Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Presque le paradis par Thierry Bellefroid
« Presque le paradis », par Danijel Zezelj. Chez Mosquito.

Le Croate Zezelj fait partie de ces auteurs que l'on reconnaît de loin. Son univers graphique très personnel se base sur un noir et blanc tramé où évoluent des personnages à la fois épais et tranchants. Un dessin que l'on n'attendait sans doute pas dans les décors très romantiques de la Toscane. Mais Zezelj ne change rien pour autant. Sa Toscane à lui est à la fois lumineuse et noire, enchanteresse et oppressante. Il y plante une histoire où fascisme et violence sont omniprésents. A sa manière, c'est à dire la manière forte, il met à vif les sentiments les moins nobles et leur renvoie dans un jeu de miroir étrange, l'amour en vis à vis. Des personnages désespérés, qui n'ont rien à perdre ni à gagner, que seule la violence fait avancer, des adolescents qui découvrent l'amour. Des paysages trop paisibles pour oublier le fascisme rampant qui peut resurgir à tout instant dans cette Italie qui a accouché des chemises noires il n'y a pas si longtemps. C'est le livre d'un homme marqué par la guerre qui a ravagé sa Yougoslavie natale dans les années 90, d'un homme qui a appris à se méfier des hommes, mais qui croit encore en la vie. C'est le livre d'un grand dessinateur, pour qui la lumière n'est jamais totale et la beauté souvent suspecte.
Cauchemars par Thierry Bellefroid
« Cauchemars », par Alberto Breccia. Chez Rackham.

Les livres de Breccia en couleur sont suffisamment rares pour qu'on n'hésite pas à plonger dans celui-ci. Mais « Cauchemars » vaut plus que par cette curiosité ou cette rareté bibliophilique. Les courts récits dont est fait cet album sont chacun une démonstration de l'intelligence graphique et scénaristique qu'a développée l'auteur durant toute sa carrière. Partant d'oeuvres plus ou moins connues du répertoire littéraire, Breccia propose sa version de ce qu'il a lu. Ramassées en quelques planches, ce ne sont parfois que des bribes du récit initial, qui doivent indiquer au lecteur quelle est la teneur de l'histoire, mais aussi et surtout, comment on peut transposer en images les émotions ressenties à leur lecture. L'intelligence de ces adaptations saute aux yeux, tout comme la maîtrise de la narration et du découpage. Ne parlons pas de dessin, chaque case est tout simplement une leçon de choses, y compris dans la manière de donner une tonalité chromatique à chacun des récits. Breccia explose de talent et semble le faire avec une aisance désarmante ; aucune de ces nouvelles ne laisse entrevoir une conception laborieuse. Au contraire, tout semble couler de source, jusqu'au choix des éléments de texte que Breccia conserve pour rendre sur le papier ce que ses souvenirs et son coeur ont gardé des histoires qu'il a lues.
« 32 décembre », par Bilal. Aux Humanos.

Bilal, le retour. Cinq ans se sont écoulés depuis la parution du premier volume de cette nouvelle trilogie. Largement le temps d'oublier une histoire qu'il est hautement conseillé de relire avant d'entreprendre la lecture de ce deuxième tome. Il faut dire que l'univers de Bilal est complexe, parsemé de personnages secondaires, fait de lectures à plusieurs niveaux et composé à la manière d'un puzzle. « Le sommeil du monstre » était à mes yeux le meilleur album scénarisé par l'auteur lui-même (ce qui reste en-dessous d'un livre comme « Partie de chasse » par exemple, du temps où Christin lui écrivait ses histoires les plus politiques... mais ne soyons pas nostalgiques d'une époque sur laquelle Bilal a tiré un trait, ce serait comme regretter que Greg ne scénarise plus Hermann aujourd'hui -même si, en l'occurrence, Christin, lui, est toujours vivant). « 32 décembre » constitue une suite intéressante à cet album dans lequel l'auteur réglait ses comptes avec la guerre en ex-Yougoslvie et où il exprimait une écriture soignée, plurielle, particulièrement aboutie. Mais la fougue du « Sommeil du monstre » a peut-être cédé la place à un zeste de professionnalisme. « 32 décembre » paraît plus réfléchi, plus froid, que son prédécesseur. Il conserve un ton original, une maestria dans l"exécution. Mais il étonne moins. Certains éléments sont réellement intéressants. Comme la réflexion que mène Bilal sur le mal suprême, proche de l'oeuvre d'art, une réflexion que lui a inspiré le 11 septembre. Au final, « 32 décembre » apparaît comme une oeuvre très personnelle, difficile d'accès, mais truffée de réflexions sur le monde qui nous entoure et que l'auteur n'a jamais cessé d'interroger avec intelligence.
La Sainte Lance (Le Messager) par Thierry Bellefroid
« La sainte lance », tome 1 du Messager, par Mig et Richez. Dans la collection Grand Angle de Bamboo.

