Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Rien ou presque (Akarus) par Thierry Bellefroid
« Akarus, Tome 1 : Rien ou presque ». Par Pontarolo. Dans la collection Carrément BD des éditions Glénat.

La couverture est un appel à la lecture. Magnifique, mystérieuse et d'un équilibre esthétiquement irréprochable. Sans parler des couleurs très réussies. Pontarolo tient-il la distance sur les 50 planches de l'album ? La réponse est oui. Son univers, plus riche et plus attirant que celui de « Naciré et les machines » (Casterman), a un petit côté Schuiten/Peeters sans en faire trop dans la copie. Mais ses personnages jouent du burlesque au tragique en passant par le fantastique avec une aisance qui rappelle parfois davantage Bilal. L'enquête dans laquelle Akarus est plongée ne manque pas d'originalité ; le personnage central, Pyrho Khollys, de second degré ; les deux protagonistes féminines.. de sensualité. Cela n'empêche nullement l'auteur de dispenser ses petites pointes d'humour, ni de jouer avec le format carré de la collection pour nous ménager des planches superbes, alternant les points de vue, les grosseurs de plans et les trouvailles de décors ou de personnages. En tout cela, cette nouvelle série est à la fois la suite logique et bien plus qu'un « Naciré-bis ». La preuve que Pontarolo est un auteur singulier. Et doué.
« Le secret du sniper », tome 1 de Kookaburra Universe, par Crisse et Mitric. Chez Soleil.

Crisse est aux commandes, mais plus au dessin. Mitric (Arkéod), prend la relève, non seulement pour ce premier album parallèle, mais aussi en ce qui concerne la suite de la série, dont on attend le tome 4 en juin prochain. Personnellement, je trouve que le lecteur n'y perd pas. Sans être trop éloigné du dessin de Crisse, celui de Mitric gagne en fluidité par son côté moins maniéré. Pour le reste, replaçons cet album dans son contexte, qui est de développer dans cette collection parallèle à la série des one-shot permettant de raconter les origines des personnages. En cela, « Le secret du sniper » est une réussite. La question n'est pas de savoir si le scénario est à la hauteur de celui de la série. On ne compare pas une « saga » de plusieurs albums et un développement de personnage sur un seul. L'histoire tient la route et elle tient ses promesses, elle permettra même peut-être à certains d'accrocher à cet univers et d'avoir envie, ensuite, de lire la série-mère pour la première fois. On attend avec impatience le deuxième volume de Kookaburra Universe, puisque l'exploration du passé de Taman Kha sera confié à Ange et Paty, c'est-à-dire à une équipe totalement extérieure à la série. Peut-être la véritable surprise viendra-t-elle de ce choc des idées.
Palooka Ville par Thierry Bellefroid
« Palooka Ville », de Seth. Aux éditions du Seuil.

Les Dupuy-Berbérian creusent définitivement leur route en marge des Humanos. Non seulement ils ont rapatrié leurs séries chez Dupuis, non seulement Charles publie Cycloman chez Cornélius avec un Grégory Mardon jadis découvert dans la collection Tohu Bohu, mais en outre, le « nouveau » Seth paraît, préfacé par Berbérian, aux éditions du Seuil. Attention, en fait de nouvel album, il s'agit de la traduction française de récits antérieurs à « La vie est belle malgré tout », déniché par Dupuy et Berbérian en 98 et publié lui aussi à l'époque dans la collection Tohu Bohu.
Dans « Palooka Ville », deux épisodes très différents. Le premier ne m'a guère enthousiasmé que par le dessin. Le second, en revanche, raconte une expérience amoureuse contrariée entre un Seth encore presque boutonneux et une femme adultère au mode d'emploi très compliqué. Avec force détails sur la vie quotidienne des cuisines de l'auberge du phare et une belle galerie de personnages secondaires, Seth nous amène au bord du romantisme adolescent sans tomber dans la mièvrerie. Un beau moment passé en compagnie de ce dessinateur canadien dont la parenté avec Dupuy-Berbérian dépasse de loin le graphisme.
BD d'enfer - Renaud par Thierry Bellefroid
« Renaud, BD d'enfer », album collectif. Chez Delcourt.

