Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Sels d'argent par Thierry Bellefroid
« Sels d'argent », par Michele Petrucci. Chez Vertige Graphic.

Fascinant, cet album introspectif. Bob Keller, photographe, y explore les souvenirs d'une révélation personnelle. Spécialisé dans les faits-divers, Bob est un jour amené à photographier le corps d'un homme mort avec le regard hébété, Anton Bauer. Dans la pénombre du labo, le gros plan des yeux de Bauer plonge le photographe dans un état de trouble apparemment inexplicable. C'était il y a longtemps aujourd'hui, mais Bob Keller n'a rien oublié du cheminement intérieur que cette photo a provoqué. A travers un dessin économe, l'auteur raconte une histoire sur trois époques. Le présent, n'est là que comme référence. Le vrai présent est celui de l'époque où la photo a été prise, il est dessiné en bichromie avec une dominante beige. Et puis il y a le passé, celui qui resurgit d'un coup, l'enfance, l'adolescence, le chemin que prend une mémoire meurtrie pour aller rechercher les souvenirs refoulés. Ce passé-là, Petrucci le livre à travers un noir et blanc sans aplats, presque plus blanc que noir, comme si la noirceur de ce qu'il a à révéler à Bob Keller sur lui-même devait être compensée par des apparences de virginité, d'innocence éclatante de blancheur. Le tout forme une mosaïque à la fois brève et forte, dense et complexe qui mérite peut-être deux lectures. Et qui peut mettre mal à l'aise, car elle ne débouche pas sur la morale attendue. Un livre d'une grande intelligence.
Ambrosia (Le Régulateur) par Thierry Bellefroid
« Ambrosia », tome 1 de la série « Le Régulateur », par Corbeyran et Moreno. Chez Delcourt.

Alors qu'on attend toujours la sortie (annoncée pour l'automne 2001 d'abord, pour début 2002 ensuite... et maintenant pour début 2003) d'une quatrième série liée à l'univers des Stryges et dessinée par Marc Moreno, voici un autre album concocté par Eric Corbeyran pour ce nouveau venu dans « son » écurie de dessinateurs. On retrouve dans « Le Régulateur » quelques éléments qui portent indéniablement la signature de Corbeyran, qu'il s'agisse des sculptures aux allures de stryges qui ornent certains frontons ou de l'univers « steampunk » plaçant l'histoire dans un passé de science-fiction très marqué par la révolution industrielle et l'Art Nouveau, à la manière du Réseau Bombyce.

Mais « Le régulateur » n'est pas qu'une série de plus pour Eric Corbeyran. Il s'agit de la création d'un univers où l'on retrouve, comme dans la série « Le fond du monde », un véritable talent d'artisan dans le chef du scénariste. Chaque pièce est à sa place dans ce monde marqué par la violence contrôlée. Un monde où chaque puissant possède ses « régulateurs », des tueurs à gage chargés « d'exécuter » la justice sans détour. Et l'anarchie apparente qui règne sur cette ville en déliquescence masque un semblant d'ordre nouveau rêvé par quelques obscurs et puissants conspirateurs. C'est pour déjouer cette conspiration que le scénariste plonge ses deux héros -ennemis ou amis, nul ne le sait vraiment ?-, Aristide et Ambrosia, au coeur de l'intrigue. Mais la résolution du complot en question se double d'une quête personnelle et d'un superbe profil de personnages. Casting imparable, déroulement haletant et inventif, on ne décolle pas de cet album avant la terrible et magistrale dernière page, conclusion totalement inattendue qui redistribue les cartes pour la suite. Bref, une très bonne surprise. A condition de rentrer dans le dessin de Marc Moreno, ce qui ne sera pas facile pour tout le monde. Froid, presque métallique, Moreno joue sur une gamme de couleurs allant du mauve au vert qui rappelle, tout comme l'univers architectural de l'album, « Le réseau Bombyce » signé Corbeyran et Cécil. Mais ici, avec une influence plus manga et un côté glacé qui éloignent de la rondeur de Cécil.
Oscar et Monsieur O par Thierry Bellefroid
« Oscar et Monsieur O. » par Moynot. Dans la collection « Carrément BD » des éditions Glénat.