C'est cruel à dire, mais même si vous avez eu l'idée avant votre prédécesseur (je ne sais pas si c'est le cas), passer derrière un « blockbuster » comme « Le triangle secret » vous condamne d'avance à la comparaison. Voire au rejet. « Le messager » n'est ni plus faible ni plus léger que son aîné en BD. Juste qu'il arrive un peu tard. Et qu'il ne développe pas la même impression d'érudition maîtrisée. Va-t-on voir fleurir quantité de scénarios basés sur une remise en question des Ecritures et sur la fratrie du Christ ? On peut le craindre, car le public est visiblement en demande de « polars religieux ». Et ce, bien avant « Le triangle secret », avec des BD comme « Le troisième testament » (elle-même surfant sur la vague de livres comme « Le nom de la rose » ou de films comme « Indiana Jones », comme quoi il est difficile de faire du neuf !). Bref, « Le messager » ne part pas gagnant. Mais ne boudons pas pour autant totalement notre plaisir. Le premier album de cette histoire n'est pas du tout ennuyeux. On aurait évidemment préféré un casting plus discret, c'est toujours un peu dur de retrouver la tronche de Stallone en couverture d'un album de BD ! Quoi qu'il en soit, le personnage de l'ancien militaire d'élite devenu curé de paroisse à NYC, n'est pas mauvais (même si, là encore, il y a un petit air de déjà vu). Et l'intrigue parvient à captiver relativement vite. En dépit d'un dessin assez moyen aux mâchoires souvent crispées et aux expressions de catalogue, la lecture de cette BD peut être considérée comme un bon délassement de série B.
Gribouillis par Thierry Bellefroid
« Gribouillis » de Turf. Chez Delcourt.

Ce n'est pas la première fois que la BD se met en abîme. Qu'on pense au récent « Cycle » d'Etienne Lécroart, par exemple. Mais la voie choisie par Turf -et qui l'éloigne considérablement de « La nef des fous »- est ici particulièrement originale. Un gribouillis se réveille dans un catalogue de vente par correspondance et s'avère être incapable de communiquer avec les objets qui l'entourent. Commence une aventure parfois loufoque souvent poétique où l'auteur s'amuse à détourner les codes et les objets. Une fable sur la différence, aussi. Tous les personnages du catalogue tiennent leur rôle à merveille et permettent à Turf de jongler avec les techniques de dessin. Evidemment, vient cet étrange moment où le récit bascule, part vers le conte fantastique. Mais que fait là ce château et sa princesse en poupée aveugle ? Patience, ami lecteur. Avec un machiavélisme qu'on lui pardonnera,Turf te donnera la réponse... après la dernière page ! D'une grande inventivité, d'une jolie richesse graphique, ce beau livre montre que l'auteur n'est pas enfermé dans l'univers qui a fait sa réputation (et auquel, soit dit en passant, je n'ai rien à reprocher). Un bel exemple d'exercice de style qui débouche sur autre chose qu'un objet à la seule beauté formelle. Sans les quelques longueurs parfois un peu dures à passer, c'eût été parfait !
« Règne animal », tome 1 de « Règlement de contes », par Marie et Vanderstraeten, chez Soleil.

