Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Le retour de Papa (Jojo) par Thierry Bellefroid
"Jojo N°9 : Le retour de Papa", par Geerts, chez Dupuis.

Sacré Geerts, s'il n'existait pas, il manquerait indiscutablement quelqu'un dans le PBBD (Paysage Belge de la BD). J'ouvre un de ses albums et le sourire m'éclaire déjà ! Quand je lis du Geerts, j'ai neuf ans (et encore). Je marche comme un gosse, je fonce dans ses filets et ses chausse-trape. Il faut dire que la lisibilité de son dessin y est pour beaucoup. Et la bonhomie de ses personnages correspond à un caractère résolument optimiste qui se traduit par une série aux accents de nostalgie, aux odeurs de confiture ou de compote de pommes de Bonne-Maman. Les visages de ses héros -et principalement celui de Jojo- sont d'une telle bonne humeur, d'une telle jovialité qu'on a envie de partir avec eux jusqu'au bout du rêve. En un mot, Monsieur Geerts, merci et bravo. Vous avez rendu une certaine légèreté à la BD enfantine. Et une véritable innocence. Il n'y a pas de monstres dans vos histoires. Et pas de méchants, ou si peu. Vous n'en avez pas besoin. C'est si rare...

Après tous ces éloges (non, je n'ai pas d'action chez Dupuis, pas plus que chez quelque autre éditeur !), soyons sérieux deux minutes, cet adorable Jojo a déjà connu mieux. "Le retour de Papa" n'est pas son meilleur album. Comme toujours, il y a cette authentique tendresse qui unit les personnages, et notamment, Jojo à sa grand-mère. Cette fois, il y a aussi René Semaine, le papa plombier qui n'a pas voulu grandir et qui, d'une page à l'autre, apparaît tantôt sympathique tantôt faignant dans ses relations filiales. Mais l'album tourne un peu facilement au "Tour de France des Tantes" de Jojo, qui découvre une à une les soeurs de sa Mamy . Des soeurs très caricaturales, un peu facilement brossées à grands traits contradictoires : la bavarde qui s'est fait nonne dans un ordre contemplatif, la délurée qui tient une maison très "Frou Frou" à Pigalle, la sévère qui empoisonne tout le monde avec sa cuisine immangeable. C'est un peu court. Heureusement, un album de Jojo reste un album de Jojo. Et celui-ci, comme les huit précédents, est un enchantement pour les yeux et un antidote à la mauvaise humeur. On espère simplement que le prochain nous emmènera plus loin, comme l'avait si bien fait l'excellent "Monsieur Je-Sais-Tout".


Le réducteur de vitesse par Thierry Bellefroid
"Le réducteur de vitesse" de Christophe Blain, dans la collection "Aire Libre" des éditions Dupuis.

Inlassablement, Aire Libre se construit avec la même rigueur qu'à ses débuts. Trente-cinq titres en un peu plus de dix ans, c'est à peine croyable, quand on songe aux sorties pléthoriques qui encombrent les rayons de nos librairies préférées. Le succès d'Aire Libre s'est incontestablement construit sur la qualité dans la parcimonie. On ne peut pas construire une collection de prestige en publiant un album par mois. Cela, Dupuis l'a bien compris. Pourtant, l'éditeur de Marcinelle a rarement pris autant de risques. C'est vrai, fort des ventes de quelques magnifiques albums "cru 99" (Je ne citerai que "La terre sans mal", "Azrayen 2" et "Le Sursis N°2"), Dupuis peut se permettre ce "Réducteur de vitesse", sans doute l'un des "Aire Libre" les moins grands publics depuis les débuts de la collection.

Ce qui en fera reculer plus d'un : le dessin de Christophe Blain. Il possède une personnalité bien plus proche de celle développée par les auteurs de L'Association que celle des dessinateurs "maison". Ce n'est pas par hasard. Blain travaille en atelier avec David B ("L'Ascension du Haut-Mal", "Le cheval Blême" (L'Asso)... mais aussi le fameux "Hop-Frog", avec le même Blain au dessin, chez Dargaud), Joann Sfar ("Donjon" (avec Trondheim) et autres titres chez Delcourt, mais aussi à L'Asso, ou chez Dargaud...) et Guibert (qui commit avec Sfar "La fille du professeur", un album très remarqué de la collection "Humour Libre" de Dupuis) Bref, tout ce petit monde se connaît, travaille en se regardant l'un l'autre et milite pour une autre approche du dessin. Tout ça pour dire qu'avant de refermer ce "Réducteur de vitesse" avec une moue dégoûtée, on peut aussi essayer de rentrer dans un graphisme qui affiche une certaine laideur physique comme une marque de fabrique et laisse percevoir la plume de manière très visible (parfois très proche de la gravure).

Ce préliminaire étant établi, parlons enfin de l'album. "Le réducteur de vitesse" porte bien son nom. Si vous lisez le dossier publié comme à l'accoutumée dans les premières pages de la première édition, vous n'ignorerez rien sur ce qu'est un réducteur de vitesse. Si vous avez, comme l'auteur, passé quelques mois dans la marine à l'occasion de votre service militaire, non plus ! Et c'est justement parce que Christophe Blain s'appuie sur une connaissance personnelle des navires de guerre, parce que son imaginaire est peuplé des souvenirs de "gueules", de caractères, de personnages, que cet album est si réussi. C'est vrai, le début est un peu lent et un rien bavard. Mais dès que les trois compères descendent "en machines", on y descend avec eux, on a chaud quand ils ont chaud, soif quand ils ont soif, tout est grand, démesuré, impressionnant, tragique. La plongée est fascinante, l'histoire humaine et le petit cours scientifique font bon ménage, on est pris et on ne lâche plus l'album avant d'avoir lu la dernière case. D'autant que quand on rentre dans le jeu des couleurs (qui rappellent - comme le dit très justement l'auteur dans le dossier en préface - les Lucky Luke de notre enfance), il y a une dimension encore plus fantasmagorique qui ne gâche rien à l'ensemble.




Ibicus - tome 2 (Ibicus) par Thierry Bellefroid
« Ibicus, Livre 2 » par Pascal Rabaté, chez Vents d'Ouest.