Un album de plus dans cette étrange et belle collection de « livres d'art ». Avec une tranche toilée et une couverture des plus soignées, « Oscar et Monsieur O » renforce encore l'aspect « bel objet » qui caractérise chacun des ouvrages de la collection imaginée par Paul Herman. Rien à dire, c'est le genre d'album qu'on a envie d'ouvrir, de parcourir avant d'en commencer la lecture, laissant ses yeux vagabonder au gré des magnifiques pages d'aquarelles de Moynot. Comme dans « Monsieur Kohl » précédent opus réalisé dans la même collection en compagnie de Dieter, on trouve ici une ambiance fin dix-neuvième avec réverbères, mitaines, poêles en fonte, hauts de forme ou chapeaux melons, vieux tacots et bourgeoise engoncée. Moynot tire de cet univers tout ce qui peut servir son dessin léger, fait de crayonnés délicats immédiatement mis en couleur à l'aquarelle. Ses cases se touchent, comme dans « Monsieur Kohl », composant des planches qui sont autant de petits tableaux. Bref, l'esthétique est indiscutable et la ravissement du lecteur inévitable.

Restent l'histoire et les personnages. Le propos n'est pas neuf. Un jeune artiste timide oscille entre ses rêves de révolte et une production alimentaire qui l'éloigne malheureusement de celle qu'il rêve d'épouser. Son « mentor » est une sorte de double immatériel qui ne se dévoile qu'à lui. Dans une espèce de schizophrénie assumée, Oscar va franchir les étapes qui doivent le sortir définitivement de l'enfance et d'une vie de spectateur. Le parcours initiatique épouse la simplicité de la vie quotidienne et les acteurs de la pièce sont aussi peu nombreux que typés (la fiancé pimbêche d'un côté, la voisine fille-mère de l'autre....). Le tout est assez réjouissant, même si les surprises sont rares. Les mises en abîme sont bien exploitées et le récit mené avec une certaine finesse. Mais on a le sentiment d'une redite, un an après « Monsieur Kohl », qui vient peut-être tempérer l'enthousiasme.
« La légende de l'Ouest », une aventure de Lucky Luke, par Morris et Nordman. Chez Lucky Comics.

On peut difficilement trouver mieux, comme titre, pour résumer ce qu'est Lucky Luke : la légende de l'Ouest. Une légende devenue bien pâle, au fil des 72 albums d'une carrière au succès pourtant indéniable. Ce n'est pas ce nouvel opus, l'ultime dessiné par son créateur, qui révolutionnera le genre. Ce Lucky Luke est aussi attendu qu'une chanson d'Obispo. Ca a beau être commercialement imparable, ça ne sent pas vraiment les tripes. Bon, je sais, on ne dit pas du mal des morts. Mais en l'occurrence, je n'ai pas attendu que Morris monte au ciel des dessinateurs pour dire ce que je pensais de ce héros qui avait enchanté mon enfance. « La légende de l'Ouest » n'échappe donc pas aux critiques déjà formulées ces dernières années : lourd, répétitif, attendu, éculé même, il décline sa famille de personnages jusqu'à la caricature la plus vide. Nordman a rempli son contrat ; il exploite l'idée de la notoriété soudaine dont bénéficient les Dalton, héros de spectacle dans cette histoire. Une idée qui colle bien à l'air du temps, entre les Loft et les Star Académy dont la télé française nous abreuve. Mais que tout cela est pauvre. Surtout quand on se replonge un instant dans les « Lucky Luke contre Phil Defer », « Des rails sur la prairie », « Calamity Jane », « Les rivaux de Painfull Gulch » et autres « Billy the Kid »...
« Eaux troubles », tome 2 de la série « Les larmes d'Ostasis », par Ouali. Chez Soleil.

La suite du « Phare d'Alveona » n'est peut-être pas des plus inattendues, mais elle est très réussie. Ouali exploite bien ses personnages et l'univers qu'il leur a créé. Mossec, le héros musclé mais sensible qui a perdu sa soeur au terme du premier tome, Gribald, le vieil alchimiste et complice, Kielle, la fille de Gribald, qui semble avoir pardonné à Mossec d'avoir provoqué la mort accidentelle de son mari jadis, et Atzo, le fils de Kielle. Tels sont les protagonistes d'une histoire qui nous éloigne d'abord de Qutaba, la ville blanche où résident Gribald et les siens, pour mieux nous ramener vers la soeur de Mossec, devenue « esprit » dans une sorte d'Atlantide engloutie à la suite d'une prophétie pour l'instant encore très mystérieuse (mais le lecteur sent bien que le troisième tome apportera certaines clés essentielles). Nos héros se portent presque involontairement au secours des Nectanobos, petit peuple pacifique qu'un potentat local veut expulser de ses terres. Et ils tombent sur une matérialisation inespérée de l'esprit de Fida, la soeur de Mossec. On se doute très vite que c'est d'elle que viendra l'aide nécessaire à la résolution de l'histoire. Mais on se laisse faire. Parce que les personnages sont attachants. Parce que Ouali raconte bien, parce que son dessin, sans en remettre, allie fluidité et simplicité.
La mare au diable par Thierry Bellefroid
« La mare au diable », une adaptation du roman de George Sand, par Voro, aux 400 Coups.