« La bande à Renaud », album publié dans les années 80, était épuisé depuis longtemps. Jusqu'il y a un an, on pensait que Renaud l'était aussi. Et puis il y a eu ce « Boucan d'enfer » et son million d'exemplaires écoulé. Difficile de ne pas céder à la tentation d'y donner suite. Plutôt que de rééditer l'ancien album, Delcourt a choisi d'en reprendre une partie et de réactualiser le projet avec de nouvelles adaptations. On retiendra parmi celles-ci l'étonnante version de « L'entarté » où Rabaté achève le travail entrepris par Renaud et enterre définitivement BHL sous une épaisse couche de chantilly... et de ridicule. On relira avec plaisir quelques adaptations plus anciennes tout en se disant que le graphisme de ces auteurs a beaucoup évolué en un peu plus de quinze ans et que les placer côte-à-côte avec des travaux récents n'est pas toujours leur faire honneur. Plessix, Vicomte, Berthet, Loisel ou encore Jean-Claude Denis feraient sans doute bien mieux aujourd'hui. Il n'empêche, aucun n'a à rougir de figurer dans cette petite anthologie de Renaud en BD qui regroupe 22 chansons.
"Au temps de Botchan", tome 1. Par Natsuo Sekikawa et Jiro Taniguchi. Aux éditions du Seuil.

Nous voilà partis pour 1500 pages sur l'histoire de la littérature japonaise du début du vingtième siècle. Autant dire que le pari est de taille. Les éditions du Seuil commencent cette traduction avec un volume de 250 pages qui ne manque pas de qualités mais qui laissera perplexe plus d'un lecteur déjà séduit par les Taniguchi de Casterman. Il faut dire que l'entreprise de l'écrivain Sekikawa est ambitieuse. Surtout vu d'ici. Comment intéresser un public au processus de création d'un roman que l'on peut qualifier de culte au Japon et de presque inconnu sous nos latitudes ? Fort heureusement, il y a davantage que Botchan dans ce Botchan. Il y a tout ce mouvement intellectuel du début des années 1900, au Japon, qui s'est frotté à la culture occidentale et qui en est revenu. Intéressant, passionnant même. Mais ardu. Et plus encore à travers une lecture que l'éditeur propose dans le sens original, de la droite vers la gauche (ça conserve la saveur originale, et ça coûte moins cher que le travail de moine-copiste-traducteur-adaptateur commandé à Frédéric Boilet pour l'adaptation de « Quartier Lointain » !). Quant au dessinateur désormais reconnu chez nous comme le plus doué des mangakas « adultes et réalistes », il brille par son talent d'un bout à l'autre.
Banquise par Thierry Bellefroid
« Banquise », par Sylvain Ricard et Christophe Gaultier. Dans la collection Latitudes des éditions Soleil.

Révélé par Pierre Paquet en 2000 avec « Grise mine », Christophe Gaultier change de scénariste et de graphisme pour un premier album dans la toute nouvelle collection des éditions Soleil. Est-ce l'éditeur qui l'a poussé à davantage de lisibilité et de réalisme ? Peut-être. Maurad Boudjellal prend un risque en lançant cette collection (très) grand format dans un secteur où il est totalement absent depuis ses débuts. Il ne peut donc se permettre de ramer à contre-courant. A moins que Gaultier lui-même ait compris qu'on ne pouvait pas être un deuxième de Crécy et qu'il fallait qu'il trouve une voie plus personnelle et peut-être plus grand public pour permettre à son potentiel créatif de s'exprimer pleinement. Toujours est-il que le résultat ne manque pas de panache. « Banquise » frappe avant tout par sa cohérence chromatique, son dessin impulsif, « hanté », mais aussi débordant de vie. L'histoire de Sylvain Ricard est à la mesure de l'univers graphique de son dessinateur. Une bande de fous furieux débarquée d'un navire sème la mort et la terreur sur la neige immaculée de la banquise. Il y a quelque chose du Raspoutine de Pratt dans les personnages de ces fantômes vivants dirigés par Yllia Teponemko. Mais il y aussi quelque chose de l'album « Les ogres » de David B et Blain, que ce soit dans l'ambiance de cette BD ou dans certaines des cases où Gaultier noircit ses décors au crayon gras. Sans pousser plus loin les comparaisons, admettons que « Banquise » est aussi énigmatique qu'attirant et réussit une belle démonstration d'utilisation de l'informatique dans la mise en couleurs.
Piranèse. La planète prison par Thierry Bellefroid
« Piranèse, la planète prison ». Par Milo Manara. Chez Albin Michel.

