Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

« La tournée du facteur », tome 2 du Vieux Ferrand, par Gibelin et Aris. Chez Delcourt, dans la collection Sang-Froid.

Suite de l'histoire des Ferrand et de celle de Myriam Lopez, jolie bourgeoise échouée à Choucas, un petit village dont les maires ont toujours été des Ferrand, de père en fils. Mais si le premier album semblait essentiellement tenir de la chronique villageoise avec pour personnage principal le Vieux Ferrand, un patriarche autoritaire et violent fou de désir pour la nouvelle arrivante, ce deuxième tome révèle une histoire bien plus complexe, dans laquelle le mari de Myriam, ingénieur sur une plate-forme pétrolière au Venezuela, trouve sa place. On sent que Gibelin a encore plus d'un tour dans son sac pour nous étonner. Et même si le rapport à la pédophilie et plus encore celui à l'inceste père-fille sont des sujets délicats à aborder dans une fiction, il faut reconnaître que le scénariste s'en sert jusqu'ici avec beaucoup d'intelligence. Secrets de famille, traîtrises, maîtres-chanteurs et espionnage industriel dans une même histoire... il fallait oser. Christophe Gibelin n'est pas à son coup d'essai, il s'en sort avec un sans-faute, jusqu'ici. Quant à Aris, il excelle dans les expressions des personnages, même s'il ne dessine pas tout avec un égal bonheur.
Berlin, la cité des pierres par Thierry Bellefroid
« Berlin, la cité des pierres, livre premier », par Jason Lutes, au Seuil.

Porté aux nues par la critique dès sa sortie, cet album a tous les défauts de ses qualités. C'est vrai que Jason Lutes parvient à rendre avec un talent indéniable l'ambiance de Berlin à l'aube des années trente, dans cette trouble période de l'entre-deux guerres qui verra Hitler confisquer la république allemande en jouant sur l'humiliation du Traité de Versailles. C'est vrai que pour un Américain, Lutes ne s'en laisse pas compter ; il fouille l'histoire de la ville à la recherche des petits et grands faits qui éclairent l'Histoire tout court. Opposition entre une social-démocratie qui cache ses intentions sous un vernis de respectabilité et un communisme trop délibérément importé de Russie, le climat politique est remarquablement dépeint et exploité par le scénariste dans cette première partie.
Mais publié dans un format trop petit, le livre est parfois à la limite du lisible ; il faut en tout cas d'excellents yeux pour en déchiffrer tous les textes et parfois, rester accroché. D'autant que les personnages secondaires sont (très) nombreux et pas toujours faciles à identifier. A la réflexion, Jason Lutes en fait un peu trop. Plutôt que de se focaliser sur son attachant couple de héros, un journaliste intellectuel et une fille de militaire attirée par l'exercice de la peinture « en liberté », il multiplie les intrigues parallèles et les instantanés. Résultat, il faut s'accrocher pour passer le cap des 104 premières pages au-delà desquelles démarre vraiment l'histoire. En dehors de ce reproche, on ne peut que louer une oeuvre intelligente, éducative et ambitieuse qui n'a pas fini de nous étonner puisque ce pavé de 209 pages n'en est que la première partie.
« Du poil sous les aisselles », volume 1 de « 4 têtes à claques », par Alejo Garcia et Feliciano Garcia. A la Comédie Illustrée.

Paru sous le titre original de « 4 Segundos », cette BD argentine méritait bien une traduction française. Quatre jeunes gens très « branchés filles » passent leur temps à foirer des coups. Il y en a toujours un des quatre qui dit le truc qu'il ne faut pas en présence de LA fille à tomber raide mort. Complètement obsédés par les Françaises qui auraient du poil sous les aisselles, nos quatre Argentins (enfin, surtout trois, parce que le quatrième est une sorte d'Averell toujours en retard d'une guerre) passent des heures à mater des vidéos de cul ou à tenter d'apercevoir les dessous de bras de Nanette, une jeune et délicieuse Française. Alejo Garcia et Feliciano Garcia s'en donnent à coeur joie, sans tabous mais sans jamais sombrer dans la vulgarité (même quand il s'agit de contempler le contenu hors-norme du vase des chiottes à la suite d'un régime alimentaire suivi par Terli). Avec un dessin léger, économe, des dialogues inventifs et une imagination débridée, ils concoctent un premier album souvent drôle, parfois même franchement hilarant qui emprunte quelques recettes à la comédie de boulevard, surtout sur la fin.