Derrière une couverture intrigante et ma foi plutôt réussie -on ne dira jamais assez l'apport esentiel du directeur artistique Didier Gonnord, dans la « facture » actuelle des albums Soleil-, un livre qui ne tient pas toutes ses promesses. Certes, les auteurs se sont inspirés de contes connus pour installer leur western. Mais cette inspiration avouée n'est-elle surtout pas destinée à cacher l'emprunt évident à d'autres BD ? Il y a tant de poncifes dans ce premier album qu'on se demande jusqu'où va la référence et où commence le plagiat ? L'histoire elle-même, du moins dans ce premier des deux volumes annoncés, est déjà vue. A commencer par Swolfs, dans Durango, les auteurs de western en BD ont souvent raconté ces histoires de mainmise sur une ville par un méchant potentat local aidé en secret de brigands qu'il dit combattre, rachetant à bas prix les terres de ceux qu'il terrorise ou convainc avec plus ou moins de poigne.... Mais le scénario est également truffé de rebondissements éculés. Fuyard qui s'échappe de la souricière dans le cercueil du machabée qu'on l'accuse injustement d'avoir descendu, grotte derrière une cascade... j'en passe. Bref, l'originalité est loin d'être au rendez-vous. D'autant qu'à la lecture de ce premier volume, on voit mal ce qui justifie la moitié animalière de cette histoire ; les fameux loups auraient tout aussi bien être une bande d'affreux humains. Quant au maire avec son groin de cochon, c'est un peu facile... Bref, n'est pas Blacksad qui veut ! La comparaison est d'ailleurs à éviter car elle ne laisse aucune chance à ces nouveaux-venus, qui semblent ne pas parvenir à choisir entre le réaliste et l'animalier. Heureusement, l'album se laisse lire comme on regarde un vieux western -ou comme on relit ses anciens Durango- sauvé par l'héroïne, Scarlett, que les auteurs ont eu la bonne idée de rendre à la fois jolie et charismatique.
Pyongyang par Thierry Bellefroid
« Pyongyang », par Guy Delisle. A L'Association.

Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Certains plus que d'autres. Ceux de Guy Delisle sont assurément des plus dépaysants. Après un « Shenzhen » étourdissant de drôlerie et « d"exotisme » déjà paru à L'Association, l'animateur s'en va dans le pays le plus fermé du monde, pour travailler durant deux mois sur un dessin animé français « délocalisé ». Il en ramène ce carnet de bord de près de 180 pages, à la fois magnifiquement exécuté et totalement inédit. L'un des trois ou quatre meilleurs albums de cette première moitié d'année. Non seulement parce que la vie d'un Canadien en Corée du Nord est en soi un roman passionnant. L'expression « choc des cultures » prend ici tout son sens. Mais aussi parce que Delisle a l'art de conter et de prendre de la distance avec son sujet d'étude. Son carnet de bord est tout sauf ennuyeux, didactique ou quotidien. Comme Marjane Satrapi -mais dans un genre différent, bien à lui-, Delisle parvient à extraire de ses souvenirs ou de ses petites aventures la substantifique moelle, parvenant à transformer un moment d'apparence anodine en une perle d'ironie ou de cocasserie. L'auteur donne l'impression, parfois, d'être à l'extérieur de lui-même, d'être capable de s'observer en toute innocence. La fraîcheur de ton de l'album est donc un vrai régal, tout comme l'humour qui le traverse de bout en bout. Mais le choc de la lecture provient évidemment aussi de la situation. A Pyongyang, tout est surréaliste ! Le dernier bastion du communisme « pur » est presque un jardin zoologique à l'échelle humaine. Avec une certaine tendresse tout de même pour ses guides et traducteurs, Delisle restitue au fil des pages toute la folie mégalomaniaque de la « dynastie » au pouvoir et l'impossibilité de communiquer avec des êtres endoctrinés du berceau à la tombe. Edifiant !
Caravane par Thierry Bellefroid
« Caravane », par Bernard Olivié et Jorge Zentner. Chez FRMK.