Maison française créée à partir d'une importante structure d'édition québécoise, « Les 400 Coups » travaille sur deux types de productions : les BD faites en France et celles importées de la maison-mère, « Mille-Iles ». « La mare au diable » fait partie de la seconde catégorie. Voro y réalise sa première BD, une adaptation du roman éponyme de George Sand. Un roman aux accents naïfs, presque enfantins, qui convient parfaitement au traitement graphique du dessinateur québécois. Avec une gamme de couleurs très typée et une imagination foisonnante, Voro s'approprie l'univers de Sand et lui donne forme. A la fois fidèle au texte, à l'esprit du texte même... et totalement libéré de « l'original » lorsqu'il s'agit de donner forme aux décors. Le mélange fantastico-poétique qui en résulte est plutôt réussi. Et redonne vie à un roman qui ne doit plus précisément faire parte des meilleures ventes des libraires. On attend un travail plus personnel pour savoir ce que l'auteur a vraiment à nous dire...
« L'île verte », premier tome de « L'odyssée du temps », par Peroz et Graveline. Chez Paquet.

Sorte de remake de Robinson Crusoë, « L'odyssée du temps » est beaucoup plus qu'une simple BD : un projet ambitieux né de la volonté d'une société spécialisée dans les univers multimédia pour enfants. La cible de cette série en quatre tomes est très définie, il s'agit des 8 -12 ans. L'objectif est double : d'abord, créer un univers de bande dessinée qui exalte les valeurs de l'environnement tout en proposant un vrai récit d'aventure. Ensuite, à partir de là et du site internet (www.chumballs.com) qui est lié à cet univers, décliner une gamme de produits dérivés qui passe notamment par le jeu vidéo. Tout cela est-il compatible avec un propos généreux et spontané ? Eh bien oui, les deux gamins et leur robot « analyseur » échoués sur une île vierge sont très réussis. Dans une société futuriste (2070) où la nature est presque totalement éradiquée subsiste une île préservée, « Lîle verte ». Chaque enfant y séjourne une semaine dans sa vie, afin d'avoir un contact avec la nature et les animaux. Stel, 10 ans et Tom, 12 ans, font partie du voyage. Mais un grain de sable se glisse dans la mécanique. Les deux enfants échouent sur une île hostile où ils font bien vite la connaissance d'une jeune indienne amnésique. Quête d'identité, aventure et respect de la nature sont au rendez-vous. Mais la scénariste choisie pour mener à bien ce projet, Michèle Graveline, réussit parfaitement à éviter les écueils ; son récit est drôle, tendre, inattendu. Maxime Péroz, le dessinateur, lui a donné un graphisme très épuré aux couleurs vives qui devrait toucher les 8-12 ans sans trop de problèmes. Bref, cette entreprise originale (qui bénéficie du soutien de la Fondation Nicolas Hulot) devrait rapidement trouver son public.
« Les chemins de brume », tome 1 de la série « India Dreams », par Maryse et Jean-François Charles. Chez Casterman.

Il y a quelques mois, le très beau livre « Esquisses et toiles » paru chez Glénat réunissait, entre autres, quelques travaux préparatoires à cette bande dessinée et nous mettait déjà l'eau à la bouche. Voici que sort enfin l'album « indien » de ce couple d'auteurs complices depuis bien longtemps maintenant, à qui l'on doit « Les pionniers du Nouveau Monde ».

Derrière une couverture très réussie, toute la sensibilité d'aquarelliste de Jean-François Charles se révèle, page après page. Il y a quelques cases exceptionnellement belles dans cet album. Après une quinzaine de planches volontairement grises et surannées (qui se passent à Londres), l'arrivée d'Amélia à Bombay permet toutes les ruptures graphiques. La scène de rue en haut de la page 18, le passage du train sur un pont à la dernière vignette de la page 20, la chasse au tigre et surtout la planche qui suit à Jaisalmer (peu avant la fin de l'album) sont autant de réussites évidentes. Jean-François Charles y a capté des lumières et des ambiances, restituées par des tons majoritairement proches de l'ocre et du sable qui sont loin des couleurs parfois criardes que certains dessinateurs affectionnent pour décrire les pays chauds.