Pussey ! par Thierry Bellefroid
« Pussey ! » par Daniel Clowes, chez Rackham.

Toujours déroutant, l'auteur de « Ghost world », « Caricature » ou encore « Comme un gant de velours pris dans la fonte » est de retour avec un album à prendre définitivement au second degré. « Pussey ! » raconte l'avènement, l'ascension et l'inévitable chute d'un dessinateur de comics génial, qui répond au nom de Dan Pussey. Laid et passablement imbécile, celui qui deviendra une star de la BD US doit tout à son mentor, Doc Infinity, un fin renard qui règne sur les comics depuis des décennies... et qui est finalement le vrai héros de cette histoire. Grinçant, le récit dénonce tous les travers de la BD d'aujourd'hui et égratigne au passage les modes graphiques et picturales, quelles qu'elles soient. Il faut dire que Clowes tire sur tout ce qui bouge, pour notre plus grand plaisir, ridiculisant tant son personnage principal et ses condisciples que les collectionneurs de BD et le marché en général. C'est particulièrement réjouissant, bien raconté et joliment mis en scène. Sans effets inutiles mais avec quelques moments un rien bavards qui pourraient décourager certains amateurs non avertis.
Yaylalar par Thierry Bellefroid
« Yaylalar », par Alain Corbel. Dans la collection Feu ! des éditions Amok.

On le sait, l'un des fers de lance d'Amok est de jeter des ponts entre la littérature et l'image. En ce sens, la démarche de ce Breton qui fut parmi les pionniers de la BD indépendante est presque un credo. Alain Corbel interroge ses propres lectures et puise dans la force des mots une énergie créatrice qu'il transforme en images. Mais sans redondance. On est loin de la traditionnelle BD franco-belge. A des années-lumière. Chaque dessin occupe une demi page et chacun d'entre eux est un tableau mystérieux où l'encre de Chine est à la fois domestiquée et libre, légère et précise. Le pot d'encre, c'est le sac à dos de Corbel. Cet éternel voyageur -il vit aujourd'hui au Portugal- peut en quelques traits vous emmener sur les traces des trois Marie de Palestine à Marseille en mélangeant les citations littéraires qui viennent nourrir son propos. L'instant d'après, vous faites la sieste sous un figuier espagnol avant de goûter une fantaisie de la mémoire qui vous mène en Anatolie en passant par le « souk » bruxellois. « Yaylalar », nom d'une chanson populaire turque, est d'une esthétique magistrale et poétique à l'accès forcément mal aisé. Mais il ouvre une porte tant sur la Méditerranée que sur les voyages intérieurs que nous ne ferons jamais qu'en lecture.
Goldy (Golden City) par Thierry Bellefroid
« Goldy », tome 4 de Golden City, par Pecqueur, Malfin, Schelle & Rosa. Chez Delcourt.

L'air de rien et sans grand tapage, Golden City est devenu en trois albums à peine l'une des locomotives des éditions Delcourt. Cette histoire a effectivement tout pour plaire. Un héros sympathique (bien que riche, comme quoi, ce n'est pas incompatible...) pris dans une sombre machination, des personnages secondaires attachants, des rebondissements incessants et un dessin d'une redoutable efficacité. A ce sujet, il faut signaler que chaque album pousse Nicolas Malfin à davantage de lisibilité encore, jouant toujours plus la ressemblance avec le dessin d'animation.
Evidemment, Golden City n'est pas exempt de défauts. Le principal est sans doute de traîner l'histoire en longueur en dépit de trouvailles originales pour que le lecteur ne s'en aperçoive pas. Mais il y a aussi quelques moments purement réjouissants. Comme celui des révélations faites par la mère de Harrison par delà la mort. On ne s'attend pas une seconde à l'issue que le scénariste a réservé à ces révélations posthumes contenues sur un disque. Bien joué. Bien joué aussi, la présence d'une charmante Inuit qui ajoute une petite touche romanesque à l'histoire. Mais un jour ou l'autre, il faudra que notre héros rentre à Golden City et aille exiger des comptes. Le plus tôt serait sans doute le mieux, ce qui ne signifierait pas pour autant clore l'histoire en un tome ou deux. Juste qu'à force de tourner autour, on aimerait que Harrison aille défier son double.
« La guerre d'Alan, tome 2 », par Emmanuel Guibert. A L'Association.

