Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

« Rochecardon II », tome 2 des « Histoires d'en Ville » d'Olivier Berlion. Chez Glénat.

Deuxième volume de ces « Histoires d'en Ville » et confirmation évidente d'un talent. Il y a longtemps qu'on sait que Berlion est un dessinateur original en continuelle recherche. La « révélation » était venue en 1999 de la lecture de « Lie-de-Vin », chez Dargaud. L'album salué tant par la critique que par le public devait beaucoup aux couleurs directes de Berlion, un dessinateur que l'on croyait jusqu'alors destiné à rester cantonné aux histoires et aux ambiances enfantines des deux séries (« Le Cadet des Soupetard » et « Sales mioches ») concoctées par son unique scénariste, Eric Corbeyran. Mais le travail sur le dessin cachait une vraie préoccupation d'auteur. Berlion rêvait d'autre chose : raconter une histoire à lui, inventer son univers, de A à Z.
« Rochecardon » n'est pas terminé mais on peut déjà dire que le Lyonnais a gagné son pari. Certains dessinateurs restent des dessinateurs, quoi qu'ils fassent. Leurs histoires sont poussives, convenues, creuses. Celle de Berlion est intéressante, intriguante, menée sur un rythme parfait, sans temps mort et sans empressement excessif. Des dialogues qui sonnent juste, une intrigue qui se déroule petit à petit, avec son lot de surprises, une sorte de vraie-fausse enquête policière. Et puis surtout, il y a ces personnages, tous attachants, parce que tous ont leurs faiblesses.

Olivier Berlion construit sa trilogie avec un véritable talent de metteur en scène. Les cadavres s'empilent sous le terrain vague de Rochecardon et plus il y en a, moins le lecteur se laisse prendre aux fausses évidences et aux pistes uniques. La vérité de cette histoire sera plurielle. Elle sera nuancée aussi, forcément, comme le sont les personnages principaux, pris dans la toile de la vie et dans leurs contradictions. Après avoir suivi le point de vue d'Alfonso dans le premier livre, l'auteur s'attache à sa jeune compagne, Karima. Mais ce changement de centre de gravité n'empêche nullement l'intrigue de se dérouler sous nos yeux ; l'histoire semble se raconter d'elle-même. Il fallait une sérieuse maîtrise du scénario pour y parvenir. Ce qui n'était encore qu'une promesse à la lecture d'un premier album somme toute aujourd'hui moins « innocent » qu'il y paraissait est désormais un acquis.
La Prise de Safed (Draven) par Thierry Bellefroid
« La prise de Safed », tome 1 de Draven, par Istin, Arnoul, Dim. D, Stambecco. Chez Nucléa.

Le co-fondateur des éditions Nucléa est aussi l'un de ses principaux fournisseurs d'histoires. Cette fois, pourtant, Jean-Luc Istin franchit une étape supplémentaire et assure le dessin en plus du scénario. Avec « Draven », il entame l'histoire du dernier survivant de la Caste des Dragons (ce qui nous ramène à la série « Aleph », mais on peut comprendre « Draven » sans avoir lu les trois tomes de cette précédente série) et des 7 guerriers partis à sa rencontre pour l'éradiquer. Même si l'histoire se déroule sur deux époques à la fois (celle des croisades d'une part, l'an 3102 de l'autre), Istin nous propose une nouvelle variante des « 7 mercenaires », eux-mêmes inspirés des « 7 Samouraïs ». Bien sûr, le contexte suffit à rendre l'histoire très différente. Mais cela n'empêche pas le lecteur de flirter avec le déjà-vu, ce petit quelque chose qui gâche un peu le plaisir.
« Draven » s'annonce comme le digne héritier de « Aleph ». Peut-être cette série-ci sera-t-elle plus facile à suivre et plus intéressante ; Istin a progressé dans le scénario et il semble être le dessinateur idéal pour raconter cette histoire. Son dessin est fluide, classique et efficace. Son découpage est nerveux tout en mesurant ses effets. Quant à l'histoire, elle se contente comme bien souvent d'une mise en place des personnages et de leur(s) univers.
Bob Tornade fait son cinéma par Thierry Bellefroid
« Bob Tornade fait son cinéma », par Katou. Aux Requins Marteaux.