Côté scénario, quelques réserves sont de mise. L'histoire est belle, elle s'annonce intéressante et les personnages sont denses (surtout celui du précepteur d'Emy, Kenneth Lowther, homosexuel libertin peu enclin à défendre l'Empire et ses bienfaits). Mais Maryse Charles semble avoir raté une marche au moment de négocier le dernier quart d'album. Une passion amoureuse, ça ne naît pas en trois cases. Le lecteur a besoin de comprendre pourquoi deux personnages en viennent à s'aimer, il a besoin de vibrer avec eux. Après un début d'histoire qui respecte si bien la longueur du temps sous la touffeur indienne, on comprend mal cette précipitation à conclure, cette rupture de rythme où l'on jette en pâture au lecteur une grande histoire d'amour et la mort d'un des personnages principaux en quelques cases. Sans compter la page finale. Bref, une fausse note qui écourte un peu le plaisir évident de ce voyage magnifique, sans toutefois parvenir à l'oblitérer complètement.
Les sirènes (Toran) par Thierry Bellefroid
« Les sirènes », tome 2 de Toran. Par Plongeon et Peynet. Chez Nucléa.

On retrouve avec plaisir le jeune duo « Plongeon-Peynet » qui avait débuté avec « Les Apatrides » chez Pointe Noire avant de se lancer dans ce « Toran » chez Nucléa l'an dernier. Hommes papillons et sirènes sont au menu de cette histoire fantastique pleine de sensibilité et de charme. Pourtant, ça commence de manière assez dure et violente. Le propos d'Isabelle Plongeon est d'ailleurs plus grave qu'il y paraît et l'univers faussement féerique est sans doute là aussi pour tromper le lecteur. Toran n'est pas une série légère. La tournure prise dès les premières pages du tome 1 le laissait présager, celle de ce tome 2 ne laisse pas de doute. Cupidité, pouvoir, violence sont les ingrédients principaux de cette suite plutôt réussie, en dépit de quelques imperfections graphiques. Frédéric Peynet a du talent, c'est indéniable, mais certains défauts deviennent peu excusables pour un troisième album et on ne peut que l'encourager à travailler plus lentement s'il le faut, pour livrer le meilleur de lui-même. Ses visages et ses décors sont très réussis, mais dès que les personnages sont en pied, on tombe dans des erreurs de proportions. Les jambes sont lourdes, épaisses, comme des troncs. Les pieds sont carrés, généralement bâclés comme dans la scène de bagarre des planches 16 et 17, où c'est aussi flagrant que dérangeant. Mais tout cela ne doit bien sûr pas vous empêcher de lire « Toran » qui recèle de bien d'autres qualités.
Bip bip (Les années Spoutnik) par Thierry Bellefroid
« Bip Bip ! », troisième volume des « Années Spoutnik ». Par Baru. Chez Casterman.

Derrière une très jolie couverture volontairement « tintinesque », un des albums les plus réussis de Baru. Pourtant, le pari de raconter son enfance en bande dessinée n'était pas gagné pour ce dessinateur « rebelle », connu avant tout à travers des oeuvres engagées, politiques, dénonciatrices. Un auteur dont l'oeuvre maîtresse reste une plongée dans l'univers manga, « L'autoroute du soleil », road-movie fleuve marqué par une certaine violence. Mais derrière ce très grand auteur de BD « sociales » se cachait aussi un touchant conteur d'enfance. En trois albums, Baru s'est révélé plus touchant, plus sensible que jamais. Et cela sans jamais friser la mièvrerie. Au contraire, son enfance sent les genoux écorchés et les larmes ravalées. Dans la cité où se côtoyaient toutes les nationalités en ces années cinquante, le plus fort avait toujours raison.

« Les années Spoutnik » ne sont pas qu'un simple récit autobiographique. Dans ce troisième volume, qui justifie plus que jamais le titre de la série, Baru raconte comment des gamins peuvent avoir rêvé de la conquête spatiale balbutiante à la simple lecture des aventures de Tintin. Sur fond de communisme doctrinaire, cette plongée dans le passé révèle un sens de l'observation redoutable. Tout sonne juste, comme un petit film Super 8 arraché au temps et projeté un soir entre amis. Baru retrouve l'enfant qu'il a été. A le lire, on sent qu'il ne raconte pas, il vit ou revit ces années de bonheur ténu. Avec son dessin dépouillé et des couleurs à l'aquarelle d'une beauté surprenante, il retrouve, enfouie au fond de lui, l'essence même de ses propres rêves d'adulte et nous les fait partager.
Le Voyage (Tommy Egg) par Thierry Bellefroid
« Le voyage », tome 1 de la série Tommy Egg, par Eco. Chez Paquet.