Suite des souvenirs du jeune G.I. Alan Ingram Cope, retranscrits par son ami Emmanuel Guibert. Cette fois, on entre dans le vif du sujet : Alan débarque en France, en 1945. Il nous offre une vision très personnelle de la guerre, de « sa » guerre. Truffé d'anecdotes inattendues, son récit est totalement décalé ; on est loin des images du débarquement en Normandie et des films de guerre. Plongé dans le quotidien du soldat américain, on découvre avant tout l'ennui, l'inaction, la curiosité et les petites choses de tous les jours dans un peloton qui paraît avoir été laissé à l'abandon par les grands généraux. Cette réflexion sur la guerre est déroutante. L'ennemi est invisible, la peur ne fait que de rares apparitions, mais la voix off égrène des souvenirs et des impressions qui mettent mal à l'aise. Désorganisation, absurdité, les mots qui viennent en tête sont loin d'être louangeurs. Ce sont pourtant ces soldats qui ont fait changer le cours de la guerre, en 44. Mais sans doute arrivé un rien trop tard sur le Continent, Alan Cope « se contente » des restes. Il les raconte à sa manière, qui est avant tout faite d'une précision presque maniaque. Guibert tente de se faire oublier derrière les mots de son ami, de « servir » le texte. Mais quand on possède un tel talent graphique, se faire oublier est un voeu pieux. Chaque page possède son lot d'images fortes. Une fois encore, la technique est au service de l'histoire et non l'inverse. La force des grands.
Un grain de sable (Jane) par Thierry Bellefroid
« Un grain de sable », tome trois de la série Jane, par Falque et Bonifay. Chez Casterman.

Embrouille chez les bikers, des camionneurs leur cherchent des crosses. Sur fond d'intimidation musclée et de baston dans les bars, une nouvelle aventure qui va plonger Jane et les siens dans les filets d'un drôle d'oiseau : Peter. Ça commence comme un joli pique-nique au camping de la page, ça se termine en stock-car avec trafic de drogue et tout le toutim. Pas à dire, Bonifay ne fait pas dans la dentelle. Ça change de « Zoo », la série qu'il anime avec Frank chez Dupuis ! Logique, direz-vous puisque celle-ci exalte l'esprit motard. Quand même, on a parfois l'impression qu'il en remet des tonnes. Même si la plupart des personnages sonnent plutôt juste, de prime abord.
La liste (O'Malley) par Thierry Bellefroid
« La liste », tome 1 de la série O'Malley, par Nemeth, Kalonj et Sorrentino. Chez Paquet.

Parodie de détective privé du début du XXème siècle à Londres, le petit O'Malley habite à une rue de chez Sherlock Holmes. Mais il a beaucoup moins de succès. En fait, il est surtout doué pour prendre des beignes et se faire chier dessus par les mouettes. Cet Irlandais un peu teigneux qui ferait souvent mieux de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de l'ouvrir se retrouve au coeur d'une bien étrange affaire : une liste de noms parmi lesquels certains mouilleraient la couronne semble intéresser beaucoup de monde. Et lui coller aux basques. Nemeth s'amuse à truffer son récit de références, pas toujours avec bonheur, il faut dire. C'est parfois lourd et la voix-off ne trouve pas vraiment son style, malgré quelques phrases du meilleur cru. Mais le climat prête tout de même à sourire. Quant à Kalonji, il quitte le noir et blanc tranché de Helvéthika pour un dessin très caricatural qui ne plaira pas à tout le monde. Ses personnages ont tous l'air d'être nains, avec des têtes exagérément grosses sur des corps minuscules. On aime ou on n'aime pas, c'est le style de Kalonji. Il accentue le côté risible du héros. Mais il l'éloigne en même temps des ambiances londoniennes propres à ce genre d'histoires.
Sainte famille par Thierry Bellefroid
« Sainte famille », par Xavier Mussat. Chez Ego Comme X.