Un petit album au format italien qui déchire ! Je l'avoue, je ne suis pas entré dans le jeu de Katou du premier coup. C'est vrai que l'album s'ouvre sur quelques histoires vraiment très très « épaisses ». Le principe est simple : l'auteur (qu'on avait beaucoup apprécié l'été dernier dans la collection « Petits Masques » pour son adaptation de « Portraits de femmes avec tueur » de Andréa H. Japp et qui a déjà sévi par trois fois avec Bob Tornade, aux Requins Marteaux et au Zébu) tourne à la fois en dérision le comics US et ses super-héros, mais aussi les séries ou le cinéma d'action (et de SF) d'Hollywood. Ses courts récits sont donc des satires de films ultra-connus, ce qui permet à l'humour référentiel d'être partagé par tous (c'est déjà ça). Et j'ai fini par me prendre au jeu. Avec des récits comme « Bob Tornade arrête le Malibu » ou « The XXL filles », j'ai ri face à cet humour déjanté et totalement gratuit. Sans doute Bob Tornade n'a-t'il pas d'autre prétention. Objectif atteint, donc...
« Les aventures de Bouyoul en technicolor », par L. Crenn. Au Cycliste.

Vous aimez l'humour trash ? Alors, vous devez adorer Bouyoul ! Crenn s'en donne à coeur joie, son monstre primaire écrabouille tout ce qu'il touche et réagit au quart de tour quand sa balance interne indique « mal ». Peu importe qui fait les frais de ses humeurs... C'est drôle, très drôle, même, à condition d'aimer le rouge. L'hémoglobine coule à flots, les yeux des mômes sont arrachés de leurs orbites, les fées réduites en bouillie, les farces et attrapes détournées, les martiens catapultés. Bref, ça dérouille sec. Mais avec un humour aussi féroce qu'efficace ! Purement réjouissant.

« A.D.A. tome 1 », par Vanloffelt et Lapone. Chez Paquet.

A.D.A., pour Antique Detective Agency, une association bien inattendue entre deux personnages aux méthodes opposées envoyés sur la même affaire et qui finiront par faire alliance. Une nouvelle série au graphisme inévitablement catalogué parmi les « fils de Chaland ». Certains diront plutôt « les clones de Chaland », tant la filiation est évidente, tenant à la fois de l'hommage et du plagiat. Pour ma part, j'ai aimé ce graphisme tout à fait en rapport avec l'univers traité par les auteurs, même si je regrette qu'ils n'aient pas réussi à rendre hommage à leur auteur fétiche en s'en distanciant davantage. D'autant qu'à y regarder de près, Antonio Lapone peut faire ce qu'il veut : il restera toujours en-dessous d'Yves Chaland.
Quant à l'histoire, elle est un savant mélange de Blake et Mortimer et d'Indiana Jones revus et corrigés par Pierre Vanloffelt. A tout prendre, son intrigue s'appuyant sur le passé nazi aurait mieux fait d'aller jusqu'au bout des références et de s'ancrer réellement dans l'Histoire du XXème siècle. Pour le reste, la lecture de cet album est plaisante et aisée. Cela suffira-t-il à en faire un succès de librairie ?
Dies Irae (Le Fléau des Dieux) par Thierry Bellefroid
« Dies Irae », tome 2 de la série « Le fléau des dieux », par Mangin et Gajic, chez Soleil.

Valérie Mangin poursuit son exploration de l'histoire romaine transcrite dans un monde de science-fiction. L'épopée historique d'Attila contre Flavius Aetius prend ici une tournure magistrale, à la faveur de retournements de situation savamment noués et racontés par la scénariste. Au coeur de l'intrigue, ce n'est ni Attila ni Flavius Aetius que l'on trouve, mais bien Flavia, la jeune romaine rescapée des sacrifices huns prise pour la réincarnation de la déesse Kerka. Mythe ou réalité ? La question reste posée, car Flavia semble bel et bien disposer de certains pouvoirs divins. Des pouvoirs qui n'empêchent pas la jeune femme de tomber dans les pièges diaboliques tendus par Attila. Après quelques pages pour « s'acclimater » à nouveau à cet univers étrange, le lecteur reste scotché. Il faut dire que le dessin du yougoslave Aleksa Gajic a beaucoup progressé en un album. Plus maîtrisé, son trait magnifie les personnages et bénéficie d'une mise en couleurs directe plus discrète, gommant les effets au profit des ambiances.
« Adam Harishon », tome 2 de la série « Les olives noires », par Emmanuel Guibert et Joann Sfar. Chez Dupuis.