Eco quitte le muet et le noir et blanc. Il installe une série en couleurs directes pour nous raconter les aventures d'un gamin qui abandonne sa campagne natale dans l'espoir de réussir à la ville. Le gamin en question, Tommy Egg, est un grand naïf et Eco se plaît à le fourrer dans des situations difficiles. Mais il a une sorte d'innocence touchante qui fait qu'il passe à travers tout. Persuadé qu'il suffit de travailler pour être riche, Tommy rêve d'un retour triomphal au pays et ne ménage pas sa peine. Mais à l'atelier, on n'aime guère cet enthousiaste qui travaille tellement vite qu'il va falloir adapter le rythme de tout le monde pour le suivre. Son boulot : mettre 439 petits pois dans des bocaux de verre, pas un de plus, pas un de moins. Et le plus vite possible, bien sûr.
Eco construit un récit sensible et drôle. La naïveté de son personnage principal pousse à la sympathie plus qu'à la compassion. C'est tendrement comique, enlevé, simple et efficace. La conclusion est plutôt inattendue et laisse la porte ouverte à une suite mouvementée et forcément moins innocente.
Chhht ! par Thierry Bellefroid
« Chhht ! » de Jason. Chez Atrabile.

Jason, auteur norvégien découvert en 2000 à l'occasion de la publication de « Attends... » (aussi chez Atrabile), promène un échalas palmé à la tête d'oiseau dans un gros bouquin muet en noir et blanc. Proche des codes du dessin animé, le souci de lisibilité pousse l'auteur à nous offrir une histoire décantée, d'un graphisme sobre, dépouillé, immédiatement compréhensible. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, cela n'appauvrit pas pour autant le propos. « Chhht » est un album étonnant, plein de petites surprises, qui explore la vie et la mort avec un regard décalé, ironique. Parfois, Jason nous fait penser à Trondheim, mais un Trondheim qui aurait à la fois renoncé aux mots et abordé une courbe plus grave. Car si on sourit souvent à la lecture de « Chhht », il ne s'agit pas d'un album drôle. Doux-amer le qualifierait mieux.
Mobilis in Mobile (Nemo) par Thierry Bellefroid
« Mobilis in Mobile », tome 1 de Nemo, par Brüno. Chez Treize Etrange.

Paru il y a quelques mois, ce petit livre librement inspiré de Jules Verne réserve d'excellentes surprises. D'abord par son graphisme simple, direct, presque musclé, qui rappelle un peu les Tif et Tondu de la grande époque (le Nemo de Brüno ne ressemble-t-il pas à Monsieur Choc ?). Ensuite parce qu'il allie une incroyable lisibilité à un dépouillement extrême. Souvent, les décors sont plus suggérés que montrés (et dans pas mal de cases, ils sont tout simplement inexistants, reportant naturellement l'attention du lecteur vers les personnages). Les couleurs, quant à elles, sont judicieusement employées. Bref, il y a derrière cette énième mise en image de « Vingt mille lieues sous les Mers » beaucoup de talent et d'imagination. Le récit lui-même étant captivant, avec son lot de mystères et de petits suspenses, on ne peut que se laisser emporter pour une plongée en apnée dans le monde de Brüno.

« Héraclès », tome 1 de Socrate le demi-chien. Par Sfar et Blain. Dans la collection Poisson Pilote des éditions Dargaud.