A part David B, et dans une autre mesure Fabrice Neaud, peu d'autobiographies ont été si loin dans l'analyse de soi et des siens. Xavier Mussat nous balade pendant près de 90 pages grand format dans une crise d'adolescence sans fin. Elle a démarré lorsque son père, modèle par excellence, placé à l'égal de dieu par Xavier, a fait sa valise et quitté la maison, abandonnant femme et enfants. Xavier analyse et commente rétrospectivement le chemin qui l'a poussé à détester ce père, à se détester lui-même, et à « tomber amoureux » de sa mère, seule référence de sa vie pendant une dizaine d'années. C'est évidemment d'une totale impudeur. Le lecteur a l'impression d'assister à une thérapie en direct, de pénétrer les secrets les plus intimes de l'auteur. Il le ressent d'autant plus que Xavier Mussat se décrit sans complaisance. Et n'épargne pas davantage ses proches. Mais cette impudeur n'est pas de l'exhibitionnisme. C'est la voie qu'a trouvé un artiste pour exprimer un parcours personnel, quasi initiatique. En cela, la lecture de Sainte Famille est un moment intense et poignant comme on en connaît peu en BD.
« Rising Stars 1 », par J. Michael Straczynski et Keu Cha. Chez Semic.

Dessin efficace, précis, musclé. Scénario dense. Rising Stars démarre fort. Au début, il y eut un éclair, le ciel de la ville de Pederson s'embrasa. Et ensuite, on découvrit les « Special », à savoir toute la génération d'enfants en cours de conception le jour de la chute de la météorite sur cette ville de l'Illinois, en 1969. 113 garçons et filles qui développeront au fil des ans d'étranges pouvoirs et dont certains deviendront des super-héros. Le récit lui-même mêle ces ingrédients à une passionnante enquête policière. L'occasion de suivre les destins de quelques-uns de ces surdoués surveillés de très près par l'Administration et protégés par le docteur Welles. Depuis quelque temps, les « Special » sont assassinés les uns après les autres. Qui est l'assassin ? Pour ceux qui les connaissent vraiment, voire pour les « Special » eux-mêmes, il n'y a pas de doute, c'est l'un d'entre eux. Brillant, le premier volume de cette saga qui racontera les 64 années de la vie de ces êtres exceptionnels est avant tout une très belle étude de personnages. On se passionne pour chacun d'entre eux et pour les trouvailles que le scénariste a su glisser dans son histoire pour la rendre à la fois attractive et digeste.
Welcome to the death club par Thierry Bellefroid
« Welcome to the death club », par Winshluss. Chez 6 Pieds Sous Terre.

Evidemment, avec un titre et une couverture pareils, il ne faut pas s'attendre à une gentille BD pour enfants. Mais à l'inverse, « Welcome to the death club » n'est pas du tout morbide. C'est une grosse farce avec la mort dans le rôle principal. Sur le mode « tel est pris qui croyait prendre », une succession de petites histoires muettes en noir et blanc dans lesquelles le gagnant n'est pas toujours celui qu'on attend. Ma préférence va à « Salut l'artiste », bref récit sur la douleur d'aimer.. et de créer un best seller au bon moment. Quand un écrivain désargenté se suicide, il devrait penser à d'abord payer son loyer... Souvent amorales, les histoires de Winshluss sont avant tout drôles et débridées, à l'inverse d'un dessin aux apparences très sombres. Après le Monsieur Ferraille paru en janvier aux Requins Marteaux, voilà qui confirme la bonne santé de cet auteur.
« Une autre guerre », tome 1 de « Libre à jamais », par Marvano et Haldeman. Dans la nouvelle collection « Fictions » des éditions Dargaud.