Rabaté a trouvé son style et sa vitesse de croisière. N'en déduisez pas trop vite qu'il s'est installé dans la routine. L'adaptation d'Ibicus, commencée contre vents (d'Ouest) et marées, n'a pas été facile. Rabaté a vu de près le moment où il allait devoir s'auto-éditer pour aller jusqu'au bout de son rêve. Ce rêve, il a commencé il y a longtemps, quand Pascal est tombé sur le livre de Tolstoï, l'autre Tolstoï, l'injustement méconnu Alexis. La lecture d'Ibicus a convaincu le dessinateur de tout reprendre à zéro. Après la reconnaissance de la critique et d'un certain public pour « Un ver dans le fruit », il fallait oser. Rabaté l'a fait, il a changé son style de dessin et laissé tomber les chroniques villageoises pour s'atteler à cette fresque russo-baroque. Un premier album stupéfiant de maîtrise graphique, et le voilà qui remet le couvert avec le même enthousiasme.

Cette fois, évidemment, on est moins surpris. Siméon Ivanovitch Nevzorov est déjà une vieille connaissance et le découpage de Rabaté comme les cadrages façon cinéma russe des années trente sont devenus presque conventionnels. N'empêche, peu de dessinateurs pourraient réaliser une oeuvre aussi personnelle en partant de l'adaptation d'un roman russe ! Et lire ce « Livre 2 » fut un véritable régal. D'abord parce que Siméon y apparaît plus veule et antipathique que jamais. Le personnage n'a rien pour plaire et pourtant, Rabaté se plaît à nous le rendre « attachant ». Ses tribulations dans une Russie à feu et à sang où la majeure partie de la population est privée de tout sont tout simplement passionnantes. Ensuite il y a le dessin. Quel talent ! Il y a quelques cases qui pourraient pendre aux cimaises de prestigieuses expositions de peinture ! Les images sont fortes, leur pouvoir d'évocation majestueux, le noir et le blanc ne se marient pas, ils se combattent presque ; tantôt c'est le gris qui l'emporte, tantôt le blanc, tantôt le noir qui vient souligner les visages terrifiés ou les scènes les plus fortes. Preuve indiscutable de ce triple talent de peintre, de professionnel du découpage et de « cinéaste » de la BD : la double page 80-81. Arrêtez-vous-y lorsque vous lirez cet album. Vous ne le regretterez pas.
« L'impératrice rouge, tome 1 : Le sang de Saint-Bothrace, par Jean Dufaux et Philippe Adamov, dans la collection « Caractère » de Glénat.


Assurément, Jacques Glénat mise sur cette série, qui a bénéficié d'un lancement remarqué dans les librairies. Il faut dire que Dufaux n'est pas le premier venu et qu'Adamov fait déjà les beaux jours de la collection Caractère avec « Dayak » et « Les eaux de Mortelune ». Alors, les réunir pour une grande saga placée sous le signe de l'impitoyable guerre que se livrent pour le pouvoir une Impératrice et une Empereur sans scrupules, c'est déjà presque gagné. Aussi ai-je abordé cet album avec une certaine méfiance. Et l'ai quitté relativement perplexe.

D'abord, le dessin d'Adamov replonge immédiatement le lecteur dans l'univers des « Eaux de Mortelune ». Même les personnages ont un petit air de déjà vu. On a donc un peu l'impression d'être roulé sur la marchandise, à moins d'être un fan inconditionnel d'Adamov -et dieu sait qu'il en a. Ensuite, le mélange des genres et des époques, la cruauté souvent gratuite (ça gicle pas mal dans ce premier album et s'il fallait en faire une adaptation cinéma, ça coûterait sûrement cher en hémoglobine !) comme les clichés un peu facile qu'il véhicule m'ont mis relativement mal à l'aise. J'ai pourtant continué ma lecture et découvert une histoire baroque, fantastique, qui plonge ses racines dans l'Histoire et dans l'imaginaire collectif. Comme dans un opéra, les caractères des personnages sont exacerbés, les scènes exagérément colorées, dramatisées, et toutes les ficelles du genre employées. Et comme à l'opéra, j'ai marché. En traînant un peu la patte, j'en conviens, mais j'ai marché dans ce jeu d'influences et de turpitudes, de pouvoir et de séduction que Jean Dufaux installe comme il sait si bien le faire, à coups de références et de baguette magique. Je ne parlerai pas pour autant de chef d'oeuvre (mais est-ce que ça existe ? ) et laisserai le lecteur se faire une idée par lui-même. De toute façon, c'est encore la meilleure chose à faire.
« La gloire d'Albert », par Etienne Davodeau, dans la collection Sang-Froid des éditions Delcourt.

Davodeau. Dans ses cases, il n'y a jamais rien en trop. Il aime aller à l'essentiel, vise toujours la lisibilité et cache derrière un dessin apparemment maladroit une parfaite maîtrise de l'action et du récit. Quant à ses personnages, toujours aussi vrais que s'ils sortaient de son carnet d'adresse, ils sont généralement ancrés dans la vie, avec tout ce qu'elle charrie de beau... et de plus ou moins odorant. Sans être « politiques », ses BD sont engagées, elles défendent volontiers les plus faibles, les rêveurs, ceux qui luttent contre le système.

Devant « La gloire d'Albert », je suis perplexe. Ce qui jusque-là était suggéré, distillé de-ci de-là, est asséné ici avec vigueur, sans détour. « La gloire d'Albert » n'est plus à proprement parler l'un de ces portraits de groupe auxquels l'auteur du « Réflexe de survie », du « Constat » ou de « Quelques jours avec un menteur » nous a habitués. Cette fois, la politique est au coeur de l'histoire, et les protagonistes sont au service d'une intrigue politico-policière de facture assez classique. Alors, Davodeau s'est-il trahi ? Non, il a simplement voulu nous offrir le récit d'une vie gâchée, celle d'un pauvre type qui se prend pour un justicier au nom de son admiration pour un modèle néo-fasciste. L'Albert en question est en effet un piètre héros. Pour ne pas dire un anti-héros. En cela, il correspond au moule Davodeau. On est juste passé d'un style allusif à un cadre ancré dans la triste réalité française, où l'extrême-droite se nourrit entre autres de sentiments patriotico-nationalistes. Inutile de dire que Philippe de Villiers peut se sentir visé. Davodeau affirme donc ses convictions. Il le fait avec un album magistralement découpé et mis en couleurs (d'autant que l'essentiel de l'action se déroule de nuit). Dommage qu'il n'y ait pas un soupçon d'originalité et de spontanéité en plus. Assez pour pouvoir dire : cette histoire-là, c'est du Davodeau. Personne d'autre n'aurait pu la faire !
"La caste des Méta-Barons, Tome Sixième : Doña Vicenta Gabriela De Rokha, l’Aïeule", par Jodorowsky et Gimenez, aux Humanoïdes Associés.