A 57 ans, Manara se renouvelle en nous concoctant un space-opera à peine teinté d'érotisme (on ne se refait pas, il faut quand même qu'il y ait l'une ou l'autre scène où le dessinateur puisse se faire plaisir !). Mais s'il se renouvelle, on ne peut pas en dire autant de la BD. Son histoire paraît tout droit tirée des carnets de notes de Jodorowsky et Moebius. Une planète-prison où les rebuts de l'empire sont abandonnés avec un collier de contrôle autour du cou. Un peuple génétiquement modifié pour être transformé en troupeau paisible et obéissant, des déviants, une caste organisée au pouvoir. Tout cela n'est pas très neuf. Mais c'est suffisamment différent des derniers opus de Manara pour être salué avec un certain enthousiasme. D'autant que l'histoire ne manque pas de rythme et que quelques trouvailles intéressantes l'émaillent agréablement. Sans parler d'une héroïne forcément sensuelle à qui on refuserait difficilement une invitation à déjeuner... voire plus si affinités. Bref, une bonne surprise que complète une mise en couleur plutôt réussie.
« Manhattan Beach 1957 », par Hermann et Yves H. Dans la collection Signé du Lombard.

Les Hermann père et fils retrouvent la collection où ils ont débuté leur collaboration (avec « Liens de sang », pour rappel). Une collection où le père a par ailleurs signé (c'est le cas de le dire) l'un de ses meilleurs albums de ces vingt dernières années, Caatinga. Yves Huppen déroule un récit sur deux époques, celle du souvenir (1957) et celle du dénouement (1976). C'est l'histoire d'un homme et de deux femmes qui se ratent. John n'a pas pu empêcher Daisy de partir trop vite, tout comme Helen ne parviendra pas à retenir John. L'amour frappe à chaque fois à la mauvaise porte au mauvais moment. Quant aux motivations des personnages, elles sont à la fois dévoilées et laissées dans leur part d'ombre. Au vu des éléments donnés au lecteur, chacun jugera qui, de Daisy ou de Vernon, disait vrai. C'est sans doute ce flou artistiquement entretenu qui contribue à la réussite de l'histoire. Mais c'est aussi un découpage rigoureux, une maîtrise évidente du temps et de l'espace. Evidemment, cela n'empêche pas Hermann de répéter quelques tics. A commencer par un casting féminin à peu près désastreux. Daisy, c'est un peu l'anti-Cécile de Gibrat. Mais qui s'attendrait à l'inverse ?...
« Nat & Lisa, 1ère partie », tome 1 de « Red River Hotel », par Jean-Luc Cornette et Michel Constant. Dans la collection Bulle Noire des éditions Glénat.