Zentner est décidément au mieux de sa forme, cette année. Il parvient à être plus prolifique que jamais sans pour autant perdre son âme. Au contraire, avec des livres comme « Le bruit du givre » ou ce « Caravane », il nous propose une veine plus littéraire qui lui va comme un gant. Le dessin faussement naïf de Bernard Olivié ne doit pas vous empêcher de vous plonger dans la lecture de ce très bel ouvrage qui résonne presque comme un conte philosophique. Le désert, son aridité et son extraordinaire pouvoir de révélateur de la nature humaine, voilà le vrai héros de ce livre. « Caravane » est un objet précieux, superbement imprimé, qui vous envoûte dès la couverture. Le temps s'y écoule comme le sable dans un sablier. On lit ce récit le nez dans les étoiles et les yeux comme aimantés aux mots de Zentner. Le noir et blanc, souvent souligné de gris, les lignes de fuite, les ombres déformées par la chaleur, la magie des gestes simples, des gestes de survie, tout cela constitue la toile de fond d'un voyage intiatique très réussi. Un livre qu'on relirait bien une fois la dernière page tournée.
Prosopopus par Thierry Bellefroid
« Prosopopus », de Nicolas de Crécy. Chez Dupuis.

Il est étrange de constater que certaines bandes dessinées muettes requièrent une concentration de lecture de loin supérieure aux BD dialoguées. Si « La mouche » de Trondheim se lit comme on regarde un dessin animé (cela vaut aussi pour « Le petit Père Noël » du même Trondheim, par exemple), « Prosopopus » échappera complètement au lecteur distrait. C'est que Nicolas de Crécy a placé la barre très haut. 90 pages sans dialogue, sans récitatif, avec des personnages complexes et un monstre aux contours imprécis, il fallait oser. Mais l'auteur va plus loin. Il s'offre le luxe d'une narration non-chronologique, déroulant petit à petit des éléments passés de la relation qui unit le « héros » et une artiste-peintre célèbre qui signe ses toiles de l'empreinte de son pouce. Le temps est donc traité de manière complexe, obligeant le lecteur à une gymnastique intellectuelle constante. Rien n'est donné dans « Prosopopus », qui se caractérise par le télescopage entre un univers réaliste (plus réaliste en tout cas que celui du « Bibendum céleste ») et un personnage fantastique pour ne pas dire ectoplasmique. Le résultat est parfois déconcertant. Il y a fort à parier que cet album aura au moins autant de détracteurs que d'aficionados. D'autant qu'au plan graphique, cette première expérience entièrement assistée par l'informatique n'est pas aussi enthousiasmante que les albums précédents. Très sombre, l'album superpose les couches de couleur aux crayonnés. Il est donc moins dense que les expériences où crayon, peinture et pastel « s'empilaient » sur la feuille, créant un relief inédit, provoquant l'œil du lecteur. Quoiqu'il en soit, il faut saluer l'audace de l'auteur qui continue à aller jusqu'au bout de ses choix, même lorsqu'il travaille pour un éditeur que l'on ne peut pas précisément qualifier d'avant-gardiste. Nicolas de Crécy possède un univers personnel d'une grande richesse. Mais il préfère laisser la porte entrebaîllée pour que seuls les lecteurs « actifs » y pénètrent. A vous de décider de faire ou non le pas décisif.
Anatomie du désordre par Thierry Bellefroid
« Anatomie du désordre », par Moynot. Chez Glénat.