Paru en même temps que « Le chat du rabbin », ce demi-chien philosophe est cependant très différent. D'abord parce que Sfar en a laissé le dessin à Christophe Blain, qui s'illustre ici dans un exercice très « jeté », sans effets, prêt à être colorié (il y a très peu de matière à la plume, le dessin est fait pour de larges aplats, ce qui est rare chez Blain). Ensuite parce que la démarche est sensiblement différente. Socrate joue beaucoup plus la carte de l'humour que celle de l'érudition. S'il est philosophe et plein de bon sens, le chien s'oppose avant tout à la bêtise musclée et machiste de son maître. Le couple chien philosophe/grosse brute avinée fonctionne parfaitement et donne lieu à de succulents dialogues. Il y a très peu de phylactères dans cette BD qui tient plus de la voix off (magistralement) illustrée. Mais à force de vouloir faire de l'humour, Joann Sfar finit par nous proposer une succession de planches sans grand lien entre elles ; en fait on se demande pourquoi l'auteur n'a pas -pour la première fois- tenté l'expérience du gag en une ou deux planches. A bien y regarder, il y a une parenté entre ce Socrate et les gags (plus terre à terre, il est vrai) de Tronchet et Gelli dans « Patacrèpe et Couillalère ». Peut-être Joann Sfar eût-il gagné en efficacité à appeler un chat un chat. Et à pratiquer le gag dans sa forme la plus pure, en six cases. La plupart du temps, on en est très proche, mais avec une volonté de narration horizontale en même temps qui ne convainc pas pleinement (il y a très souvent une chute en bas de page et généralement une ellipse très large d'une page à l'autre).
A côté de cela, on a droit à quelques savoureux moments, qui prouvent le talent d'écriture de Joann Sfar. Exemple :
« Au réveil, mon maître fait de la culture physique. Moi, j'ai plutôt tendance à courir dans tous les sens. La culture physique sert à se maintenir en forme. En courant dans tous les sens, on se maintient également en forme, mais on ne le fait pas exprès. Le fait que l'être humain pratique la culture physique prouve qu'il a conscience de lui-même. Chez le chien, courir, ça ne prouve rien. »
Camden Rock (James Healer) par Thierry Bellefroid
« Camden Rock », tome 1 de la série « James Healer », par Swolfs et De Vita. Dans la collection Troisième Vague du Lombard.

Décidément, on aime les héros à la chevelure blanche, au Lombard. Si celui d'I.R.S. évoquait Steve Warson, le principal protagoniste de cette nouvelle série a indéniablement un petit air de Rork. Ce qui ne l'empêche pas d'évoluer dans un monde propre, aux antipodes de celui d'Andréas. James Healer, enfant blanc recueilli par les Shoshones parce qu'il correspondait aux prédictions d'une prophétie, est un médium engagé par la police, voire par le FBI, pour résoudre des enquêtes difficiles. Comme d'habitude, avec Yves Swolfs, on a envie de dire « cherchez le film et vous trouverez l'origine de la BD ». Cette fois, il est impossible de ne pas penser à la série télé « Profiler » à qui le scénariste emprunte même la technique de flashes visuels montrant les protagonistes dans des situations antérieures ou en train de commettre leurs crimes. Passée cette référence évidente, force est de reconnaître que James Healer est sans doute ce que Swolfs a fait de mieux depuis longtemps. Non-violent, résolument tourné vers ses propres origines et sa quête d'identité, Healer n'est pas un héros comme les autres. Il a tout pour plaire à un large public. D'autant que Giulio De Vita, dessinateur découvert dans « Les ombres de la lagune » (Soleil) et « La Fatwa » (tome 2 du Décalogue, chez Glénat) est franchement à la hauteur. Ses paysages, surtout, magnifient l'Amérique profonde que s'offre Swolfs pour ce faux western contemporain. Bref, Healer ne devrait pas tarder à être un succès de librairie. Cela ne veut pas dire qu'il est imparable. L'intrigue repose sur une recette déjà vue, tant en BD qu'en cinéma ou en littérature. Une recette que Swolfs lui-même a déjà exploité plus d'une fois. On se demande même s'il n'est pas quelque peu obsédé par cette idée des « ballets roses » de notables qui revient ponctuellement dans ses histoires. Pour le reste, la lecture de ce premier album est agréable, le héros intéressant, le contexte aussi. C'est déjà pas mal.
« Le Bibendum céleste », tome 3. Par Nicolas de Crécy. Aux Humanoïdes Associés.

Il faut le lire pour le croire. Nicolas de Crécy ne s'est pas assagi. Il continue son oeuvre surréaliste avec la même détermination. Seule concession à l'expérience, aujourd'hui, « Le Bibendum » apparaît moins comme un laboratoire que comme un espace de narration graphique. On se souvient des albums dans lesquels Nicolas de Crécy passait son temps à tenter des expériences, recouvrant ses dessins de plusieurs couches successives obtenues à l'aide de toutes les techniques possibles. Désormais, la facture est plus directe, la maîtrise de l'ensemble apparaît comme une évidence, les aplats sont plus nombreux, l'oeil s'est tout doucement habitué, aussi, à cet univers bigarré et apparemment dénué de codes. Apparemment seulement, parce que de Crécy a ses lois propres. Recherchant la spontanéité du premier jet, il travaille une matière brute très nerveuse en tentant de faire la synthèse entre le mouvement et la couleur. Ce troisième album réserve quelques très belles surprises graphiques (on a envie de dire « picturales ») et contient son lot d'images fortes : la cochonne au faciès de loup transportant le la tête coupée du professeur et sa membrane narrative n'en est que l'exemple le plus frappant. Mais le scénario reste toujours aussi abscons. Pour amateurs de surréalisme en BD... ou amoureux de dessin.
Quelqu'un va venir par Thierry Bellefroid
« Quelqu'un va venir » de Jon Fosse et Pierre Duba. Chez 6 Pieds Sous Terre.