Michel Constant, le dessinateur de « Bitume » (Casterman), abandonne son scénariste et retrouve un autre dessinateur transformé en scénariste pour les besoins de cette nouvelle série. Jean-Luc Cornette nous propose une histoire d'enquête peu ordinaire. Nathan Parks, livreur de pizzas, est à la recherche de la femme de sa vie, Lisa, disparue sans laisser de traces. Nathan habite au Red River Hotel, un endroit étrange peuplé de pensionnaires presque aussi anciens que les lieux. Au gré de ses journées et de son enquête, Cornette déroule son récit en allers-retours. Le lecteur découvre peu à peu comment Nathan et Lisa se sont connus, comment ils se sont perdus, et ce que cachent d'autres protagonistes de cette histoire. La construction rend l'histoire intéressante, elle permet aussi de rompre avec le rythme souvent trop classique des enquêtes. Constant, quant à lui, tente de restituer une Manhattan entre deux âges ; décors, voitures et accessoires (comme les téléphones) nous renvoient immanquablement vers les années soixante, tandis que certains éléments vestimentaires sonnent résolument plus contemporain. On est juste un peu gêné de retrouver l'Empire State Building en arrière-fond de presque tous les décors. Ca paraît peu crédible à ceux qui connaissent New York et qui savent que même en restant dans un seul quartier, il est difficile d'évoluer aussi souvent avec le même sommet de gratte-ciel en arrière-fond. Pour le reste, on attendra la conclusion du récit afin de se faire une idée plus précise. Mais les débuts sont encourageants.
Les losers sont des perdants par Thierry Bellefroid
« Les losers sont des perdants », par Guerse et Pichelin. Chez Fluide Glacial.

Voilà une BD qu'elle est « super drôle 2000 », pour reprendre l'une des expressions qui sert de gimmick humoristique dans l'album. Guerse et Pichelin, « vieux » abonnés des Requins Marteaux, abandonnent l'éditeur d'Albi le temps d'un livre consacré à quelques « super-héros » de l'ANPE. Et même si la caricature est traitée à grands coups de brosse, ils nous font rire d'un bout à l'autre avec leurs joyeux glandeurs, piliers de comptoir professionnels à qui le mot « travailler » fait le même effet qu'à Gaston Lagaffe. Gentiment déjanté, bourré de running-gags qui finissent par emporter l'adhésion sur la longueur, « Les losers sont des perdants » réconcilie pleinement la BD underground et l'humour tous publics.
Constellation par Thierry Bellefroid
« Constellation », par Frédérik Peeters. A L'Association.

Pour ceux qui ne connaissent que la veine autobiographique de Frédérik Peeters, l'étonnement risque d'être au rendez-vous. « Constellation » est une pure fiction, à n'en pas douter. Un homme, une femme, un avion. Et le destin qui joue les trouble-fête. La collection Mimolette propose des albums d'une trentaine de pages. Trop peu, sans doute, pour développer des scénarios touffus. Peeters choisit donc la simplicité. Au risque de mener un peu trop facilement son lecteur vers le dénouement. Mais il dessine avec un tel talent qu'on lui pardonne les quelques lieux communs de son scénario. Quelque part entre Dupuy-Berberian et Blutch, ce garçon-là a un trait magnifique, tout en sensibilité et en économie. Avec lui, Wazem, Tirabosco, Baladi et quelques autres, la relève suisse est assurée.
La grosse bêtise (Max et Zoé) par Thierry Bellefroid
« La grosse bêtise », une aventure de Max et Zoé. Par Davodeau et Joub. Chez Delcourt Jeunesse.

Dans le Jura enneigé de leur maman, Max et Zoé vont vivre une aventure beaucoup plus réaliste qu'à l'accoutumée. Minimisant le rôle de Cambouis, la voiture qui parle, choisissant des décors connus, Etienne Davodeau a voulu insister sur les aspects purement humains de cette petite fable.
Max et Zoé se font une patinoire en vidant des seaux d'eau sur le sol gelé. Ils se rendent compte de leur bêtise trop tard, juste avant qu'un camion ne fasse une embardée spectaculaire pour finir sa course dans la rivière, contre les piliers du pont. Que faut-il faire ? Se dénoncer ? Surtout qu'il y a un témoin, qui a promis de ne rien dire... mais qui risque bien de faire le parfait bouc émissaire !
Qui n'a pas connu dans son enfance ce genre de dilemme angoissant ? Davodeau s'en est souvenu avec beaucoup de justesse et a confié son histoire aux pinceaux de plus en plus affûtés de son complice Joub. Cela donne un très bel album pour enfants.