Tonto et Lothar, les deux robots, continuent de remonter l’arbre généalogique du Méta-Baron leur maître. Partis d’Othon, le Trisaïeul, ils se rapprochent peu à peu du présent. Quoique. A ce rythme-là, Jodo risque bien de nous balader encore pendant six ou sept albums avant de nous dire pourquoi l’actuel Méta-Baron a une cicatrice au milieu du sourcil droit. C’est pas que l’histoire soit lente. Au contraire, hormis les habituelles digressions que l’on doit aux deux robots (devenus héros à part entière puisque les voilà menacés de destruction par leur propre maître), le rythme est toujours aussi trépidant. Mais que d’avatars, de rebondissements, de retournements de situation...

Les Méta-barons, on aime ou on déteste. Pas de demi mesure. D’abord, le dessin de Gimenez laisse rarement indifférent. Là encore, il y a ceux qui aiment... et les autres.
Dans le genre dessin SF héritier de la période aérographe, je le trouve plutôt réussi.
J’aime moins ces découpages diagonaux parfois démesurément présentés en double page, mais tout cela est finalement bien subjectif. Pour le reste, il faut aimer le style de narration de Jodo et surtout, sa mystique, ses manies, ses thèmes de prédilection : l’initiation, l’adoration, le fanatisme, l’honneur, la violence, la mutilation, l’impossible quête du bonheur et de l’amour.

Ce « Tome Sixième » est relativement conforme à ce que l’on pouvait en attendre, après la conclusion d’un premier cycle qui a débouché sur une publication en coffret des cinq premiers livres. On reprend les mêmes et on poursuit. Plus que jamais, les mutilations sont au coeur du récit et la tragédie son moteur. Jodo a dû lire l’ensemble des volumes de la tragédie grecque. A commencer par Oedipe qui inspire le mythe fondateur de cette Caste des Méta-Barons. Cécité, mort du père, inceste, des thèmes vieux comme le monde que cet orfèvre nous ressert sous un jour science-fictionnesque, si vous me permettez l’usage de ce néologisme.

Doña Vicenta Gabriela De Rokha est sans doute la plus aboutie des « Aïeules » présentées jusqu’ici, celle qui pousse le don de soi jusqu’à la cécité, celle qui met l’amour au-dessus de tout et qui se fera « manger » (le mot est à peine exagéré) par la pire de toutes, Oda-Honorata l’incestueuse. Rien à dire, la tragédie fonctionne ici en plein. Le personnage schizophrène de « Tête d’Acier », pris entre ses deux identités contradictoires, ajoute encore au puzzle psychanalytique que compose patiemment Jodorowsky. Je le diasis : on aime ou on déteste. Mais si on aime, ce « Tome Sixième » est sans doute l’un des meilleurs !
Les archives Goscinny : La fée Aveline, 1967-1969, aux éditions Vents d'Ouest.

Après le magnifique album consacré à Pistolin, les Archives Goscinny nous proposent 105 planches absolument merveilleuses signées Goscinny et Coq. Les aventures d'une jolie (très jolie, même) jeune fée qui répond au doux nom d'Aveline Potiron sont présentées dans cet album en bichromie (si ce n'est quelques pages en noir et blanc car faute d'originaux, il a fallu les reproduire à partir du magazine Jours de France où était publiée la série) On y retrouve un René Goscinny drôle, léger, critique envers la société dans laquelle il vit, mais aussi facétieux, puisqu'il joue avec les références de l'univers des contes de fées. Bien qu'Astérix et Aveline aient peu de choses en commun, on retrouve des similitudes. Quelques jeux de mots bien sentis, d'abord. Et puis ce coup de baguette magique qui peut transformer les choses et les êtres comme le font les potions du druide Panoramix.

Créé et dirigé par Marcel Dassault, Jours de France se voulait le concurrent direct de Paris-Match. Autrement dit, un magazine populaire, grand public, qui intéresse la ménagère et peut se feuilleter dans la salle d'attente du médecin de famille ou du dentiste. Aveline répond à ces critères. Et bien que totalement intacte après trente ans de placard, elle correspond parfaitement à son époque. On retrouve ce graphisme propre aux hebdomadaires avec des lignes très pures, très épurées, le minimum d'éléments de décor et des visages fins au nez pointu surmontant des silhouettes féminines qui évoquent les croquis de mode : taille de guêpe, buste haut, longues jambes. La lecture de cet album m'a fait penser à Dupuy et Berbérian, qui me semblent parmi d'autres les dignes héritiers de ce style graphique dépouillé et esthétique.

Que dire des histoires elles-mêmes ? Olivier Rameau n'est pas loin (créé en 1968, pour rappel). On croirait même que Greg et Goscinny se sont disputés les mêmes thèmes : irruption du rêve dans le réel, irruption du réel dans le rêve. Aveline pourrait même avoir inspiré un film comme les Visiteurs, puisque le comique vient de la confrontation de deux mondes qui se sont toujours ignorés. Les situations sont cocasses, la fée Carabosse est digne de sa réputation et puis, Aveline se sort de toutes les situations avec une ingénuité très amusante. Bref, c'est un beau moment de l'histoire de la BD qu'Alain David a repêché pour nous.
Salade Niçoise par Thierry Bellefroid
« Salade niçoise » de Baudoin, à L'Association.


Il y a chez Edmond Baudoin, tout ce que l'on est en droit d'attendre de la bande dessinée : un trait, un univers unique, un propos qu'aucun film ne pourrait imiter. Mais si cette remarque vaut de manière générale, elle paraît totalement insuffisante en regard de l'immense talent développé dans « Salade niçoise ». Pour reprendre l'expression de l'un de mes amis libraires, cet album est « à pleurer de beau » ! Il relègue en tout cas très loin derrière toutes les autres BD lues depuis plusieurs mois.