Au terme de ce deuxième tome, « Les olives noires » s'affirment comme un modèle absolu de complémentarité entre un dessinateur et un scénariste. Il est amusant de constater que le scénariste en question est lui-même dessinateur (et non des moindres) tandis que le dessinateur, lui, poursuit sa propre oeuvre en solo par ailleurs, à L'Association. Deux auteurs complets qui arrivent à s'oublier ou plutôt à se rencontrer pour raconter une histoire superbe, à la fois drôle et touchante, merveilleuse et très proche de la vie, historique et contemporaine.

Comme dans le premier album de ce récit, le petit garçon Gamaliel est au centre de l'histoire. Il l'est d'autant plus que c'est à lui, cette fois, que se présente le premier homme du monde, celui que les autres ne peuvent pas voir et qui parle aux serpents. La mythologie rejoint le fantastique et le merveilleux n'est jamais loin de la religion. Tout cela forme une toile érudite mais jamais ennuyeuse, une toile dans laquelle les personnages de Sfar semblent pris corps et âme. Le petit garçon juif et son nouveau « mentor », Josué, un zélote plutôt acharné, entreprennent un étrange parcours initiatique qui, comme souvent chez Joann Sfar, mêle aventure et philosophie. La rencontre d'une communauté de Juifs plutôt contemplatifs dans une oasis va permettre de très belles confrontations entre les deux types de pensée. Le prophète Yeshayahou (Lewis Trondheim croqué plus vrai que nature !) oppose sa sagesse presque intuitive à l'intolérance doctrinale de Josué. Les textes sont d'une tenue magistrale et Joann Sfar aborde à travers eux quelques-uns des thèmes les plus brûlants aujourd'hui encore, 2000 ans plus tard, dans ce Proche Orient déchiré.
Quant au dessin de Guibert, il privilégie comme toujours une mise en scène à la fois transparente et brillante. Croquant quelques-uns de ses amis dans chaque album, Guibert ne cède pour autant ni à la facilité ni à la caricature. Au contraire, à côté des textes aux consonances très contemporaines volontairement mis dans la bouche de certains protagonistes par Joann Sfar, son dessin amène ce qu'il faut de modernité pour sortir ces personnages historiques du moule précieux de « pièces de musée ». Contemporains jusqu'à la moelle, et donc vibrants, touchants, bouleversants parfois, ses personnages évoluent dans un décor d'une magistrale simplicité. La scène de nuit en silhouette sur fond de voie lactée est une vraie leçon de dessin. Elle dure quatre pages. Elle pourrait en faire le triple, chaque case est un bijou.
Experiment IV (ApocalypseMania) par Thierry Bellefroid
« Experiment IV », tome 2 de la série Apocalypsemania. Par Bollée et Aymond. Chez Dargaud.

Le message est passé pour ce qui concerne la couverture : celle du tome 1 a été refaite et celle du tome 2 est nettement plus réussie. C'est déjà ça de pris. D'autant que c'était l'un des principaux reproches que l'on pouvait faire au premier album, plutôt bien foutu pour un début de série (bon, il y avait le titre de la série aussi, mais ça, ça ne se change pas en cours de route, on est donc condamnés à se farcir « ApocalypseMania » jusqu'à ce que mort s'ensuive !). Pas grand chose à reprocher à la suite : ça fonctionne toujours à 100%. Les monstres du tome 1 ne sont pas tout à fait conformes à l'idée qu'on en avait et le monde continue de s'interroger sur les faisceaux lumineux aux étranges propriétés qui ont bouleversé l'ordre mondial. Quant à Jacob Kandahar, il mène son enquête avec logique et détermination même si on peut lui reprocher d'être un peu trop « sans peur, sans reproche et sans défauts ». Bref, ce compte à rebours déguisé qui semble menacer l'existence de la planète entière continue de maintenir le lecteur en haleine et le dessin efficace de Philippe Aymond n'enlève rien aux qualités d'un scénario très grand public mais pour autant intelligent.
« Félix contre le nuage qui changeait tout ». Par Fabrice Lebeault. Chez Delcourt Jeunesse.