Cycloman par Thierry Bellefroid
« Cycloman », par Charles Berberian et Grégory Mardon. Chez Cornélius.

160 pages de bonheur. Cycloman, c'est tout sauf une énième aventure de super héros. Avec un scénariste comme Charles Berberian, on pouvait d'ailleurs s'y attendre ; il allait y avoir du détournement et du second degré dans l'air. De la tendresse et de la poésie aussi, pourquoi pas ? Et du quotidien. Et de l'humour. Tout cela sous l'épaisse armure de Cycloman, super héros navrant et oublié de presque tous. Au dessin, on retrouve l'excellent Grégory Mardon, dont le silence était étourdissant depuis un premier album remarqué dans la collection Tohu Bohu des Humanos (Vagues à l'âme). C'est donc un plaisir de le voir évoluer dans cet univers décalé où son dessin passe avec allégresse de l'influence de Dupuy-Berberian (tiens tiens) à celle de Blutch. Au milieu de « ses » maîtres, Mardon semble trouver sa voie sans chercher midi à quatorze heures, avec un style fluide, nerveux et assez direct. Rien ne s'oppose donc à ce que le lecteur, calé dans son fauteuil, lise ce très bel album d'une traite, et s'amuse de voir du Berberian parfaitement inattendu. C'est si rare, de nos jours, d'être surpris par ceux dont on croit trop bien connaître l'univers...
La bouille par Thierry Bellefroid
« La bouille », par Troub's. Chez Rackham.

A la manière d'un Davodeau dans « Rural ! », Troub's a plongé dans la BD-reportage en accompagnant l'un des derniers bouilleurs de cru sur le terrain. L'occasion d'en apprendre sur cet univers agricole à cheval entre Charente, Gironde et Dordogne, où chacun garde les meilleurs fruits du verger pour le passage du bouilleur de cru qui les transformera en eau- de-vie. L'occasion aussi de découvrir un monde en voie de disparition puisque comme le constate l'auteur, la plupart des clients du bouilleur de cru ont dans les 70 ans aujourd'hui. C'est donc une page de l'histoire de France que Troub's a saisi à sa manière. L'album fait la part belle à l'écrit, c'est son défaut. Souvent trop didactique, il manque de chaleur et ne permet pas toujours de s'attacher aux personnages. Le dessin, quant à lui, a un petit côté pris sur le vif avec un marqueur usé. La résultat est intéressant mais n'arrive pas au niveau de Rural !


Torso par Thierry Bellefroid
« Torso », de Brian Michael Bendis et Marc Andreyko. Chez Semic Noir.

Attention chef d'oeuvre ! Déjà convaincu qu'un livre signé Brian Michel Bendis ne pouvait forcément qu'être bon, je me suis penché sur cet épais bouquin avec un sourire bienveillant. Après dix pages, le sourire avait fait place à une véritable excitation. Bendis, co-scénariste de l'histoire avec Marc Andreyko, en est aussi, pour une fois, le dessinateur. C'est ici qu'on voit à quel point le découpage parfait de BD comme Sam & Twitch lui doit tout. « Torso » est un modèle d'ingéniosité graphique et narrative. Une BD qui a du punch, du souffle sur la longueur, des audaces de mise en page... Une BD qui marche en dehors des sentiers battus, qui pioche dans l'iconographie d'époque et se sert aussi bien de la photo que d'un noir et blanc tranché, mystérieux quand il le faut, stylisé à l'extrême à d'autres moments.
Mais « Torso » n'est pas qu'un roman fleuve d'une maestria totale aux plans du découpage et de la narration. C'est aussi, c'est surtout, une authentique et passionnante tranche de l'Histoire des Etats-Unis. A l'heure où « Dragon Rouge » remet Hannibal Lecter au goût du jour pour la troisième fois, lire « Torso » est comme plonger dans la paléontologie des passions inavouables de ce cher docteur Lecter. « Torso » raconte comment les Etats-Unis se sont réveillés un beau jour avec un nouveau genre de criminel : le serial killer. Non seulement cette première dans l'histoire du crime américain (précédée, bien des années plus tôt en Angleterre par l'avènement de Jack L'Eventreur) est une pièce d'Histoire digne d'être racontée, mais en plus, elle se double d'un concours de circonstances inouï puisque les traces de Torso et celles d'Eliot Ness se croisent tout au long de ces 272 pages ! Auréolé par ses succès à Chicago, Ness est engagé par le maire de Cleveland comme chef de la sécurité au moment où Torso commet son premier crime. Et j'avoue que j'ignorais que c'était un tueur en série qui avait envoyé le plus célèbre des Incorruptibles à la retraite politique. Cela ne fait qu'ajouter un élément passionnant supplémentaire à une BD qui figurera parmi les meilleurs ouvrages de l'année.
Coquetèle par Thierry Bellefroid
« Coquetèle » de Baraou et Sardon. A L'Association.