Baudoin, écorché vif à la sensibilité presque palpable, est un peintre de l'émotion. Personne ne peut comme lui, en quelques traits, plonger aussi loin dans le réel des sentiments et toucher le lecteur dans ce qu'il a de plus intime. Personne ne peut se risquer à dresser de petits portraits d'hommes ou de femmes, qui se construisent essentiellement sur le non-dit. A cet égard, les premiers dessins de « Promenade des Anglais », l'histoire qui ouvre cet album, sont éloquents. Baudoin n'est pas bavard parce qu'il n'a pas besoin de l'être : son dessin dit tout, ou presque. Ses personnages sont terriblement vrais, et leurs dialogues paraissent sonner « avé l'accent ». Il faut regarder comme il utilise tout le potentiel du pinceau, martyrisant jusqu'au dernier poil humide par-ci, délayant de gros traits d'encre par-là. La référence à Modigliani n'est pas exagérée. Mais elle ne résume pas tout. Car Edmond Baudoin n'est pas seulement un dessinateur de génie. Il est aussi un observateur éclairé d'une société qui passe les plus faibles à la moulinette et ne donne guère sa chance à l'amour. Baudoin nous parle de tolérance et de rêve. Car le rêve sauve tout. Il est le sésame de l'amour, quête absolue du Niçois, en filigrane de toute son oeuvre.

Il y a quelque chose d'unique dans « Salade niçoise », c'est la sincérité et la générosité d'un auteur qui traverse l'existence sans jamais oublier d'écouter ce que lui dit son coeur. Lisez cet album, plongez-vous dans ce noir et blanc stupéfiant de force. C'est un des trois ou quatre albums de l'année !
L'enfer des concerts par Thierry Bellefroid
« L'enfer des concerts » par Zep, dans la collection Humour Libre de Dupuis.

Je serai bref. Pas la peine de vous parler pendant des heures du pourquoi du comment d'un album de gags, ça n'aurait guère de sens. Juste envie de vous dire que j'ai ri. Oui, j'ai ri, à haute voix, comme il m'arrive si rarement de le faire. Bien sûr, on sourit parfois, en lisant les uns ou les autres. Derniers en date à m'avoir arraché un sourire : Croco & Fastefoude (Casterman), Kid Paddle -un des meilleurs (Dupuis), l'inévitable Chat de Geluck (Casterman), plus rarement L'élève Ducobu (Lombard) et très certainement Titeuf (Glénat), ce qui nous ramène à Zep. Y a pas à dire, ce Suisse a tout compris. Ses gags sont concis (certains feraient bien d'en prendre de la graine...) et ne ratent jamais leur cible. Dans « L'enfer des concerts », ce fou de musique (il joue depuis qu'il a douze ans) et de concerts (il en voit une cinquantaine par an) croque en couleurs directes quelques-uns des plus grands noms du rock : Dylan (son préféré), les Stones, Springsteen, U2, Joe Cocker, Sheryl Crow, Madonna ou Ramazzotti (je sais, là, on ne parle plus de rock !) et même... Henri Dès (un des meilleurs gags visuels). Rien que pour ces caricatures lippues, l'album vaut déjà le détour.

Mais il y a les gags eux-mêmes. Et là, Zep connaît sa matière. Il sait ce qui nous fait rire, parce qu'il sait ce qui l'a fait rire. Fort de ses expériences, de ses mésaventures ou des petits travers de nos stars, il frappe juste 44 fois d'affilée et vous emporte dans un tourbillon de rire où vous vous reconnaîtrez forcément si vous allez de temps à autre vous commettre dans les salles de concert. Si vous n'avez pas lu « Les filles électriques », son premier opus en couleurs directes dans la même collection « Humour Libre », la lecture de « L'enfer des concerts » devrait vous y décider illico. Et inutile de dire que l'ensemble des Titeuf, dans un autre registre, mérite également un investissement. Un million d'autres lecteurs l'ont fait avant vous, ça ne peut pas être par hasard !
Lie-de-vin par Thierry Bellefroid
« Lie-de-vin » par Corbeyran et Berlion, dans la collection « Long Courrier » des éditions Dargaud.

« Long Courrier » se porte bien, merci. Après une période de léthargie, le réveil est bien là. Deux nouveautés cet automne : « Lie-de-vin » et « Wyoming Doll ». Je reconnais que la seconde ne m'a pas pleinement convaincu : dessin manquant de lisibilité et surtout, scénario poussif qui aurait gagné à faire moitié moins de pages. Mais mon but ici n'est pas de déprécier qui que ce soit. Ce serait plutôt de vous donner l'envie de lire de bonnes histoires. Et à ce titre, « Lie-de-vin » mérite votre attention.

Berlion et Corbeyran : les deux complices d'histoires de gosses très réussies (« Le cadet des Soupetard » chez Dargaud et « Sales mioches ! » chez Casterman). On croyait qu'ils y resteraient enfermés. Berlion n'a pas son pareil pour dessiner des minois enfantins et son dessin colle parfaitement à l'ambiance de ce genre de séries. Quant à Corbeyran, il trouvait chez son complice un dessinateur avec qui se « reposer » de séries plus adultes (dont le « Chant des Stryges », chez Delcourt, sorte de descendant en BD de la série télé X-Files) Et pourtant, voilà qu'ils franchissent ensemble le cap de la BD adulte. Et quel cap ! Puisque d'un coup, ils arrivent à se faire publier dans une collection de prestige. Qui rend service à l'autre ? On pourrait croire que c'est Corbeyran qui aide Berlion à sortir de son créneau enfantin. Mais c'est peut-être aussi le dessinateur qui permet au scénariste de réaliser un « one-shot » dans Long Courrier. Et tant mieux si les deux comparses en retirent du bénéfice. Car ils ont leur part de responsabilité dans la réussite de ce « Lie-de-vin ».

D'abord, il y a les couleurs directes d'Olivier Berlion. En ouvrant l'album, c'est la première chose qui saute aux yeux. Ensuite, il y a un trait que l'on reconnaît, mais qui a changé, mûri. Les visages sont plus anguleux, les traits plus fins, les cadrages et le découpages plus fouillés, réalistes. Revers de la médaille : de nombreuses erreurs dans les éléments de décors, qui changent de place au gré des cases par manque de vision globale et d'habitude. La porte et les outils de la première et de la deuxième planche en sont un bon exemple. Mais on pardonnera ces petits défauts à la lecture d'un album dont la qualité passe incontestablement par le dessin.

Ensuite, il y a l'histoire et les personnages, l'ambiance de village promis à l'abandon comme la France en connaît trop. Corbeyran restitue à merveille ce morceau de campagne en perdition, servi par son dessinateur. Les personnages, bien que stéréotypés, tiennent bien leur rôle. La jolie Maïs est sans doute celle qui tire le mieux son épingle du jeu. Sauvage et belle sans correspondre aux canons du genre, elle tire l'album vers le haut et sauve une histoire parfois trop prévisible. Et puis il y a « Lie-de-vin », ses angoisses métaphysiques, son livre des records, son journal intime sur magnétophone. Un bon personnage central auquel le lecteur s'attache sans s'en apercevoir et finira par s'identifier grâce à une narration à la première personne qui se veut aussi juste que possible. Un très bel album.