Guy Delcourt a toutes les raisons de se réjouir. Sa collection Jeunesse est un véritable catalogue du bon goût pour enfants et offre un panorama aussi éclectique qu'intelligent de ce qu'on peut proposer aux plus jeunes... sans tourner le dos aux autres. Il ne faut pas avoir six ans pour lire ce nouvel opus, dû au talent (le mot n'est pas trop fort) de l'auteur d'Horlogiom. A la manière de l'illustre Winsor Mc Cay, Lebeault explore le monde des rêves d'un gosse. Mais plutôt que de nous proposer une variante de Little Nemo (souvent imité, jamais égalé), il nous propose une histoire de 32 pages qui a autant à avoir avec le monde de Lewis Carroll qu'avec celui de Mc Cay. Le tout avec un trait magnifique. Cette plongée dans l'onirisme le plus débridé où le héros doit chasser un « mauvais rêve » pour conserver intactes ses propres créations imaginaires est un pur régal. Pour amoureux d'enfance, de BD et de rêve.
Le chasseur (Louis Ferchot) par Thierry Bellefroid
« Le chasseur », tome 4 de la série Louis Ferchot. Par Courtois et Giroud. Chez Glénat.

Louis se fait africain pour cette nouvelle aventure destinée à nous camper les prémices de la série déjà complète « Louis La Guigne ». L'occasion pour Courtois de dessiner un album plus en ambiance, joliment mis en couleur par Patricia Faucon. Derrière une mise en bouche aussi inutile que ratée (le prologue des deux premières pages n'apporte rien au récit et embrouille le lecteur. La première page est en outre vraiment très moche !), une histoire comme Giroud les aime : un fond historique exploité pour ce qu'il est, c'est-à-dire une assise sur laquelle les personnages se greffent et la tragédie se joue. En l'occurrence, et pour changer, Louis va se retrouver pris dans un engrenage destructeur qui achève d'en faire le Blueberry de la BD historique. La lecture de l'album est agréable, certes, mais elle est aussi assez attendue, malgré le changement de décor. On sait que le scénariste du Décalogue, d'Azrayen et de quelques autres pièces maîtresses de la BD est capable de mieux. Mais on constate à l'inverse que même en pilotage automatique, il est au-dessus de pas mal d'autres...
« Agrippine et la secte à Raymonde », par Bretécher. Chez Hyphen.

Pas à dire, Claire Bretécher est toujours en grande forme, pas loin de quarante (40 !) ans après ses débuts. Ce nouvel opus d'Agrippine est bien un rien caricatural, mais bon dieu, qu'on se délecte ! Les dialogues sont savoureux, même s'ils font parfois de l'effet pour l'effet (le recours à l'argot ou à la phonétique n'est pas toujours heureux). Quant aux personnages, ils ont ce côté « croqué au coin de la rue » qui rend chaque BD de Bretécher si juste et si proche de nous. On s'amuse beaucoup à la lecture de cet album, entre les portraits de ceux qu'on reconnaît et ceux des gens qu'on imagine. On est juste un peu frustré (c'est un comble pour du Bretécher !) lorsque tout s'accélère sans prévenir vers la fin. Un peu comme si la bonne Claire s'était soudain aperçu qu'il fallait conclure en vitesse sous peine d'exploser les coûts de production. Dommage. Mais que ça ne vous empêche pas de vous régaler à la lecture de cet ouvrage truculent !
« L'envers du grimoire », tome 2 de la série « Les forêts d'Opale », par Arleston et Pellet. Chez Soleil.