Cela fait quelques albums que cela dure. A chaque fois, on dit du petit dernier : c'est le meilleur Moynot. Et à chaque fois, on est surpris par le suivant. « Anatomie du désordre » n'échappe pas à la règle. Créé dans la nouvelle collection carrée de petit format (mais de grande pagination !) des éditions Glénat, ce livre possède d'évidentes qualités. D'abord, le traitement du scénario. Ce n'est pas le premier ouvrage de bande dessinée sur la peinture (Moynot lui-même en a déjà traité) mais l'auteur parvient ici à rendre une ambiance, celle du Paris du début du vingtième siècle, à parler des tourments de la création sous un angle neuf (un artiste qui ne peut reproduire une toile qu'il ne se souvient pas avoir peinte mais qui est de loin ce qu'il a fait de meilleur) et à planter une galerie de personnages intéressants et souvent insolites. Les relations humaines sont aussi importantes que le travail sur la peinture et le destin du peintre Pigot particulièrement intéressant. Même si la conclusion est quelque peu déconcertante, il faut relever la justesse qui traverse ce récit de bout en bout. Et puis il y a le dessin. A la fois sobre, dépouillé, et parfaitement adapté au propos, à la pagination, au format. Moins porté sur la beauté formelle des cases que dans les deux « Carrément BD » qui ont précédé, mais cette stylisation et ce retour au trais mis en couleur après un travail en couleur directe à l'aquarelle ne paraît pas du tout être un retour en arrière. Il prouve au contraire que Moynot reste un auteur à géométrie multiple capable d'adapter son dessin au type d'histoire qu'il veut raconter. Il prouve que chez lui, la forme n'a pas pris le pas sur le fond. A l'heure où certains font du style pour le style, voilà une qualité très appréciable.
Les mouches (L'ennemi) par Thierry Bellefroid
« Les mouches », tome 1 de « L'ennemi », par Robberecht et Pagliaro. Chez Casterman.

Difficile de faire un album qui sonne plus dans l'air du temps. Un graphisme situé quelque part entre Varanda et Marini. Des couleurs efficaces et homogènes (assurées par Cosimo Lorenzo Pancini). Une mise en scène qui doit tout au cinéma, jusqu'aux effets de découvertes de cadavres qui sonnent très « Seven ». Et un sujet qui colle à la fois aux films de serial killers et aux histoires sataniques qui fleurissent un peu partout, principalement en bande dessinée. Pourtant, la lecture de ce premier tome de « L'ennemi » reste agréable et fait oublier ses recettes. C'est sans doute sa principale qualité. Là où l'opportunisme crève les yeux chez certains, Robberecht et Pagliaro semblent s'amuser et parviennent à transmettre leur plaisir au lecteur. Comme l'album s'appuie sur des techniques éprouvées, on entre dedans comme dans du beurre et on en sort à la dernière page, curieux de voir où tout cela va nous mener. Quoiqu'il en soit, rien à faire, la BD n'arrive ni à faire frémir comme le cinéma (le son en moins, le rythme de lecture qui permet à chacun de « résister » aux effets de mise en scène, etc...) ni à susciter l'horreur imaginaire d'un roman (la lecture d'un Thomas Harris vous en convaincra si vous n'avez jamais essayé). Parent pauvre d'un genre qui a le vent en poupe, elle ne peut se battre qu'avec ses armes pour prendre le train en marche.
Clifton, l'intégrale Macherot par Thierry Bellefroid
« Clifton, l'intégrale Macherot », chez Niffle.


Trois histoires composent cette intégrale que l'éditeur Frédéric Niffle a patiemment recomposée à partir des meilleures sources disponibles et dont il a su restituer les qualités graphiques avec le soin qu'on lui connaît. Macherot, créateur du personnage toujours publié aujourd'hui aux éditions du Lombard, avait réussi avec Clifton un joli cocktail d'humour, d'aventure et de pastiche british. Il était surtout parvenu au somment de son art dans le domaine réaliste qui constitue finalement la part la plus ténue de son oeuvre, majoritairement animalière. La naïveté touchante des rebondissements qui traversent ces courts récits nous plonge de plein pied dans une époque révolue, celle de la fin des années cinquante. Plus personne aujourd'hui n'oserait employer d'aussi grosses ficelles sans craindre les foudres de la critique et les bouderies du public ! Mais l'univers, lui, est déjà là et bien là ; il possède tous les éléments du futur grand succès que sera Harold Wilberforce Clifton, le colonel à la retraite, éternel scout dans l'âme et détective amateur. Le soin tout particulier apporté à l'impression des noirs permet en outre au lecteur de se rendre compte du talent époustoufflant de l'auteur de Sibylline et Chlorophyle ; chaque case est conçue sur le mode du dépouillement et de la lisibilité, chaque aplat construit à sa manière un petit tableau parfait.
Le cycle par Thierry Bellefroid
« Le cycle », d'Etienne Lécroart. A L'Association.