On avait déjà vu des choses étranges dans le monde de l'édition. Mais celle-ci en dépasse sans doute beaucoup d'autres. Plus de douze ans après la fin de la magistrale trilogie de science-fiction « La guerre éternelle » parue dans la collection Aire Libre des éditions Dupuis, voici qu'une suite voit le jour chez Dargaud... et devient le fleuron d'une nouvelle collection de SF. Pas le choix, l'éditeur doit bien annoncer dans toute sa communication que « Libre à jamais » est la suite de « La guerre éternelle » ; même si « Une autre guerre » a été conçu pour être compris de lecteurs n'ayant jamais ouvert aucun des tomes de la première trilogie, il est clair que c'est dans l'oeuvre initiale que se trouvent les clés de compréhension de cette nouveauté. Surtout que cet album ne raconte pas vraiment la suite de la première partie. Marvano et Haldeman nous éclairent, treize ans plus tard, sur ce qu'est devenue Marigay, la compagne de Mandella, pendant le troisième et dernier album de « La guerre éternelle ». Avec une conclusion parfaitement identique à celle de 1989. Déroutant.
En fait, Joe Haldeman a bien écrit une suite à son roman 20 ans après. Cette suite s'appelle bien « Libre à Jamais » et est l'objet de cette nouvelle adaptation par Marvano. Mais il a aussi écrit une courte nouvelle constituant une transition entre ces deux romans de science-fiction. C'est cette nouvelle que raconte le premier tome de « Libre à Jamais ».

On peut refermer « Une autre guerre » en se demandant ce qu'il apporte de plus à la première trilogie. On y retrouve l'intention première de Joe Haldeman, qui était de s'inspirer de son expérience au Vietnam pour dénoncer l'absurdité de la guerre dans un récit de Science-Fiction. Mais cet album étant un élément de transition entre deux cycles, il n'est en rien révélateur de ce qui attend le lecteur dans la future série ; « Libre à jamais » racontera en effet essentiellement comment Marigay, Mandella et leurs deux enfants vivent la paix après la fameuse Guerre Eternelle. Et comment ils intègrent une société où, a priori, ils n'ont plus leur place. Car dans « Libre à jamais », l'ennemi de l'homme, c'est l'homme. Après avoir banni l'hétérosexualité pour juguler la croissance démographique, la Terre a en effet été un pas plus loin. Et c'est ce pas qui lui a permis de faire la paix avec l'ennemi de toujours, le Tauran, à qui, pour la première fois, Marvano donne un aspect physique, plutôt réussi, d'ailleurs. Il faut dire que le dessinateur a eu l'occasion d'évoluer, durant toutes ces années. Toujours en compagnie de Joe Haldeman, il a créé entre-temps chez Dupuis la série « Dallas Barr », dans laquelle on retrouve certains points communs avec « La Guerre éternelle ». Son dessin est devenu plus fluide, « plus BD » et l'on retrouve cette nouvelle patte sur « Libre à jamais ». Très rond -jusque dans les formes d'une Marigay méconnaissable- son trait est bien plus lisible qu'à l'époque de « La guerre éternelle ». Les couleurs de Bruno Marchand, complice de la première heure, reflètent bien la palette du dessinateur de « Little Nemo » ; on y trouve la même prédilection pour le bleu azur et l'ocre.

Ce prologue n'est pas un coup dans l'eau. Il permettra à tous de posséder le « décodeur » nécessaire à la lecture de « Libre à jamais ». Pour l'instant, cela fait à peu près le même effet que quand Moebius et Jodorowski nous avaient balancé en 2000 un « Après l'Incal » qui s'intercalait avant la fin de la série initiale. Mais la suite devrait prendre un tournant radical... Et prouver que Haldeman a tiré le meilleur parti de la science-fiction, qui est d'être une métaphore de la société contemporaine.
Fines Matrice (Fides) par Thierry Bellefroid
« Fines Matrice », tome 2 de Fidès, par Ploy et Pagot. Aux Humanoïdes Associés.

