

Rien que pour la dernière case, on ne regrettera pas d'avoir lu l'album. Mais cet amusant clin d'oeil ne doit pas cacher que l'histoire est traversée de membres humains tranchés sans vergogne. C'est vrai que Jean-David Morvan a trouvé une belle idée. Et si la mort disparaissait, comment ferions-nous ? Que ferions-nous des corps fatigués, des vieillards impotents... mais néanmoins survivants ? Morvan va plus loin, puisqu'il imagine le terrible pouvoir qu'auraient dans ce monde-là deux petits gosses, seuls êtres capables de donner la mort. Et il s'amuse à imaginer leurs réactions face à ce pouvoir. Comment résister à l'envie d'en abuser ? Comment apprendre à en faire un usage généreux ? C'est tout cela que l'on trouve dans ce scénario qui combine originalité et aventure. On regrettera que la transcription de ces bonnes idées sur la feuille à dessin n'aie pas résisté à une spectaculaire débauche d'hémoglobine et d'images morbides, qui tombent parfois comme un cheveu dans la soupe au milieu du graphisme gentiment « manga » des deux dessinateurs. Les planches 15 à 21, par exemple, sont particulièrement « saucées ». Mais en dehors de ce petit bémol, la lecture de cette nouvelle série est un bon moment que l'on espère prolonger dans le futur.
« Beau-Ténébreux », tome 3 de la série Plume aux Vents, par Cothias et Juillard. Chez Dargaud.

Il n'est pas de pire lieu commun que de souligner les talents de grand dessinateur de Juillard. Pourtant, c'est le premier mot qui me vient à l'esprit à l'heure d'écrire ces quelques lignes. Par un dimanche pluvieux, je viens de relire les deux premiers tomes de Plume aux Vents avant de dévorer le « petit nouveau ». Et j'avoue que j'en reste pantois. D'autant que ce nouvel album comporte huit pages de croquis et crayonnés pour la possession desquels n'importe quel amateur de dessin serait prêt à échanger père et mère (je parle des originaux, hein, n'exagérons tout de même pas). Bref, André Juillard est un grand. Un très grand. Et on comprend qu'il ait fait école, car son style est aujourd'hui devenu une véritable référence pour de (trop ?) nombreux dessinateurs. Aucun n'arrive pourtant à rendre aussi habilement toute la justesse des décors, des costumes ou des attitudes d'une saga historique qui mène ses personnages de l'Auvergne des années 1600 (Les 7 vies de l'Epervier) à l'immensité des Amériques trente ans plus tard. Aucun ne parvient non plus à tracer des lignes d'une telle fluidité, à masquer le travail et la rigueur derrière une apparence de clarté innée. Aucun ne peut rivaliser avec ce souci du détail qui jamais ne handicape la lecture, ou ne prend plus de place qu'il ne le doit.

Mais Plume aux Vents n'est pas qu'un chef d'oeuvre graphique. La suite des « Sept vies de l'Epervier » (on devrait dire : la suite « officielle » puisque comme chacun sait, Cothias a proposé chez Glénat et en compagnie d'autres dessinateurs Ô combien moins talentueux une série d'extensions à cet univers... sans compter un complément sous forme de romans déjà abondamment annoncé) est un récit magnifique, peut-être plus captivant encore que le précédent. Il y a dans Plume aux Vents des ingrédients que l'on retrouve ailleurs, notamment dans « Les pionniers du Nouveau Monde » de Jean-François Charles (et consorts...) mais l'histoire raconte davantage qu'une saga plus ou moins bien documentée sur les colons français des Amériques. Les personnages arrivent dans ces immensités et auprès des Indiens avec un vécu irremplaçable, qui leur donne cette profondeur et cette aura inimitables. La densité des caractères et des situations, la rigueur d'une documentation qui sait se faire oublier tout en étant à l'origine de quelques-unes des meilleures trouvailles de série (la fellation inconnue des Indiens pratiquée par « Gorge-Chaude » ou l'homosexualité acceptée qui permet la création d'un personnage aussi atypique que « Beau-Ténébreux »), tout cela fait aussi partie des recettes du succès. A tel point qu'on donnerait cher pour qu'André Juillard délaisse Blake et Mortimer (où il se force à être un autre) pour ne se consacrer qu'à Plume aux Vents. D'aucuns diront qu'après plus de vingt ans (si l'on tient compte des années « Masquerouge »), il a le droit de vouloir élargir son univers. Bien sûr, et ses albums solo (Le cahier bleu et Après la pluie) sont là pour en témoigner. Mais quand on a la chance de dessiner une série qui a su sans cesse changer de décors et rebondir sans jamais lasser...
« Le paradis des cailloux », premier tome de Samedi et Dimanche, par Vehlman et Gwen. Dans la collection Poisson Pilote des éditions Dargaud.

Comme c'est le cas pour la plupart des titres depuis le lancement de la collection, on ne rira pas aux éclats à la lecture de cet album, qui n'est pas un album de gags mais plutôt d'humour décalé, gentiment destiné à nous faire réfléchir tout en nous faisant sourire. Samedi et Dimanche (allusion au Vendredi de Robinson Crusoë pour ceux qui sont du genre à avoir besoin de sous-titres quand ils regardent un film en français !) sont deux petites bestioles charmantes. Samedi est un lézard rouge et Dimanche, un lézard vert. C'est le rouge qui va lancer le duo dans une folle course aux questions, un jour qu'il s'en pose des milliers à propos de tout et de rien (surtout de rien). L'album aurait pu s'appeler la course aux questions car la « questionnite aigüe » de Samedi est un excellent prétexte pour faire sortir nos deux lézards d'un quotidien un peu trop bien réglé. Ils vont rencontrer des réponses souvent très relatives en chemin, semer le doute chez Roberto, leur ami philosophe (excellent, le dialogue de la planche 20), mais aussi courir des jours et des nuits derrière de stupides puces sauteuses nommées a-bou-ga ou hésiter à se laisser pétrifier par le bonheur et j'en passe. Tout cela est plein d'une imagination débordante et joyeuse. Il y a des dialogues franchement savoureux entre les deux personnages principaux. Et des situations visuelles qui fonctionnent parfaitement. Peut-être Vehlamn est-il ici un peu moins bon que dans l'excellent « Green manor » récemment paru chez Dupuis avec Bodart au dessin, mais il reste si agréable à lire qu'on le lui pardonne aisément !
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