Je viens de lire Coquetèle ? C'est bien ce que j'ai écrit une ligne plus haut. Pourtant, Coquetèle ne se lit pas. Ne se regarde pas. Coquetèle se joue. Se joue de nous. Se joue de tout. Des codes et des genres. Des chemins déjà tracés. Imaginez l'astuce de cette BD en 3D, pardon... en trois dés. Vous lancez les dés au hasard, vous les placez l'un à côté de l'autre dans l'ordre que vous voulez. Et à chaque fois, ils forment une suite cohérente, toujours renouvelée. Un exercice pleinement oubapien, qui ne pouvait que naître dans les cerveaux foisonnant d'idées des « Associés » ! L'Asso renouvelle joliment ici les voies de l'écriture et de la narration, on ne s'en plaindra pas. Mais fallait-il qu'elle le fît avec un objet si coûteux ? 29 Euros pour la boîte Coquetèle. Aussi jolie, soignée et originale qu'elle soit, ça fait cher le dessin de Sardon ! A ce prix là, le jeu de dés se transforme presque en jeu de dupes...
« Ceux qui t'aiment » d'Etienne Davodeau. Chez Delcourt.

Un conte parfois un peu premier degré que nous propose là Etienne Davodeau, mais un conte d'une sincérité que l'on ne peut pas mettre en doute. Surfant sur la vague de popularité de l'équipe de France de football, l'auteur s'est demandé ce qui pourrait bien faire tomber ces stars de leur piédestal. Il a concocté un kidnapping rocambolesque et pathétique dans lequel Titou, gloire nationale, va toucher le fond et remettre en cause les valeurs auxquelles il croyait. Le foot sert de toile de fond. Mais il est traité en profondeur, sans en avoir l'air. Car les personnages secondaires prennent tous le foot pour ce qu'il n'est pas -ou pour ce qu'on aimerait qu'il ne soit pas. Supporters réduits à partager le bus avec leurs ennemis héréditaires, père autoritaire qui fait du chantage au ticket d'entrée au stade, vieux légionnaire qui ne voit que l'argent que peut lui rapporter le rapt d'une star nationale et ne demande même pas une somme en rapport avec ce que vaut réellement sa « marchandise »... tous ces personnages développent leur point de vue et servent le propos de Davodeau. A force, on trouvera évidemment tout ce beau monde un peu trop caricatural mais comment faire autrement, lorsqu'on veut faire ressortir les limites d'un univers à la fois connu et tristement éloigné de ce qu'il devrait être ?
« Le livre d'Erkor », tome 3 de la Cicatrice du souvenir. Par Ange et Paty. Chez Soleil.