Rappelons le contexte. Fidès est l'une des quatre séries imaginées par Anne Ploy autour du concept de la Transgénèse. Quatre époques successives pour raconter quatre moments clés de notre avenir, en commençant en 2025 et en terminant en 2042. Dans « L'ancêtre programmé » (2025-2028), c'est la machine qui prend le pouvoir. Dans Fidès (2029-2034), au contraire, la science est au service de Mezza, grande prêtresse sans scrupule qui règne sur la France grâce à sa secte, l'Arquante. L'endoctrinement forcé est au coeur de cette série-ci et l'on y retrouve, comme dans « S.O.S. Bonheur », une société entièrement contingentée dans laquelle l'individu abandonne, sans même s'en apercevoir, son libre-arbitre et sa capacité de révolte. La manipulation est partout. Le héros de l'histoire, Janos, en fait les frais. Mais la « contre-révélation » est en marche. Anne Ploy tisse sa redoutable toile et distille intelligemment les révélations, ni trop (pas la peine de prévoir un rebondissement à chaque page, le récit est déjà suffisamment fort par lui-même), ni trop peu. Didier Pagot assure plutôt bien, même si certaines pages, comme la page 26, ne respirent pas forcément le bon goût. Mais l'ensemble tient décidément en haleine, en attendant le premier album du « silence de la terre » qui s'attachera à la période suivante, allant de 2035 à 2039.
Le chemin de Saint-Jean par Thierry Bellefroid
« Le chemin de Saint-Jean », par Baudoin. A L'Association.

Baudoin n'écrit pas, il chante. Il ne dessine pas, il vole, virevolte, plane au-dessus de la feuille. Son pinceau dépose des taches d'encre de Chine proches de la calligraphie japonaise. De près, on chercherait bien de quel alphabet elles s'inspirent. De plus loin, on est happé par ses paysages et ses lignes de fuite. « Le chemin de Saint-Jean » n'est pas une énième BD sur son village natal. Edmond Baudoin ne fait que se servir de ce chemin, de sa beauté insaisissable, pour nous parler de lui, de son passé, des gens qu'il aime ou a aimés. Il gravit la montagne, nous confie qu'il y demeure parfois nu, s'abreuve à l'eau des sources, revient mille fois sur les traces laissées depuis l'enfance, nous offre six versions du même dessin, de demi-heure en demi-heure. Mais jamais, ce faux carnet de croquis naturaliste ne s'éloigne de l'essentiel. La vie. La mort. Le souvenir et l'amour. La beauté et le refus des bonheurs artificiels. Edmond Baudoin se dessine la tête en forme de pierre. Il a toujours aimé dessiner des têtes « en forme de ». Sans doute parce que la tête, c'est le siège de l'âme. Et que celle de ce génial créateur est pleine de cris d'amour. Qui mieux qu'une pierre au bord d'un chemin d'enfance peut vous parler d'amour ? ...

La poésie du « Chemin de Saint-Jean » éloigne plus que jamais Edmond Baudoin des routes traditionnelles de la BD et même, de la BD autobiographique. En jouant les mises en abîme, montrant ses pages de carnets de croquis au milieu de paysages cadrés en large, il fait prendre un grand bol d'air à nos paysages intérieurs, nos peurs de dire, nos envies d'être. Et toujours ce texte aux apparences de simplicité qui fait chanter les mots, danser les phrases. « Ce n'est pas un sentier. C'est un album qui déborde de photos. Elles tombent d'entre les pages, le vent les éparpille et je m'efforce de vouloir les récupérer. Pourquoi je viens ici ? Pourquoi c'est dans les retours en arrière que je vais devant ? » s'interroge l'auteur. Sans doute parce que ce chemin, c'est celui d'une vie entière. D'une vie d'artiste virtuose, vissé à son pinceau. Mais la virtuosité n'est rien si l'on n'a rien à dire... Ce qui ne risque pas d'arriver à cet oiseau-là !
« Andy & Gina », par Relom. Chez Fluide.

Voilà un premier album pour le moins réjouissant ! Ces deux chenapans-là ne s'arrêteront sûrement pas en si bon chemin. Andy, c'est le gentil petit garçon qui se couperait en quatre pour faire plaisir à sa soeur. Et Gina, la peste parfaite, délicieusement cruelle et insensible aux horreurs les plus crues. Ce duo amusant est complété par un couple de parents sado-masos dont on retiendra surtout le père, sorte de Dick Rivers qui aurait réussi à se donner des airs de mauvais garçon. Il rêve de faire un homme de son fils et ne déteste rien plus que son beau-frère chanteur, Eric Moreno. Il faut dire que celui-ci affiche ses préférences sexuelles sans pudeur, réveillant un intérêt pour les garçons chez le petit Andy. Travaillées sous forme de courts récits indépendants mais chronologiques, les histoires de Relom sont souvent drôles par leur côté amoral et déjanté. Tout y est permis, qu'il s'agisse de bouffer une vieille momie cachée à la cave, de tuer les colombes au lance-pierres ou de rendre vie aux chats et aux chiens découpés et stockés dans le frigo par les parents... Absolument irrésistible !
L'as des astres (Nostra) par Thierry Bellefroid
« L'as des astres », premier album de la série « Les prédictions de Nostra ». Par Cazenove, Amouria et Lunven. Chez Bamboo.