Peut-on vivre un amour parfaitement autarcique ? C'est la question que se pose Jon Fosse, auteur norvégien, dans sa pièce de théâtre intitulée « Quelqu'un va venir ». Son rythme lancinant, comme traversé par des refrains envoûtants, a plu à Pierre Duba, qui a voulu en faire l'adaptation en BD. L'entreprise était de taille. « Quelqu'un va venir » est un huis-clos en bord de mer (et paradoxalement, le plus souvent en extérieur, juste au bord de la maison elle-même) dans lequel un couple choisit l'isolement pour partager un amour exclusif. Décidés à vivre les yeux dans les yeux dans la maison qu'ils viennent d'acheter, cet homme et cette femme vont voir leur plan se lézarder quand un voisin (de surcroît petit-fils de l'habitante précédente de la maison) pointe son nez et s'incruste. Et la pièce devient une variation sur la jalousie.
Tout cela, Pierre Duba l'a préservé et même magnifié dans son adaptation. Son livre est mystérieux, plein de fantômes et de non-dit. Le texte est une ritournelle maléfique qui vient se superposer à un traitement graphique des plus originaux. Entièrement en couleur (c'est une première pour 6 Pieds Sous Terre), il s'articule autour des bruns et des vert-de-gris d'une aquarelle délayée dans l'eau jusqu'à devenir trouble, évanescente. Le résultat est aussi déroutant que réussi.
Powers - T. 1 (Powers) par Thierry Bellefroid
« Powers » , tome 1. Par Brian Michael Bendis et Michael Avon Oeming. Chez Semic Books.

Après le remarquable Sam & Twitch, on ne peut que se féliciter de retrouver un scénario signé Brian Michael Bendis chez Semic. D'autant que « Powers » est loin de décevoir le lecteur avide de polar américain mi-fantastique mi-réaliste. Bendis, à la manière d'un Alan Moore, joue sur les superhéros pour mieux les détourner de leur fonction initiale. Son intrigue repose sur le meurtre inexplicable de Retro Girl, une justicière aux super pouvoirs qui est l'une des héroïnes de l'Amérique. L'enquête est confiée à un excellent duo. D'un côté, une montagne de muscles au passé mystérieux, l'inspecteur Walker. Au début de l'histoire, il est appelé à jouer les négociateurs dans une affaire de prise d'otages pas ordinaire. Mais c'est surtout au retour de cette mission qu'il va découvrir ce que la vie lui réserve. Son nouvel équipier est une femme. Elle a fait partie des Swaps et demandé sa mutation pour faire équipe avec le célèbre Walker. Le couple est bancal et l'esprit d'équipe y est inexistant. Deena Pilgrim passera plus de temps à apprivoiser Walker et à découvrir ses secrets qu'à faire avancer l'enquête.

Dans un monde où les superhéros ne tiennent que les seconds rôles, Bendis déroule sur le même ton son intrigue principale et une série d'histoires parallèles destinées à donner de l'épaisseur aux personnages. L'ensemble est captivant et d'une grande cohérence. Pourtant, le découpage très américain n'est pas toujours aisé à suivre pour un lecteur de BD biberonné aux albums franco-belges. Succession de très petites cases et de pleines pages, ruptures de rythme continuelles, ellipses parfois redoutables, planches racontant à la fois l'action elle-même et les programmes télé en continu (pendant 21 pages, par exemple, une succession de vignettes nous fait vivre en bas de page le programme de la chaîne locale et nous distille ses informations parallèlement à l'histoire), phylactères en chaîne se tenant à huit ou dix dans la même case... tout cela est déroutant. Mais mené de main de maître. Et comme le dessin de Michael Avon Oeming est d'une efficacité parfaite, on se laisse emmener dans cette étrange enquête d'une grande densité. 144 pages qui valent au moins une heure et demie de cinéma.
Fin de journée par Thierry Bellefroid
« Fin de journée » d'Olivier Quéméré. A La Cinquième Couche.