Joli travail de Pellet, entre le premier et le deuxième album de cette série. Son dessin s'est considérablement éclairci de l'un à l'autre, rendant cette nouvelle aventure beaucoup plus lisible. Sans doute le doit-on en partie au changement de coloriste. Toujours est-il qu'il m'a été bien plus aisé d'entrer dans le deuxième album que dans le premier. On regrettera juste que la mise en couleurs cède parfois à la facilité des effets informatiques.
Le jeune Darko est un héros attachant et il est bien entouré. C'est aussi l'une des forces de Scotch Arleston, qui ne néglige jamais les alliés du héros chargés de l'aider dans l'accomplissement de sa quête, en l'occurrence, faire revenir les Titans pour libérer les « Cinq Royaumes ». Le barde Urfold, la jolie Sleilo et le très drôle allié Ghörg sont parfaits, chacun dans son rôle. Pour le reste, il y a comme toujours chez Arleston une profusion de petits détails, de petites idées, qui bout à bout composent la vraie originalité du récit. Pure histoire de fantasy, « Les forêts d'Opale » arrive à jongler avec l'humour, l'aventure et un brin d'érotisme tout à fait charmant. Là où la plupart de ses confrères sombrent dans la vulgarité ou la facilité, Arleston arrive à mettre suffisamment de second degré pour en faire tout simplement un bon moment de son histoire. Rien à dire, dans son genre, c'est un maître.
Prières et balistique (Soda) par Thierry Bellefroid
« Prières et balistique », SODA N°11. par Tome et Gazzotti. Chez Dupuis.

Un virage dans cette série longtemps considérée comme à cheval entre le réalisme policier et l'humour. La preuve ? Lors de se prépublication dans Spirou, l'histoire était précédée d'une mise en garde en forme de sondage. Les auteurs laissaient entendre qu'au vu des choix qu'ils avaient fait pour leur héros, cet épisode serait sans doute le dernier à être prépublié dans le magazine. Une manière déguisée de susciter des courriers de lecteurs demandant le maintien de Soda dans Spirou. C'est vrai que Tome a décidé d'abandonner une certaine innocence et qu'on peut comprendre la perplexité de Thierry Tinlot (rédac chef de Spirou, ndla) devant ce choix délibéré. Mais en tant que lecteur de ce dernier Soda, je n'ai pu que me féliciter de ce tournant. Plus dur, plus violent, ce onzième épisode des aventures du-flic-new-yorkais-obligé-de-faire-croire-à-sa-mère-qu'il-est-pasteur est incontestablement le meilleur de la série depuis longtemps. Gazzotti semble y prendre du plaisir et force parfois le trait vers plus de réalisme, lui aussi. Le grand saut sera-t-il pour le prochain album ? Tome ira-t-il jusqu'à « reprofiler » complètement la série ? On sait qu'il n'a pas hésité à transformer l'image de Spirou. Alors, Soda sera-t-il sa prochaine victime ? Réponse dans un an, sans doute.
Suite Bleue par Thierry Bellefroid
« Suite bleue », par Louis Joos et Frédéric Debomy. Au Neuvième Monde.

Avec Edmond Baudoin, Louis Joos possède l'un des plus beaux coups de pinceau de ces vingt dernières années. Moins connu encore que le Niçois (qui reste apprécié par un noyau de fans et... superbement ignoré du grand public en dépit d'un talent époustouflant), le Bruxellois Joos est l'homme d'une seule passion : la musique. Découvert à quinze ans, le jazz est toute sa vie. Louis Joos a donc tout naturellement consacré la quasi totalité de son oeuvre dessinée au jazz (il a également dessiné des ouvrages en couleur pour enfants qui ouvrent sur un horizon tout différent) Ses BD consacrées à Thélonious Monk (son dieu) ou Mingus resteront empreintes d'une magie inexplicable. Cette magie, c'est celle du musicien-dessinateur. Joos ne se contente pas d'écouter le jazz ; il le vit. Fils d'un professeur de piano, pianiste lui-même (il possède un assez joli toucher mais, trop modeste, refuse de se considérer comme un bon interprète), il vit la musique jusque dans le ballet de la plume sur le papier. Ses dessins s'apparentent à des partitions et l'encre de Chine lui permet en outre de plonger loin, très loin, dans cet univers dominé par les Noirs Américains. Brute ou tapissée jusqu'à l'épuisement, épaisse ou tramée en grattant son pinceau sur une plume, l'encre raconte et sculpte des ambiances magnifiques. Frédéric Debomy, dont c'est le premier album, n'entrera pas dans l'histoire pour ses textes et ses scénarios. Mais il donne à ce très grand dessinateur des occasions en or de se dépasser à chaque case.
Pour les amateurs, Louis Joos publie en même temps un recueil de dessins grand format d'une beauté magistrale aux éditions Pyramides. Ça s'appelle « Jazz Concert » et c'est agrémenté de textes en anglais et français façon Blue Note. Difficile de trouver une objet plus soigné en cette fin d'année.
Le déluge (Universal War One) par Thierry Bellefroid
« Universal War One, Tome 4 » par Denis Bajram. Chez Soleil.