Il y avait déjà Léonard (par Turk et Degroot pour les distraits), désormais, il y a Nostradamus. Sur un mode plus grivois, Cazenove imagine des gags en un planche qui ne donnent pas de ce roi de la prédiction une image très flatteuse. Mais qu'importe, le but est de faire rire et ça fonctionne. Nostradamus apparaît comme un mage très intéressé -surtout par les femmes- qui ne loupe pas une occasion de jouer les charlatans. Les situations sont amusantes, les gags bien menés et suffisamment diversifiés pour tenir la distance en album. Evidemment, notre Nostra ne pourra pas continuer éternellement à prendre des gifles de toutes les femmes qu'il aura essayé de mettre dans son lit en inventant des stratagèmes gros comme des maisons. Mais Cazenove semble avoir de la ressource et pouvoir trouver d'autres idées. Il joue parfois un peu sur les plates-bandes de l'ami Léonard, mais avec suffisamment de distance pour qu'on ne soit pas tenté de crier au plagiat. Quant à Amouria, il développe un style de dessin personnel bien qu'inspiré des maîtres du genre, Bercovici en tête. Leur association devrait réjouir les lecteurs durant un bon moment.
Bye Bye Soho par Thierry Bellefroid
« Bye Bye Soho », par Antonio Cossu. Chez ORO Productions.

Le Belgo-Sarde Antonio Cossu fut aussi prolifique dans les années 80 que discret dans les années 90. Grand complice de Berthet avec qui il a entre autres commis « Le marchand d'idées » (réédition intégrale en 1998 par Glénat dans le cadre des 30 ans de l'éditeur), il a aujourd'hui bifurqué vers l'enseignement. Ceux qui le connaissent aiment dire que Cossu est l'homme le plus chaleureux du monde de la BD. Il le prouve à travers cet album gentiment idéaliste qui est le résultat d'une démarche personnelle généreuse. Cossu a intégré un projet roubaisien, « Travail et Culture », de 1998 à 2001. Trois années durant lesquelles le dessinateur a partagé son temps et son savoir avec une quinzaine d'élèves du collège Albert Samain de Roubaix. Thème : comment les jeunes d'aujourd'hui se représentent le travail ? Intérêt : renouer le dialogue avec la vie professionnelle en passant par la BD. Résultat : des centaines de planches dessinées par les élèves, qui, si elles n'ont guère de valeur artistique et encore moins commerciale, ont atteint leur objectif.

C'est pour donner une suite à ces ateliers que Cossu s'est remis à sa planche à dessin et a imaginé cette histoire de SF inspirée des lieux et des gens fréquentés à Roubaix durant cette expérience. « Bye Bye Soho » raconte comment un robot venu du futur peut incarner un idéal de justice revendiqué par des jeunes démotivés. Mais le robot ne peut remplacer la justice à lui tout seul. Adulé au début par une population ravie de se voir attribuer une sorte de super-héros à plein temps, Lam va devenir encombrant. Et finir par être l'objet d'une attaque en règle. Son aide aux jeunes désorientés va alors prendre une autre forme, plus humaine et plus discrète. Il va favoriser le savoir, la culture et l'échange. On l'aura compris, tout cela est plein de bons sentiments et de messages à destination de ces adolescents désoeuvrés que Cossu connaît trop bien. « Bye Bye Soho » est aussi le témoignage de l'engagement d'un auteur qui voudrait faire changer les choses. Lorsqu'on connaît tout ce contexte, la lecture de cette histoire de science-fiction qui se déroule sur deux périodes, 2005 et 2085, prend tout son sens.