C'est peut-être l'une des couvertures les plus réussies de la production 2001. Mystérieuse, fascinante, équilibrée, sensible et sensuelle. Elle ne peut que vous donner envie d'ouvrir ce livre très personnel dans lequel Olivier Quéméré, Français « échoué » à Bruxelles, raconte un fragment de son quotidien avec un mélange de spontanéité autobiographique et de réécriture du réel. Sans beaucoup d'effets, son pinceau trace des petits tableaux à l'encre de Chine, dans un style que ne renierait pas Edmond Baudoin. Les yeux fixent les choses ou les instants à la manière d'une caméra dont chaque case serait un plan arrêté. Sorte de succession de Polaroïds qui, mis bout à bout, formeraient la trame d'un film. Les poses sont naturelles, les objets ont presque une vie propre. Et les sentiments qui unissent les deux personnages principaux -Olivier et sa très jolie compagne- se déposent sur la page dans un souffle léger qui rappelle tout simplement la vie.
Mais on ne peut parler de « Fin de journée » sans évoquer le texte narratif ciselé par Olivier Quéméré. D'emblée, il vous emporte vers des nuances presque musicales, comme dans cette partie de Scrabble où l'on peut lire : « Mon amour fait la moue... Elle voudrait bien faire un scrabble sur le mot-compte-triple et m'en foutre plein les mirettes... Ma belle femme... Ma belle femme de lettres.. Ma femme de lettres- comptent-triple, ma femme compte plus que tout... »
« Fin de journée » est un moment d'émotion monté en sautoir par un auteur pudique. Si vous voulez voir à quoi il ressemble, attendez qu'il se regarde dans le miroir, à la planche 31. D'un coup, la « caméra » se fixe sur ce visage pour un autoportrait d'une stupéfiante ressemblance...
« La mémoire de Dillon », troisième tome de Berceuse Assassine, de Tome et Meyer. Chez Dargaud.

Quoiqu'il advienne, Berceuse Assassine restera comme un tournant dans la production de Tome. Pour la première fois, le « gentil » scénariste de Spirou, SODA et autres histoires polissonnes du Petit Spirou est allé au bout de son envie de réalisme et de polar noir. Bien sûr, quand on dit « pour la première fois », c'est nier une toute première expérience en « one shot » avec Berthet dans la collection Aire Libre... il y a plus de dix ans. Mais sans doute Tome n'était-il pas aussi déterminé à casser son image qu'il l'a été en abordant Berceuse. Sans doute « Sur la route de Selma » a-t-il aussi quelque peu souffert du traitement très propre de Berthet et n'a-t-il finalement pas été pris au sérieux comme il l'eût fallu. Berceuse Assassine, en revanche a bénéficié du traitement réaliste mais aussi de la puissance du noir et blanc mâtiné de jaune de Ralph Meyer. Dès le premier volume, la critique s'est enthousiasmée. Et le public a mordu. Le deuxième album nous a prouvé à quel point Tome était doué dans ce registre puisqu'il s'offrait le luxe de raconter la même histoire sous un angle différent. Et voilà que le troisième volet vient clore l'ensemble en offrant un ultime point de vue au lecteur, celui du Navajo Dillon. J'avoue, je ne m'attendais pas à ce que ce soit lui le dernier « acteur » de la série. J'ai apprécié l'effet de surprise. Mais au-delà, l'album tient plus de la prouesse « sportive ». Il n'était sans doute pas totalement indispensable. Sa lecture reste toutefois un excellent moment, elle achève de donner du sens à ce simple fait divers qui lie Joe Telenko à Martha pendant près de cent cinquante pages. Elle offre à Tome une fin (trop ?) morale et à Ralph l'occasion de dessiner deux planches en couleur. Qu'on adhère ou pas au choix de ce troisième album qui emmène le lecteur très loin de l'intrigue pour l'y replonger d'un coup, une chose est sûre, cette trilogie deviendra très vite un grand classique de la BD. Et elle le mérite.
20 précédents - 20 suivants
 
Actualité BD générale
Actualité editeurs
Actualité mangas
Actualité BD en audio
Actualité des blogs des auteurs
Forum : les sujets
Forum : 24 dernières heures
Agenda : encoder un évènement
Calendrier des évènements
Albums : recherche et liste
Albums : nouveautés
Sorties futures
Chroniques de la rédaction
Albums : critiques internautes
Bios
Bandes annonces vidéos
Interviews d'auteurs en videos
Séries : si vous avez aimé...
Concours
Petites annonces
Coup de pouce aux jeunes auteurs
Archives de Bdp
Quoi de neuf ?
Homepage

Informations légales et vie privée

(http://www.BDParadisio.com) - © 1996, 2018 BdParadisio