Hôte permanent de l'Oubapo, Lécroart aime les exercices de style qui ne se prennent pas au sérieux. « Le cycle » est un sommet du genre. Son graphisme, entre Franquin et l'école Fluide Glacial, évoque incontestablement la BD d'humour, voire le grotesque. Le non-sense à l'anglaise n'est pas loin. Mais la farce n'est pas gratuite. Cette méta-BD est un régal d'inventivité et d'écriture burlesque. Un professeur à la Gotlib qui passe de l'autre côté de la case, après avoir tâté de la déformation de celle-ci, se retrouve prisonnier dans l'univers de la bande dessinée. Et comment mieux en jouer qu'en utilisant les planches des autres ? Là où certains des collègues de Lécroart se sont contentés de se servir de personnages connus et de télescopages d'univers plus ou moins maîtrisés, l'auteur du « Cycle » s'offre le plaisir d'emprunter telles quelles 19 pages à ses collègues pour y faire évoluer son professeur. C'est tout simplement jouissif. Et c'est aussi mené avec intelligence, jusqu'au retour à la page initiale, où le professeur retrouve Mr Marmouset et Mlle Anne, pour un final qui boucle la boucle avec brio.
En concert par Thierry Bellefroid
« François Ayroles en concert », par Ayroles, aux éditions de L'AN2.

Au jazz, rien ne convient mieux que l'encre noire et le pinceau, à même la feuille. Les dessins de concerts tirés des carnets de François Ayroles le montrent, comme les travaux magnifiques de Louis Joos l'ont prouvé bien avant lui. Ayroles a saisi au vol quelques instants de grâce auxquels il ne manque même pas nécessairement le son. Des dessins qui se suffisent à eux-mêmes et dont certains, plus bruts, au crayon gras ou au pinceau, restituent véritablement l'âme de la musique. Certaines esquisses plus descriptives, ont parfois le tort de vouloir se substituer à la photo. Mais dans l'ensemble, l'auteur de « Incertain Silence » (son dernier album paru à L'Association il y a deux ans, mais surtout son premier album en grand format) nous régale avec ces moments musicaux dont on sent qu'ils ont compté pour lui. Il n'empêche, il faut saluer l'audace de l'éditeur, Thierry Groensteen, qui avec cette collection intitulée « Griffonneries » publie des livres de croquis soignés issus des carnets personnels de dessinateurs qui sont loin d'être des stars.
297 km (Al'Togo) par Thierry Bellefroid
« 297 Km », tome 1 de « Al' Togo », par Morvan et Savoia. Chez Dargaud.

Et encore une nouvelle série pour le prolifique Jean-David Morvan ! Décidément, il est sur tous les fronts en cette année 2004 et on dirait bien que les éditeurs se l'arrachent. Pour cette première vraie collaboration avec Dargaud (il a déjà réalisé un scénario pour « Merlin » en lieu et place du créateur de la série, Joann Sfar), Morvan choisit d'explorer un nouveau domaine. Loin de « Sillage » ou de « La Mandiguerre », loin aussi de « Zorn et Dirna » ou de « Sir Pyle », il évolue ici dans un univers policier réaliste et novateur, puisqu'il s'agit de raconter les aventures d'un membre noir de l'Europolice dans un futur très proche (2010). L'histoire est basée sur un suspense bien mené : un ministre suédois en voyage officiel assassine son ex-épouse et s'enfuit avec les enfants dont elle avait obtenu la garde, bien vite recherché par toutes les polices d'Europe, mais couvert par son immunité. Passe sur sa route le fameux Al'Togo, qui s'en va entrer en fonction au sein de l'Europolice à Bruxelles. Al'Togo va tenter de démêler le problème à sa manière, elle ne plaira pas à tout le monde, ce qui permet à Morvan de camper son héros en pleine action, mais sans privilégier celle-ci à tout prix. L'histoire racontée en cinquante planches a l'avantage d'installer le décor, d'esquisser le profil de quelques-uns des personnages qui vont réaliser les futures enquêtes de la série, de permettre la résolution de l'intrigue elle-même. Beau coup d'essai, même si certains fans de Morvan regretteront son côté étonnamment classique. Quant au dessin, il est assuré par un vieux complice, Sylvain Savoia, avec lequel Morvan a assuré les cinq tomes de Nomad chez Glénat. Rythmée et crédible, la mise en images favorise une lecture fluide de l'album. Bref, on ne criera pas au génie, mais Al'Togo s'annonce comme une bonne nouvelle série policière contemporaine aux personnages intéressants.
« ADN project », tome 1 de la série « Les poussières de l'infini », par Plongeon et Zerriouh. Chez Soleil.