Si « Bye Bye Soho » vous intéresse, sachez que la BD est éditée par ORO Productions, structure éditoriale indépendante créée par Cossu et qui se trouve en résidence au Centre Culturel de Mons (Belgique). Pour tout renseignement sur le projet ou sur la BD, un seul téléphone : 00.32.65.31.35.69. ou un E-mail : cossu.oro@swing.be. Enfin, pour les mordus de Cossu, il existe aussi un making of de « Bye Bye Soho » qui reprend les crayonnés et croquis préparatoires, c'est paru chez Pythagore Editions, 8, rue de Verdun, 52000 Chaumont, en France.
« Mortelles en tête », tome 2 de Grand Vampire, par Sfar. Chez Delcourt.

Pas toujours facile de suivre les méandres des scénarii de Joann Sfar. Dans ce deuxième volume des aventures du Grand Vampire, les séquences semblent avoir été posées bout à bout, apparemment sans rapport entre elles. Le lecteur doit jouer le jeu, se laisser prendre par la main, et découvrir une fois encore quelques-unes des pièces du grenier de l'imaginaire dont l'auteur a décidé d'explorer chaque recoin. Ça commence par une très belle scène au musée du Louvre, la nuit. Que de magie et de poésie dans ces quelques pages ; on aimerait d'ailleurs prolonger un peu plus ce beau moment. Mais déjà, Joann brise le rythme et nous ramène à l'Homme Arbre. Dans un désordre savamment orchestré s'enchevêtrent ensuite quelques épisodes de la vie des personnages de cette série qui nous valent, comme toujours, de magnifiques dessins et de subtils dialogues. Le Grand Vampire, c'est pétillant comme le champagne, enivrant comme le bon vin, décoiffant comme un coup de sirocco.
Nanotech (Némésis) par Thierry Bellefroid
« Nanotech », tome 4 de la série Némésis, par Ange, Janolle et Van den Abeele. Chez Soleil.

Anne et Gérard, plus connus sous le pseudonyme de Ange, nous avaient concocté, lors du premier cycle, un superbe thriller SF aux allures d'X-files. On croyait qu'ils ne feraient pas mieux. Du moins, dans ce domaine. C'est même avec un zeste de méfiance que j'ai ouvert cette suite, persuadé que je ne pouvais être que déçu. Mais la déception, ça a été qu'il n'y ait que 46 pages à lire ! Ce Nemesis 4 n'est pas seulement une excellente suite : c'est tout simplement le meilleur album de la série (et je l'ai relue intégralement avant d'aborder cette nouveauté, je ne suis donc pas trahi par mes souvenirs lointains).

« Nanotech » a toutes les qualités que l'on a pu trouver aux trois premiers volumes de Nemesis : personnages attachants, univers mystérieux à cheval entre SF et anticipation, souci de crédibilité constant, suspense permanent... Il a en outre une qualité supplémentaire : il nous propose une fin provisoire, ce qui donne l'envie d'en lire plus tout en diminuant l'inévitable frustration que provoquent ces histoires tronçonnées en trois ou quatre morceaux sans aucune pitié pour le lecteur.
Enceinte et désormais intégrée au FBI, l'ex-agent de la CIA, Roxanne, est plus intéressante que dans le premier cycle. Mais Jonathan a lui aussi un profil bien plus attractif, puisqu'il apparaît à la fois moins solide et « habité », sans cesse prêt à perdre la raison. En fait, les scénaristes ont choisi d'accentuer la fragilité de chacun des personnages, pris séparément (y compris Mallow, sur la fin de l'histoire), pour mieux justifier la cohésion du groupe qu'ils forment. Face à eux, ce n'est plus un marchand d'armes qui se livre à de petites expériences de transferts sur des handicapés, mais une secte puissante qui a récupéré les expériences des années d'après-guerre pour créer des êtres de métal liquide redoutables. Il y a un petit côté Terminator à tout cela, mais compensé par l'équipe d'enquêteurs luttant avec des armes dérisoires contre « le Mal ». Pas de super-héros dans cette histoire, donc. Juste des hommes et des femmes plus attachants les uns que les autres. Le dessin de Janolle n'y est sans doute pas pour rien. Bien que stylisés, ses personnages sont très humains, tant dans leurs expressions que leurs attitudes. Janolle réussit par ailleurs à jouer parfaitement sur le climat d'angoisse en campant des scènes de fantastique qu'on croirait tirées d'un excellent film d'animation.
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