Pas la peine de dire que la couverture de cet album fera davantage parler d'elle que son contenu. Pourtant, il serait dommage de se limiter à disserter sur la nécessité ou non de conserver une image aussi chargée de signification au lendemain des attentats du 11 septembre. UWOne n'est pas seulement une série sur le chaos ou l'apocalypse. C'est une oeuvre de SF audacieuse pour ne pas dire titanesque, dans laquelle Denis Bajram jette toutes ses forces avec un souci tout particulier pour ses personnages. Ce quatrième tome s'additionne aux trois premiers pour former un récit intelligent et dense, même si l'on peut imaginer sans peine la même histoire réduite à trois tomes au lieu de quatre. Car le défaut de la cuirasse est là. Aucune image ne semble superflue de prime abord. Pourtant, à la lecture de ce quatrième volume, on ne peut s'empêcher de ne vraiment vibrer que sur la fin. Et de se demander, après avoir découvert les 6 dernières pages, si le reste n'a pas été un peu tiré en longueur.
L'île oubliée (Slhoka) par Thierry Bellefroid
« L'île oubliée », tome 1 de la série Slhoka. Par Godderidge et Floch. Chez Soleil.

Les superhéros n'ont qu'à bien se tenir. Avec « Slhoka », Godderidge et Floch adaptent le principe du comics américain à l'univers Héroïc Fantasy. Et ça marche plutôt bien. L'histoire de ce jeune garçon doté de pouvoirs extraordinaires pour protéger le peuple qui l'a accueilli et initié au terme d'une mission « foireuse » et qui se retourne contre ceux de sa race est peu originale quand on dépouille le scénario de toutes les scories qui l'encombrent. Pourtant, tout cela fonctionne bien, notamment parce que Slhoka est lié à la jolie Leidjill autant qu'aux dieux qui l'ont choisi pour accomplir cette mission divine. Tout cela sent les influences bien digérées et « régurgitées » avec un certain talent jusque dans le dessin qui s'inspire de pas mal d'autres BD ; d'Aquablue à Lanfeust ou de Varanda à Wendling, on a l'embarras du choix. Slhoka trouvera forcément son public, il est formaté pour ça. Mais qu'en restera-t-il dans dix ans ? Un « attrape-lecteur-de-moins-de-vingt-ans-qui-ne-lit-que-de-la-BD »...
« La table de Vénus, tome 1 », par Roosevelt. Chez Paquet.

Après la trilogie « L'horloge », Roosevelt garde le même rythme effréné et enchaîne avec un nouveau triptyque, « La table de Vénus ». On y retrouve la plupart des protagonistes (y compris Eve, enceinte jusqu'aux yeux) de la première et très ésotérique histoire de cet auteur hors-norme. Cette fois, le peintre brésilien a décidé de s'attaquer au mythe de l'Antéchrist. Et il le fait avec le même brio que dans « L'horloge », en passant par la bande, sans toucher immédiatement au mythe lui-même. Cet univers tout à fait personnel dans lequel Roosevelt s'exprime ne fera jamais de lui un vendeur de best-sellers en BD. Mais pour ceux qui décident de lui emboîter le pas, il recèle d'étonnantes surprises esthétiques et philosophiques. La dissertation sur notre monde n'est pas loin, à commencer par la remise en question de la télévision à laquelle Roosevelt se laisse aller dans ce premier tome de la Table de Vénus. On aime ou on ne passe pas la deuxième page !
La confession (Le Curé) par Thierry Bellefroid
« La confession », tome 1 de la série « Le Curé » par de Metter et Lacoste. Chez Triskel.