Fin de cycle pour « La cicatrice du souvenir » qui aura su nous tenir en haleine pendant près de 140 pages. Il faut dire que les scénaristes ne sont pas des débutants : les Ange ont un long parcours derrière eux et ratent rarement leur coup. Leur talent est sans aucun doute de parvenir à cacher les véritables motivations des héros pendant un temps suffisant pour permettre des rebondissements spectaculaires dans leurs histoires. Ce fut le cas ici. Dans le premier album, trois personnages très positifs et volontaires joignaient leurs forces pour réparer une injustice. Dans le deuxième volet, l'un des trois apparaissait sous un jour nettement moins favorable ; Erkor se transformait en despote une fois le pouvoir reconquis grâce à l'aide précieuse de Sylvan et Amida. Le troisième album apporte la résolution de l'histoire, mais il nous montre aussi les dessous d'une machination que nous n'avions pas soupçonnée. Rien n'était donc le fruit du hasard, et cela, dès la rencontre des trois « héros » de cette histoire. Intelligemment raconté, dessiné avec de plus en plus de fluidité par Christian Paty, ce triptyque a su tirer parti de ce qu'il y a de meilleur de l'héroïc fantasy pour se distinguer de la production ambiante.
Céfalus par Thierry Bellefroid
« Céfalus », par Ludovic Debeurme. Chez Cornélius.

Et dire qu'il s'agit d'un premier album ! Mais que fera Debeurme dans dix ans ? Avec sa plume et un peu d'encre de Chine, il s'invente un monde d'une totale folie. Un jumeau rescapé part à la recherche de réponses, la tête de son « double » suicidé sous le bras. Point de départ d'un récit surréaliste où l'on croise des créatures plus étranges les unes que les autres ; Pinocchio obsédé sexuel, le docteur Krü et sa ménagerie humaine, une sainte aux orbites sanglantes... Chaque page réserve une surprise au lecteur. Debeurme plonge à pieds joints dans un monde intérieur qui tient à la fois de « Freaks » et de Lewis Carroll. Avec des images à la Magritte, il emprunte aux surréalistes et compose ses cadrages avec un soin parfois génial. Aux confins du conte, de la psychanalyse et de l'introspection onirique, Debeurme rejoint le « Vitesse moderne » de Blutch. Mais dans une oeuvre plus ouvertement détachée du monde réel. Et avec la fougue d'un « débutant » là où « Vitesse moderne » révèle plutôt l'expérience et la somme de travail d'un auteur qui a déjà prouvé sa capacité à sauter toutes les barrières avec élégance.
Warramunga par Thierry Bellefroid
« Warramunga », par Toppi. Chez Mosquito.

Des aventures du Collectionneur à l'exceptionnel Sharaz-De, Mosquito a déjà eu l'occasion de nous montrer à quel point les déserts et les grandes étendues passionnent Sergio Toppi. Cette fois encore, le livre s'ouvre sur un décor magistral. Nous sommes dans le bush australien et aucune mise en couleur ne pourrait mieux rendre ce paysage que le noir et blanc hachuré de l'auteur. Des pierres, des racines décharnées, deux hommes maigres et patibulaires, un aborigène, voilà les seuls accessoires de cette première histoire, « Warramunga », qui a donné son nom au livre. De ces ingrédients simplissimes, Toppi tire une fable attendue, certes, mais d'une beauté quasi picturale dont il a le secret. Le ton est donné. « M'Felewzi » peut suivre. Du bush australien, le lecteur s'envole pour le Transvaal africain. Rhinos, éléphants, impalas et buffles l'y attendent. Mais le safari auquel nous convie l'auteur ne respecte pas les règles du genre. Il commence par un meurtre de sang-froid. La machine, ensuite, poursuit sa route, comme mue par un courant animiste ou à tout le moins, une force obscure. Le dessin, une fois encore, hachure, remplit, recrée le réel, réinvente la page. C'est aussi beau que si Gustav Klimt s'était mis à la BD. Et d'ailleurs, à y bien regarder, c'est à se demander comment Toppi peut être le seul à ignorer si génialement les règles de la bande dessinée pour leur substituer cette grammaire personnelle sauvage, rebelle, tranchante. Une grammaire qui ne cède jamais à la facilité et ne tolère aucune image gratuite.
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