De loin plus aboutie que « Eloïms », leur premier projet commun paru chez Nucléa, cette nouvelle série de Plongeon et Zerriouh semble tout à fait correspondre à l'esprit de la collection Soleil Levant. Un vent manga souffle sur cette histoire cyber-punk qui ne se distingue pas nécessairement par l'originalité du sujet de départ -le contrôle de la criminalité à travers la biogénétique- mais qui s'affiche sans complexe comme un récit musclé, trépidant, dont ce premier volume ne fait que poser les jalons. C'est évidemment son principal défaut. Plongeon garde les explications pour plus tard et le lecteur achève ce premier album sans trop savoir où la suite va le mener. Mais les personnages de l'intrigue, même s'ils conservent leur part de mystère, ne manquent pas d'un certain charme. L'histoire est accrocheuse, l'univers cohérent, le découpage moderne -parfois un peu trop, même, car on peut se demander ce qu'apportent les formats de case trapézoïdaux. Dans l'ensemble, un délassement un peu court mais que ne devrait pas bouder une jeune génération friande d'histoires qui mêlent action, science-fiction et de beaux ados intrépides. Le stéréotype peut devenir une esthétique en soi...
Lune de sang (Pampa) par Thierry Bellefroid
« Lune de sang », tome 1 de Pampa. Par Zentner et Nine. Chez Dargaud.

Carlos Nine va-t-il enfin sortir du cercle très restreint dans lequel il semble confiné en France ? Malgré un succès d'estime et la reconnaissance critique de son talent, cet immense dessinateur n'a pas encore trouvé l'album qui le ferait connaître du grand public. Peut-être Dargaud lui en a-t-il donné l'occasion. Le grand public en question risque cependant d'être dérouté par une histoire difficile et un graphismepeu conventionnel. Aux commandes du scénario, Jorge Zentner, qui dispute à Morvan le titre de scénariste le plus prolifique de l'année. Comme dans « Arôm », Zentner installe ici une écriture très littéraire, proche de la scansion. Mais ce n'est évidemment pas la première chose que le lecteur remarquera. Impossible d'ouvrir cet album sans être happé par le dessin et son côté papier gaufré (Canson mi-teintes, pour les observateurs, puisque la marque apparaît en filigrane à plusieurs reprises). Impossible de ne pas avoir envie d'en percer le mystère, d'aller inspecter chaque case pour comprendre comment Nine obtient un tel mélange de matière, de vie propre et d'atmosphère picturale. Evidemment, c'est d'une audace qui ne plaira pas à tous les lecteurs. Mais à cette audace répondent un propos, une forme narrative et une esthétique qui devraient ravir les amateurs de nouvelles sensations.
« Le cheveu de l'empereur », tome 1 de la série « Le roi des singes », par Tarek et Braillon. Chez Soleil Kids.