Comme beaucoup, j'ai découvert l'incroyable talent pictural de Christian de Metter en lisant sa trilogie, « Emma », parue chez Triskel. Entre-temps, le dessinateur s'est essayé à une BD plus classique (mais toujours au pinceau) chez les Humanos, où il a entamé la série « Dusk » en compagnie de Richard Marazano. Le voici de retour dans l'exercice qui lui convient le mieux, la « figure libre ». Bien sûr, dès le premier coup d'oeil à ce « Curé », vous conviendrez avec moi que de Metter s'est quelque peu assagi depuis l'expérience totalement libérée d'Emma (éditée en 2000, cette trilogie était sur le grill depuis le début des années 90, il y a donc de l'eau qui a coulé sous les ponts depuis). Ses planches sont plus construites, le dessin est beaucoup moins brut. Mais il reste dans cet album un ton graphique totalement différent de l'expérience grand public tentée avec « Dusk ». Là où les cases bien délimitées sur fond blanc balisaient une BD un rien étriquée, à la fois propre et réaliste, « Le Curé » se distingue par le retour à des planches plus aérées contenant peu de cases et dont le dessin se veut plus primaire, moins dominé. La résultat est magnifique ; le pinceau taille une matière à la fois vivante et impressionniste, le dessin respire et les « gueules » de cinéma qu'affectionne tant l'auteur prennent tout leur intérêt.

Mais « Le Curé » est plus qu'une belle série de dessins mis bout à bout. Si « Emma » laissait sur sa faim au plan du scénario, « Le Curé » nous annonce au contraire une histoire dense et intéressante qui se distancie des livres ou des films du genre. Qu'on ne se laisse pas abuser par un début apparemment déjà vu (Un jeune curé de campagne débarque dans un village et se voit très vite pris en grippe par le notable local, un vieux médecin anticlérical). Car derrière cette confrontation aux allures éculées se cache un mystère qui va croissant. Les faux semblants s'accumulent et forcent la curiosité du lecteur. Laurent Lacoste nous refait « Un ver dans le fruit » (l'un des chefs d'oeuvre du genre, par Pascal Rabaté, paru chez Vents d'Ouest) mais à la sauce plus policière, moins moqueuse. On plonge dans cette histoire avec une facilité déconcertante et on en ressort avec l'envie d'en lire la suite au plus vite. Christian de Metter a trouvé là le scénariste qu'il lui fallait pour laisser libre cours à son talent et à son envie de liberté graphique tout en enrichissant son univers personnel. Un duo prometteur. Dommage que quelques fautes de français impardonnables (du genre « j'ai servis le café ») viennent gâcher l'ensemble.
Red Label Voodoo (Private Ghost) par Thierry Bellefroid
« Red label Voodoo », tome 1 de Private Ghost. Par Crisse et Carrère. Chez Soleil.