« La chasse aux ombres », premier tome de « Bellagamba », par Claude Klotz et Max Cabanes, dans la nouvelle collection grand format de Casterman.

Puisque ça marche chez les autres, pourquoi pas chez nous ? C'est un peu la philosophie qui semble avoir prédominé chez Casterman, pour la création de cette nouvelle série en grand format. Trois albums d'un coup. Deux nouveautés et une réédition, pour lancer ce nouveau produit vendu un peu plus cher que les albums cartonnés habituels. Espérons que ça marche, car comme chacun sait, la maison d'édition belge longtemps éditrice du magazine (A Suivre) connaît de sérieux soucis de trésorerie. Ce qui ne l'empêche pas de proposer d'excellents albums pour cette première salve en grand format.

Bellagamba, ce sont avant tout deux grandes signatures.

J'avoue avoir été intrigué dès le mois d'août, lorsqu'un premier courrier annonçant la sortie de cet album m'apprit que Claude Klotz en était le scénariste. Claude Klotz/Patrick Cauvin. Quelque soit le nom qu'il emploie, il livre depuis des années quelques-uns des meilleurs romans français. « E=mc² mon amour » est sans doute le plus connu. Mais il y en a quantité d'autres, et sous le nom de Klotz, d'excellents polars qui prouvent toute sa maîtrise du genre et sa connaissance du cinéma.

L'autre signature, c'est Max Cabanes. Pour moi, un des tout grands dessinateurs (qui tourne malheureusement en rond depuis quelque temps déjà). Révélé en 89 par « Colin-Maillard », un album de courts récits paru dans la collection « Studio A Suivre », il reçoit l'année suivante le Grand Prix de la Ville d'Angoulême avant de continuer à saupoudrer ses albums entre les Humanos, Albin Michel et Casterman. « Colin-Maillard », paru initialement en album broché est justement l'album réédité par Casterman à l'occasion de la sortie de cette collection grand format... espérons qu'il en ira de même du second volume, paru en 97, histoire d'avoir les deux albums dans le même format ! Un second volume (« Maxou contre l'athlète », Casterman) dans lequel Cabanes prouvait au passage toute l'étendue de son talent en expérimentant une autre technique graphique à chaque histoire courte. Dans « La bonne vie », qui vient de paraître chez Dargaud (collection « Les correspondances de Pierre Christin »), il propose des gouaches superbes et inattendues. Bref, ce garçon sait tout faire. Et avec un scénariste de la trempe de Claude Klotz, on pouvait s'attendre à ce qu'il casse la baraque.

Bellagamba m'a beaucoup plu. Le scénario, tout sympathique qu'il est, traitant avec dérision les phénomènes paranormaux, n'a pas tant emporté mon adhésion que la galerie de personnages profondément attachants et originaux de cette histoire. A commencer par ce bellâtre de Bellagamba dont on ne sait finalement à peu près rien au terme de cette première histoire. Et sa compagne à l'insatiable appétit sexuel, Véronique, qui rêve de se faire butiner dans les situations et les endroits les plus incongrus. Il y a beaucoup d'humour derrière tout ça, ce qui ne m'étonne guère de Claude Klotz. Il y a aussi une véritable tendresse pour les personnages, même secondaires, ce qui n'est pas plus étonnant de la part d'un romancier habitué à vivre avec eux durant de longues périodes de création. La surprise vient peut-être du fait que celui-ci a parfaitement réussi le passage à la bande dessinée, ce qui est plutôt rare. Je lui reprocherais juste une mise en page un rien étriquée. Quant à Cabanes, fidèle à lui-même, il réalise un joli travail sur les couleurs, mais il me semble qu'il a un peu bâclé son dessin. Peut-être lui manquait-il lui aussi un peu d'air dans les cases pour s'exprimer pleinement. Quoiqu'il en soit, ce Bellagamba est une bien belle surprise et j'attends avec impatience la suite de ses pittoresques aventures, ne fût-ce que pour en savoir un peu plus sur ce héros épicurien cultivé et culturiste !
Faux-fuyants (Clara) par Thierry Bellefroid
« Faux-fuyants » premier album de la série « Clara », par Denis Lapière et Jean-Christophe Chauzy, dans la nouvelle collection grand format de Casterman.

A côté de « Bellagamba » (voir par ailleurs) et de la réédition de « Colin-Maillard », voici donc le troisième album de cette nouvelle collection. Conçu par Denis Lapière, l'un des scénaristes très en forme du moment, aussi à l'aise dans la BD enfantine (l'excellent « Ludo », chez Dupuis ) qu'adulte (« Le bar du vieux Français » ou « La dernière des salles obscures », Dupuis également, ou encore « La saison des anguilles », Dargaud, etc....). Lapière se propose ici de créer une série avec l'un des dessinateurs dotés d'une des personnalités les plus affirmées de la génération actuelle, Jean-Christophe Chauzy. Chauzy, s'est fait connaître avec « Un monde merveilleux », une série d'albums parodiques parus chez Casterman (« Parano », « Béton armé », « La peau de l'ours ») où il se met en scène dans des aventures plus loufoques les unes que les autres. A priori, le cauchemar pour un scénariste qui cherche un dessinateur ! Et pourtant, le grand Jean-Christophe (quand il est assis et moi debout, j'arrive péniblement à lui placer le micro devant la bouche) n'a rien trahi de son style graphique en épousant l'univers de Clara. Au contraire, on retrouve ces personnages à la limite de la caricature, avec leurs grands yeux de biche et leur bouche en cul-de-poule. On retrouve aussi ce traitement des couleurs particulier, dicté par les humeurs et les aléas du scénario plus que par une quelconque volonté de réalisme. Enfin, on retrouve ce côté « personnages en silhouette » cher à Chauzy qui aime jeter un petit halo autour de ses protagonistes comme pour les décoller du décor.

