Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Simple par Thierry Bellefroid
« Simple » par Silvestre, dans la collection Octave des éditions Amok.

Après la lecture de « Relations », paru en septembre dernier, j'étais curieux de voir si Silvestre pouvait faire mieux. Minimaliste, l'album jouait très intelligemment sur les codes de la bande dessinée pour interpeller le lecteur, disserter sur la création, rendre la liberté aux personnages imaginés dans la sphère du rêve et feindre d'observer ce qu'ils en faisaient. Dans un savant jeu de miroirs, Silvestre se montrait avec humour. Et il le faisait en arrivant à ne dessiner que quelques tâches, voire quelques lignes sur la feuille blanche. Etonnant.

« Simple » est la suite logique de ce travail, mais peut surprendre par son côté apparemment plus cloisonné. Si « Relations » ignorait la plupart du temps le contour de la case, tournant résolument le dos aux traditions de la bande dessinée, « Simple » est un album essentiellement fondé sur la case elle-même. Celle-ci ira même jusqu'à dialoguer avec le personnage dans un jeu de mise en formes particulièrement réussi (avant un final tout à fait inattendu dont je vous laisse la surprise). Pour mieux comprendre de quoi il s'agit, plantons le décor. En bas à droite d'une case vide, un personnage assis, un chapeau sur la tête, se lance dans un long soliloque. Son nom : Silvestre, bien sûr. Ce petit bonhomme se trouve confronté à ses propres créations, à son imaginaire. Et à son indéfectible solitude. Quel que soit le personnage qui prend possession de l'espace, Silvestre demeure assis en bas de la case, souvent silencieux, toujours immobile. Cela donne lieu à une série de confrontations dont la plus réussie, sans doute, est celle où Silvestre dialogue avec la Grande Muse de la Bande Dessinée. Tout cela est léger, inventif, très artistique. La traduction française (édition originale en espagnol) est rigoureuse et comme toujours chez Amok, l'album est magnifiquement imprimé sur papier épais. Un bel objet, donc. A condition d'aimer les expériences nouvelles, d'apprécier le minimalisme et de trouver l'album (bonne librairie obligatoire), vous ne regretterez pas cet achat.
Mémoire Morte (Mémoire Morte) par Thierry Bellefroid
« Mémoire morte », par Marc-Antoine Mathieu, chez Delcourt.

Marc-Antoine Mathieu, scénographe, graphiste, nous rappelle qu'il est aussi et même avant tout scénariste et dessinateur de BD. Sa « mémoire morte » est formellement magnifique. Un album où le noir et blanc livre ce qu'il a de meilleur. Univers de buildings façon Manhattan des années trente, parcouru de lignes et de formes géométriques audacieuses (on pense aux murs qui « poussent » partout dans la cité, bien sûr, mais aussi à l'inquiétante « ROM », cette mémoire vivante qui est le centre névralgique de la ville... et du récit), sa ville sans fin a tout du labyrinthe. Comme dans « La fièvre d'Urbicande » un élément inexpliqué vient bousculer la vie sociale et politique de la Cité. Des murs se mettent à pousser partout (obligeant l'administration à percer des brèches à coup de « rueuses », de grandes scies circulaires hautes de plusieurs étages) et un à un, les habitants perdent la mémoire. Notre héros, un petit moustachu quelconque dénommé Houffe, se voit confier une mission inattendue et importante : la direction de la commission pour l'observation du phénomène en vue de l'élaboration d'une analyse ». Kafka n'est pas loin.

C'est vrai que Marc-Antoine Mathieu louche du côté de l'absurde. Mais son histoire est avant tout une métaphore sur la communication. Avec ce que ce genre d'exercice comporte de risques. Mathieu évite la lourdeur et la démonstration, mais il s'en est fallu de peu. En attendant, il nous offre un bel album sur le langage et la mémoire. Un album au découpage soigné, dont l'esthétique froide mais brillante n'échappera pas au lecteur. Personnellement, je l'ai lu deux fois, la première n'ayant pas totalement comblé ma curiosité. Sans doute ne faut-il pas en dire plus, au risque de déflorer l'histoire. Bonne lecture, donc.
Norbert le Lézard par Thierry Bellefroid
« Norbert le lézard », par Cothias et Loisel, chez Granit Associés.