Difficile de ne pas faire allusion aux critiques émises sur le forum de bdparadisio, établissant un parallèle direct entre cette BD et un téléfilm passé plusieurs fois sur Canal + et M6 (deux chaînes que je ne capte pas). N'ayant pas vu le téléfilm en question, je peux difficilement juger d'un éventuel plagiat. Il n'empêche, si c'est le cas, Crisse risque un joli procès puisque l'auteur d'une oeuvre de fiction s'engage par contrat auprès de son éditeur à endosser tous les frais d'un éventuel procès pour plagiat, certifiant que son oeuvre est originale.
Laissons de côté cette polémique et concentrons-nous sur ce premier album. Crisse a en tout cas le mérite de sortir ici des voies dans lesquelles il semblait se complaire depuis un certain temps. Rien que pour cela, cet album m'a plu et intrigué. La voix off du fantôme est travaillée dans le plus pur style polar. Sans éviter totalement l'écueil du cliché, Crisse se débrouille plutôt bien dans ce registre. Ses dialogues ont de manière générale une tenue plutôt réjouissante. Le recours au fantôme permet évidemment d'amener cette touche fantastique sans laquelle Crisse ne serait pas Crisse. Il permet aussi de faire se mélanger les histoires, ce qui casse le côté un peu formel de la traditionnelle enquête de privé. L'interaction entre le fantôme et la détective est d'ailleurs ce qui fournit les meilleurs moments de l'histoire. Bref, tout cela est sympathique et fonctionne plutôt pas mal. J'avoue ne pas m'être ennuyé une seconde à la lecture de cet album, même si, parfois, j'aurais mis le fantôme en veilleuse. Et puis, rien que pour avoir eu la bonne idée de nous proposer une série composée d'épisodes complets, avec un début et une fin dans le même bouquin, on ne peut qu'applaudir ; ça devient si rare... Enfin, reconnaissons que Carrère oscille très bien entre réalisme et graphisme plus Tintin-Spirou. C'est pas encore du Gazzotti, mais il y a un mélange de légèreté et d'efficacité qui est assez réussi.
Ibicus - tome 4 (Ibicus) par Thierry Bellefroid
« Ibicus, Livre 4 », par Rabaté. Chez Vents d'Ouest.

Avec ce quatrième et dernier livre, Pasal Rabaté achève une oeuvre, avec un « O » majuscule. Il y aura pour lui l'avant et l'après « Ibicus » et pas seulement en matière de notoriété. Le roman d'Alexis Tolstoï lui a fourni la possibilité de prouver qu'il est l'un des créateurs parmi les plus intéressants du moment. Cette adaptation très libre est en effet à la fois une magistrale leçon de dessin et un monument de mise en scène. Sur les traces des peintres et des cinéastes russes, Rabaté a constamment travaillé sur les distorsions, les gros plans, les champs, contrechamps ou plus subtilement encore, le « hors champ ». La narration se fait à la fois à travers le dessin, le texte et le silence, le non-dit et le non-vu. Elle emmène le lecteur à la frange de l'Histoire, à la rencontre d'un personnage hors du commun. Siméon Nevzorof est un de ces anti-héros comme on les adore : pleutre, détestable jusqu'à l'os, ambitieux, dénué de scrupules, capable de se relever de la pire des humiliations et de croire encore en sa bonne étoile. Parce qu'une cartomancienne lui a prédit la fortune en 1917, Siméon va traverser la Russie et la Révolution en passant par tous les trous de souris qui lui permettront de survivre sans honneur, mais de survivre tout de même. Jusqu'à ce quatrième album qui nous emmène à Istanboul où notre « héros » va jouer la scène finale parmi les cafards, au propre comme au figuré. Siméon est un souffre-douleur pour Pascal Rabaté qui s'est plu à l'enfoncer dans la mouise pour mieux l'en faire triompher. Siméon, le salaud magnifique, le lâche triomphant. Siméon l'increvable. Son histoire n'est pas qu'un prétexte, même s'il est vrai qu'on lit d'abord Rabaté pour la beauté du dessin, pour ces images uniques déformées au fisheye, ces plans à la Eisenstein que personne d'autre encore n'a osé avec un tel aplomb. Dans ce quatrième tome, le plus abouti au plan graphique et le plus éloigné du lavis des débuts, Rabaté se fait à la fois peintre et cinéaste, allant jusqu'à « jouer » la profondeur de champ (on pense à la première case de la page 114, par exemple, du jamais vu en BD !). Mais à côté du travail de metteur en scène, d'adaptateur, de dialoguiste et de dessinateur, il y a un auteur à part entière qui a su puiser dans l'oeuvre d'un « obscur » aîné (l'Histoire a retenu le prénom de Léon Tolstoï, mais elle a jeté aux oubliettes le pauvre Alexis) la matière nécessaire à l'éclosion de son talent le plus pur. Comme si en tombant sur Ibicus, Rabaté était allé chercher au fond de lui-même ce qu'il avait de meilleur : un talent artistique dégagé de toute contrainte.
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