Et l'histoire, dans tout ça ? Parallèle facile et obligé avec l'autre nouveauté de cette collection grand format, l'histoire, sans être mauvaise, importe moins que le climat et les personnages secondaires. C'est plus vrai encore ici que dans « Bellagamba ». Car tout l'intérêt de « Clara », ce sont les personnages qui gravitent autour de l'héroïne et qui s'avèrent farfelus, tendres, débordants d'amour. Cette première histoire nous permet de mieux faire connaissance avec ces voisins de palier qui vont manifestement être les vrais héros de la série. C'est drôle. C'est plein de vie et de prises de catch qui ne se prennent pas la tête. C'est plein de sincérité et de fraîcheur. Et servi avec brio par un Chauzy au mieux de sa forme. On en redemande !
« La fin d'un voyage », une aventure de Alack Sinner par Muñoz et Sampayo, chez Casterman.

On ne présente plus José Muñoz. Que ce soit avec Charyn, Prado ou Sampayo, son dessin noir et blanc est à lui seul une signature. Elève de Pratt, il a su tirer parti des leçons du maître tout en trouvant sa voie dans un trait qui laisse voir la plume et s'approche très près des visages. On ne présente plus non plus Alack Sinner, cet ancien flic reconverti en privé reconverti en taxi. Son univers noir, désabusé, ce spleen qu'il n'en finit plus de traîner dans une New York revisitée par les deux créateurs argentins à la façon d'une Buenos Aires américaine. Et surtout, le Bar à Joe, son point de chute préféré, devenu aussi mythique que Sinner lui-même.

Retrouver un nouvel album des « aventures » d'Alack Sinner, c'est renouer avec un univers rangé dans un coin de mémoire (et que Casterman, en bon éditeur, ravivait depuis quelques mois en entreprenant la réédition d'anciennes histoires parues dans « Flic ou Privé » en 84) Un plaisir. Mais aussi un étonnement. Car « La fin d'un voyage » surprend. Pas de Bar à Joe. Pas de New York. Mais une traversée de l'Amérique en car pour l'ancien détective, à la recherche d'un amour perdu, Sophie. Le héros -qui n'en a jamais été un mais a toujours été entraîné malgré lui dans des aventures parfois dangereuses (il s'est fait démolir la gueule une fois ou deux)- se pose ici en spectateur passif d'une série de petites vies et de grands drames croisés au gré de son voyage. Par un mécanisme identique d'une histoire à l'autre, le lecteur pénètre d'autres univers, remonte le temps à la recherche des secrets qui pèsent sur les visages croisés. Sinner, dans le même temps, poursuit son voyage. Il arrivera à destination et trouvera ce qu'il était venu chercher. Mais jusqu'à la fin, son histoire se confondra avec celle des autres, de tous ces autres, que Samapayo et Muñoz se plaisent à multiplier, à croquer, à jeter sur le papier page après page. Pour notre plus grand plaisir.
« A l'arrière des berlines », premier tome des aventures de Niklos Koda, par Dufaux et Grenson, dans la collection Troisième Vague du Lombard.

Avec IRS, Niklos Koda est la deuxième série exclusivement créée pour « Troisième Vague ». Il était temps ! Difficile de soutenir une collection présentée comme novatrice avec des séries déjà installées comme Alpha et Capricorne. Voici donc Niklos Koda. Et le retour de Jean Dufaux au Lombard, en compagnie du dessinateur de Carland Cross, Olivier Grenson. Première constatation, Grenson a pris le projet au sérieux. Son dessin est à la fois fidèle à lui-même et en nette évolution. Comparé aux derniers Carland Cross, ce Niklos Koda propose un dessin plus achevé, principalement dans le choix des visages et leur exécution. Un bon point.

Deuxième constatation, Niklos Koda, c'est du Dufaux de chez Dufaux. On y retrouve tous les ingrédients chers à l'un des plus prolifiques scénaristes du moment : sorcellerie -ou à tout le moins, paranormal (traité à l'inverse de Claude Klotz dans « Bellagamba », voir par ailleurs)-, jolies femmes, séduction et mystère, héros à l'abri du besoin, récitatifs faisant appel au refrain ; autant de marques de fabrique qui vous font dire de loin que vous lisez du Dufaux. Grenson boit du petit lait, évidemment. Dans Carland Cross, il s'était déjà frotté au vaudou et aux belles femmes. Restait à faire la même chose en mieux, dans un Paris contemporain, ce qui est finalement plus simple que d'imaginer un Londres ancien. Bref, un album facile ? Pas tout à fait.

Même si plus personne ne s'étonne des nouvelles créations de Jean Dufaux, celle-ci mérite qu'on s'y attarde quelque peu. Parce qu'elle offre un univers plus neuf, plus vierge qu'à l'accoutumée. A force d'adapter (de plagier, diront certains) les films qu'il a vus, les livres qu'il a lus, les BD qu'il a aimées, Dufaux nous propose presque exclusivement des « variations sur le thème de ». Koda, sans être totalement novateur dans sa thématique et son univers, ne m'a pas fait cette impression. Les personnages sont résolument ancrés dans leur époque, ne fût-ce que par leur look (une barbe très fin d'années 90 pour le héros, par exemple...) et ne m'ont pas semblé « déjà vus ». « A l'arrière des berlines », phrase connue de la chanson « Osez Joséphine » de Bashung, qui donne son titre à l'album paraît finalement être la seule pièce authentiquement importée. Bien sûr, ce n'est pas la première BD qui parle de vaudou et de sorcellerie, mais on n'attend pas de Jean Dufaux qu'il révolutionne le genre. On attend de lui des scénarios bien ficelés, qui se laissent lire et vous plongent dans d'autres univers. Celui-ci en est un. A confirmer.
Adolf (Odilon Verjus) par Thierry Bellefroid
Odilon Verjus N°4, « Adolf », par Yann et Verron, au Lombard.


Verron a du talent, ceux qui ne l'ont toujours pas vu feraient bien d'ouvrir les yeux. Formé à l'atelier Roba, il a su se forger un style nerveux, incisif, qui doit beaucoup à la caricature mais tout autant à Franquin. Dans le créneau du dessin d'humour pour tous, il n'est pas loin d'être actuellement l'un des plus prometteurs.
Yann, n'en parlons pas. Capable de tout -même du pire-, il est aussi inattendu que prolifique, aussi cultivé qu'agaçant. A eux deux, ils ont créé une BD qui n'a pas d'équivalent sur le marché : Odilon Verjus. Mélange de glorieuse moquerie des « bons pères » de jadis et de l'Histoire, celle qui s'écrit avec un grand « H ». Le Vatican y perd souvent des plumes (ça ne peut lui faire que du bien) mais l'insolence est toujours légère, jamais gratuite. Quant aux références historiques ou culturelles qui foisonnent depuis les débuts de la série, elles en sont presque la marque de fabrique.