Si ça marche ailleurs, pourquoi pas à Toulon ? C'est un peu ce qu'a dû se dire Mourad Boudjellal en lançant sa nouvelle collection, Soleil Kids, qui ressemble comme deux gouttes d'eau à Delcourt Jeunesse, jusqu'au format d'album de trente pages. Mais qui dit copie ne dit pas forcément qualité médiocre, loin de là. Ce premier album n'a pas à rougir de la comparaison avec ceux de l'éditeur parisien. On y retrouve le même intérêt pour un graphisme intelligent, qui tire les gamins vers le haut et leur montre qu'il y aussi une place pour des histoires magiques, drôles et pleines d'action... sans qu'il faille obligatoirement les dessiner à la façon du manga. Le ton malicieux, voire facétieux, de ce premier album le rend léger et agréable à lire, la confrontation entre le petit macaque intrépide et les humains de la Cité Impériale de Chine est amusante et donne à réfléchir, les personnages sont bien choisis, jusqu'au second rôle occupé par la jolie et mystérieuse Wa-Shu. Pierre Braillon, le scénariste, capte le moindre regard et la moindre expression de ses personnages et fait de ce peuple singe un univers à la Kipling qui apparaît tout simplement comme une métaphore de l'enfance.
Les vies d'Hector Gaulois par Thierry Bellefroid
« Les vies d'Hector Gaulois », par Stanislas. A L'Association.

La collection « Pattes de Mouche », ce sont une cinquantaine de petits livres qu'on peut fourrer dans sa poche et lire entre deux stations de métro. Généralement, le format d'une vingtaine de planches ne permet guère de développer des histoires complexes, mais on aurait tort de ne considérer ces petits livres que comme des ersatz de bande dessinée. Qu'on se souvienne du « Made in U.S. » d'Edmond Baudoin, du « Borgne Gauchet au centre de la terre » de Joann Sfar ou du superbe « Les aventures de la fin de l'épisode » concocté par Lewis Trondheim et Frank Le Gall. Stanislas ajoute un opus d'une belle fraîcheur à cette symphonie de petites notes légères. Avec son scannoscaphe, un ordinateur capable de lui faire vivre « comme pour de vrai » les aventures dont il est nourri, Hector Gaulois part à la conquête de sa jolie voisine. Stanislas en profite pour laisser libre cours à une imagination nourrie de poésie burlesque. De ce trait « ligne claire » qu'on connaît bien mais qui reste trop rare en librairie, l'auteur installe une petite comédie délicieuse à l'esthétique joliment rétro.
Oubapo - oupus 2 par Thierry Bellefroid
« Oubapo, Oupus 2 », à L'Association.

OuBaPo, pour Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, un collectif inspiré de l'OuLiPo de Raymond Queneau et Georges Perec (entre autres), qui avait placé, dans les années soixante, l'écriture sous la contrainte pour la renouveler. Autour de quelques auteurs connus -Trondheim, Menu, Killoffer-, quelques moins connus -Baraou, Lécroart, Ayrolles- et quelques invités plus ou moins prestigieux -Konture, Sardon, Guibert, Sfar... Ensemble, ils s'attaquent à déplacer des montagnes à l'aide de leur crayon. Choisir sept planches de l'album de Michel Vaillant « Le 13 est au départ » et remplacer tous les dialogues et les récitatifs par des textes sur l'ontologie de la bande dessinée, imaginer des histoires qui se lisent dans tous les sens (horizontal, vertical, diagonal, de droite à gauche et de gauche à droite, de haut en bas et de bas en haut), inviter Little Nemo dans « La Tour » de Schuiten, amplifier un court gag de quatre cases en une BD de 4X4 cases dont chaque planche reprend une des cases originales, extraire maximum deux cases par album de Tintin pour en résumer l'intrigue, pratiquer le cadavre exquis sur thème imposé et en public, etc... voilà quelques-uns des défis que se sont posés les joyeux lurons qui ont droit aux honneurs des pages de cet Oupus 2, sorti bien après l'Oupus 3, mais c'est cela aussi qui fait le charme de la formule. Bref, 120 pages de BD sous la contrainte (avec énoncé scientifique pour chaque exercice) mais d'une inventivité et parfois d'un humour ravageurs. Un bonheur pour l'esprit. Et un bonheur pour la BD, qui se porte d'autant mieux qu'on la renouvelle et l'interroge.
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