Toutefois, le dernier album en date m'avait un peu déçu. « Eskimo » pêchait par un manque de vigueur scénaristique. En clair, il y n'y avait pratiquement pas d'histoire, mais une succession de faits, d'anecdotes, de situations -burlesques ou non-, mis bout à bout par Yann. « Adolf », c'est tout le contraire. Verjus a retrouvé une bonne histoire , pour notre plus grand plaisir. Les personnages secondaires restent truculents et sont plus hauts en couleur que jamais, à commencer, bien sûr, par Joséphine Baker. Et le coup d'Hitler qui s'est fait prêter le Saint Suaire pour y faire emballer son petit corps après un suicide bidon ne pouvait pas mieux relancer l'intérêt de nos deux loustics en soutane dans les rues de Berlin en cette froide année 1933.

Reste une question. Peut-on rire de tout ? Yann se l'est posée avant nous. Il a répondu en toute conscience : oui. Et je serais tenté de lui emboîter le pas. Titre en forme de provoc, croix gammées dans tous les coins, Goebbels et Hitler croqués par Verron, ça fait beaucoup d'ingrédients a priori « interdits » dans la bonne BD tout public du Lombard. Mais ça passe et on rit de bon coeur. C'est l'essentiel.
Daddy's Girl par Thierry Bellefroid
« Daddy's Girl », de Debbie Dreschler, dans la collection Ciboulette de L'Association.

On a beau être prévenu, « Daddy's Girl » est une véritable bombe qui vous explose en pleine gueule (n'ayons pas peur des mots) dès la première page. Il ne faut pas avoir beaucoup lu sur le sujet pour se rendre compte que Debbie Dreschler ne triche pas avec ses lecteurs. « Daddy's Girl » est au carrefour entre confession et exorcisme. C'est en tout cas une oeuvre qui impose définitivement les thèmes les plus adultes au coeur de la Bande Dessinée. Ce récit cru et douloureux d'une enfance volée par un père incestueux est tout sauf incongru ou vulgaire. Il apparaît au contraire comme une tentative remarquable de transcender l'inavouable et même, de raconter l'irracontable. Dois-je le dire : plus d'une fois, les petits récits en noir et blanc de Debbie Dreschler (il y en a deux en quadrichromie et un en bichromie, aussi) m'ont donné la chair de poule. Ils m'ont en tout cas bouleversé comme rarement une BD y était arrivé. Et il y a de quoi ! Dreschler raconte sans fausse pudeur, mais avec toute sa douleur et son vécu. Les dialogues entre le père et la fille font froid dans le dos, ainsi que la peur qu'on ressent à la lecture des récitatifs, à chaque fois que le père entre dans la chambre de cette adolescente transie. Debbie Dreschler explique tout le mécanisme du chantage et de la destruction qu'implique une relation incestueuse. On en ressort forcément pas intact. L'histoire qui ouvre l'album, mais aussi « Daddy knows best » et plus encore, le récit de conclusion en bichromie sont des cris dessinés à travers le cauchemar d'une vie détruite où les moments de bonheur sont d'autant plus précieux qu'ils sont chèrement acquis. Tout ce qu'on peut espérer, c'est que Debbie Dreschler s'est reconstruite à travers cette confession et que la lecture de ce petit livre pourra aider quelques Debbie de par le monde à passer outre le sceau du secret et à se libérer de leur histoire.

Ne lisez pas cet album comme un album de BD. Lisez-le comme un témoignage, imprégnez vous-en. Même s'il vous paraît malsain, dites-vous que rien n'est plus malsain que le silence.
« Péché mortel » tome 4, « Autopsie d'un mensonge », par Béhé et Toff, aux éditions Vents d'Ouest.

Si Béhé et Toff ont eu une bonne idée, c'est de nous offrir enfin le dénouement de cette série, commencée il y a plus de dix ans. C'est en 1987 que ce projet était accepté, à l'époque par Dargaud. Douze ans plus tard, les quatre tomes sont enfin parus chez Vents d'Ouest. C'est long, mais quand le résultat est à la hauteur de l'attente, ça ne compte pas !

Péché mortel est un excellent scénario. D'abord parce qu'il joue sur le suspense jusqu'à la fin. La fausse Katy (Marine) chargée de réveiller les souvenirs de Guy pour qu'il livre le secret de la trahison du groupe des Sept s'est engagée dans un contre-la-montre qu'elle n'est pas sûre de gagner. Jusqu'aux deux tiers de ce dernier album, le lecteur se demande si elle parviendra à ses fins. Mais le nom du « traître » qui a dénoncé la collaboration entre l'OMD et Aubert n'est pas celui auquel on s'attend. Pour le reste, cette société fasciste qui condamne tout un ghetto en quelques minutes et opère sous la terreur est tout à fait plausible. Les détours du scénario ne sont à aucun moment exagérés. Et, cerise sur le gâteau, « Péché mortel » n'est pas qu'un thriller de fiction scientifico-politique, c'est aussi une belle histoire de personnages. La fin de l'album confirme cette impression. Le dénouement tant attendu se double d'une conclusion humaine, délicate, qui laisse le lecteur sur une impression décidément positive.

Vous l'aurez compris, j'ai aimé cette série. Son dessin n'est pas révolutionnaire mais il est efficace, bien qu'un peu figé, et servi par des couleurs classiques tirant volontiers sur le jaune et l'orange. Il ne devrait en tout cas pas vous empêcher de vous plonger dans cet univers futuriste où virus, anti-virus, scientifiques idéalistes et politiciens pas toujours très nets s'en donnent à coeur joie.
La cavale de Lézard par Thierry Bellefroid
« La cavale de Lézard », par Tomaz Lavric tBC, dans la collection « Grands chapitres » des éditions Glénat.


Il avait déjà eu les honneurs de la collection « Grands chapitres » avec ses « Fables de Bosnie », une série de récits brefs et tranchants sur la guerre vue de l'intérieur. La critique avait apprécié mais elle ne s'attendait peut-être pas à retrouver tBC si vite. Le trentenaire né en Yougoslavie en est pourtant déjà à son quatrième ouvrage (le deux premiers n'ont pas été traduits en français)

Cette « Cavale de Lézard » arrive donc à point nommé pour se faire une idée du talent de Tomaz Lavric dans le domaine de la fiction. Hors de son propos très personnel sur la guerre, l'auteur avait-il quelque chose à dire ? Et son dessin noir et blanc avait-il encore quelque intérêt ? Les réponses ne tardent pas à venir, à la lecture de cet album. Les pages de garde et les deux planches du début de l'histoire suffisent à se convaincre de son talent de dessinateur. Sur les traces d'un Milton Caniff ou d'un Hugo Pratt, avec de larges aplats noirs et des personnages en silhouette, tBC propose un dessin énergique, épuré, très maîtrisé. Privilégiant l'action pure, son histoire trépidante aux décors enneigés est menée tambour battant, sur un rythme effréné.

Le récit propose de suivre un dénommé « Lézard ». Un grand maigre camé, pas très net, un rien teigneux, et qui tient à la vie. Pourchassé par des tueurs très décidés et organisés parce qu'il a été mêlé malgré lui à un grand trafic impliquant les militaires, il va tenter de sauver sa peau pendant tout l'album. La fin est originale, les personnages tiennent la route, l'ensemble ne manque pas de souffle. Bien sûr, le thème de la chasse à l'homme n'est pas neuf. Mais c'est la preuve qu'il y a moyen de faire de la bonne BD sans révolutionner le genre. Pour le seul plaisir du trait (oh, je sais, la filiation avec Pratt est si évidente que quelques esprits chagrins parleront de plagiat), on ne se refuserait déjà pas la lecture de cet album.
Max (Macadam) par Thierry Bellefroid
« Macadam », tome 1 : « Max », par Lacaf, dans la collection Bulle Noire, chez Glénat.

Vraisemblablement, « Macadam » ne va pas crever les plafonds de vente. Il faut un certain courage pour entamer la lecture de cet album. Les premières planches ne sont pas encourageantes. Le dessin est gauche, grossier, paré de couleurs trop orangées. Les visages, surtout, sont mal proportionnés. La couverture n'est guère plus attractive. Et la suite n'est pas nécessairement plus réussie.

La vieille question de savoir si on peut passer outre un dessin imparfait et apprécier une BD pour son seul scénario se pose, une fois de plus. Beaucoup de puristes vont répondront qu'aucune BD ne peut souffrir un mauvais dessin. Je pense au contraire que dans certains cas, un brin de souplesse en la matière peut vous permettre de ne pas passer à côté d'une bonne histoire. C'est le cas ici. Mêlant pas mal d'ingrédients d'actualité plus ou moins récents -pillages de tombes juives, mairies françaises aux mains du FN, violences et bavures dans les cités, milices néo-nazies, chantages, magouilles politiques et désordres conjugaux, Lacaf est parvenu à construire une intrigue relativement convenue mais intéressante. C'est crédible, surtout le personnage central, Max Klein, qui apparaît comme le bouc émissaire d'un système et erre à la recherche d'un nouveau départ dans une petite ville provençale qui ne fait pas de cadeaux aux étrangers. Il y a bien sûr des invraisemblances, et surtout quelques raccourcis faciles. La petite journaliste qui couche un peu trop facilement avec le flic pour lui tirer les vers du nez n'est qu'un exemple parmi d'autres. Mais dans l'ensemble, la lecture de ce premier album m'a plutôt laissé sur l'impression que Lacaf tenait un scénario de bonne facture qu'il eût été bien inspiré de faire dessiner par quelqu'un d'autre. Espérons que cette conclusion un rien cruelle ne sera plus d'actualité pour le prochain album. Après tout, le premier Astérix et le premier Tintin n'étaient pas des chefs d'oeuvres non plus, au plan du dessin !
« Le vent dans les Saules » tome 3 : « L'échappée belle », par Michel Plessix, chez Delcourt.

Le vent dans le saules est l'adaptation d'un roman de Kenneth Grahame. Je n'apprends rien à ceux d'entre vous qui ont lu les deux premiers tomes. Ceux-là n'hésiteront pas un instant à acheter ce nouveau volume. Les autres feraient bien de se dépêcher de commencer. On est en face de l'une des plus belles BD animalières qui aient jamais vu le jour ! Plessix est au sommet de son art. L'envie de réaliser cette adaptation périlleuse a manifestement « boosté » son talent. Dès le premier album, les petits habitants des sous-bois sont apparus comme enchanteurs et magnifiquement touchants.

Les trois principaux protagonistes, Rat, Taupe et Crapaud, renvoient évidemment aux hommes, chacun incarnant un trait de caractère, une manière de vivre propre aux humains. Mais ce conte animalier n'est pas qu'une variation des Fables de Lafontaine. Il s'agit aussi et peut-être même surtout d'un hymne magnifique à la nature. Cette fois, Plessix nous propose de l'écouter, cette nature. Cette « Echappée belle » est bruissante, chantante, vrombissante, parfois. Déjà qu'on avait presque l'impression de sentir les odeurs en lisant les deux premiers albums !

Et puis, il y a les couleurs. Proche du travail des impressionnistes, Plessix nous offre de petits tableaux d'une justesse incroyable. Les lumières de l'aube, à l'heure où le noir se transforme en bleu, sont tout simplement parfaites. Chaque case est un tableau. Chaque page pourrait devenir une sérigraphie. Quant à l'histoire elle-même, elle doit évidemment beaucoup à son créateur, Kenneth Grahame, mais celui qui prendra Plessix en défaut sur son adaptation n'est pas arrivé. L'exercice n'est pourtant pas aussi facile qu'il y paraît. Essayez, pour voir. Lisez un roman, puis faites-en un synopsis de BD. Si vous arrivez au même résultat que Plessix, pas de doute, il est temps de vous chercher un éditeur et un dessinateur !
20 précédents - 20 suivants
 
Actualité BD générale
Actualité editeurs
Actualité mangas
Actualité BD en audio
Actualité des blogs des auteurs
Forum : les sujets
Forum : 24 dernières heures
Agenda : encoder un évènement
Calendrier des évènements
Albums : recherche et liste
Albums : nouveautés
Sorties futures
Chroniques de la rédaction
Albums : critiques internautes
Bios
Bandes annonces vidéos
Interviews d'auteurs en videos
Séries : si vous avez aimé...
Concours
Petites annonces
Coup de pouce aux jeunes auteurs
Archives de Bdp
Quoi de neuf ?
Homepage

Informations légales et vie privée

(http://www.BDParadisio.com) - © 1996, 2018 BdParadisio