Oui, vous avez bien lu. Par Cothias et Loisel. Cet album réunit deux des toutes grandes signatures de la BD française actuelle. Et le plus drôle, c'est que derrière une couverture moderne qui « sonne » très Loisel, se cache en réalité une histoire vieille de plus de vingt ans. Comme l'explique l'éditeur en préface, Norbert le lézard est né (et mort, d'ailleurs) dans les pages du magazine Plop en 1977. Depuis, il attendait une publication en album. Patrick Cothias et Régis Loisel n'ont plus travaillé ensemble après cette expérience alors qu'ils avaient démarré main dans la main, dès 1972. Il faut dire qu'ils ont pris des voies très différentes, celles du Moyen-Age pour l'un, qui trouva le succès grâce aux Sept Vies de l'Epervier (avant de se diversifier et d'aborder tous les genres), celle de l'Heroïc Fantasy pour l'autre, qui n'eut pas moins de succès en dessinant la mythique Quête de l'Oiseau du Temps. Leur réunion dans cette oeuvre de jeunesse n'est pas seulement un intéressant témoignage historique ou patrimonial. C'est l'occasion de lire sept épisodes des histoires d'une petite communauté animale où l'on découvre que Cothias peut manier l'humour et la poésie. C'est sans doute le plus étonnant, à la lecture de ces mini-récits. Car au plan du dessin, le lecteur n'aura guère de surprise. La patte de Régis Loisel est déjà là, sa palette de couleurs aussi. La vivacité du trait dans certaines scènes d'action est tout simplement magnifique. Et les dessins crayonnés qui ornent les têtes de chapitres sont, quant à eux, de véritables bijoux.

L'univers imaginé par Patrick Cothias tient à la fois de la Jungle en Folie et d'Olivier Rameau, les humains en moins (des moulins à poivre en guise de maisons, des baskets qui volent...). Les meilleurs personnages sont bien sûr Norbert le lézard (le héros, un peu fayot et toujours prompt à piquer les bonnes idées des autres) et le Baron Fulbert de Noirbec (le méchant de service, un corbeau qui vole dans une énorme basket bleue), mais aussi Miss Ratched, amoureuse folle de Fulbert prête à tout pour lui passer la bague au doigt. Quelques-unes des histoires sont très attendues, mais leur traitement graphique suffit à les rendre agréables à lire, voire passionnantes. C'est le cas, par exemple du « champignon magique » où la virtuosité de Loisel s'exprime déjà pleinement. Un agréable délassement et une belle initiative d'éditeur. Signalons quand même qu'il s'agit clairement d'un album jeunesse.
Carton jaune par Thierry Bellefroid
« Carton Jaune », par Didier Daeninckx et Assaf Hanouka. Sous le label « Atmosphères » des éditions du Masque.

Assaf Hanouka a 25 ans. Il débute dans la BD en publiant coup sur coup deux albums pour les éditions du Masque. L'un dans la collection « Petits Meurtres ». L'autre, celui-ci, avec un prestigieux scénariste, Didier Daeninckx, écrivain renommé et engagé déjà adapté par Tardi. Un sacré défi. Pour ne pas dire un quitte ou double. Première constatation, Hanouka s'en tire bien. Dans un style forcément perfectible, il restitue sa vision de la Tunisie et de la France d'entre deux guerres. Le travail sur les couleurs est réussi, l'ensemble est très lisible, les personnages sont bien rendus. Le jeune Israélien n'a en tout cas pas à rougir : pour des débuts (il est encore aux études à Lyon), c'est franchement à la hauteur !

L'histoire de Jacques Benzara, joueur de football qui passe de la misère des rues de Tunis à la gloire des stades français rappelle inévitablement « Les chemins de l'Amérique », la BD de Baru, Thévenet et Ledran récemment rééditée par Casterman dans laquelle on assiste à l'ascension fulgurante (avant la disparition tragique) d'un boxeur algérien sur fond de guerre d'indépendance algérienne. Comme le héros de Baru, Jacques Benzara va être rattrapé par ses origines. Et comme le héros de Baru, il aurait dû être boxeur, puisque le personnage authentique qui a inspiré cette histoire à Daeninckx était un boxeur juif tunisien, Victor Perez. (Est-ce pour ne pas risquer de trop ressembler au « Chemin de l'Amérique » que celui-ci est devenu un footballeur dans « Carton Jaune » ?)

Quoi qu'il en soit, même si l'on pense à l'une en lisant l'autre, ces deux BD ont chacune leur place et cette ressemblance n'enlève rien aux qualités de « Carton Jaune ». Un album d'une remarquable justesse de ton, évitant le pamphlet ou la démonstration tout en dénonçant avec vigueur l'attitude française pendant la rafle du Vélodrome d'Hiver. (La ministre française de la Jeunesse et des Sports y ajoute même les excuses de la France en guise de post-face) Ceux qui connaissent Daeninckx savent que ses récits policiers ne sont jamais gratuits. Celui-ci ne l'est donc pas davantage que les autres. Cette BD intelligente et engagée prouve en tout cas qu'il y a de la place pour des gens comme lui dans la bande dessinée d'aujourd'hui.

Chimères par Thierry Bellefroid
« Chimères » par Jeanne Puchol, chez PLG.

Un petit album qui passe presque inaperçu sur les présentoirs des libraires spécialisés. C'est vrai que « Chimères » n'a pas d'ambitions commerciales affichées et c'est tant mieux. Car Jeanne Puchol y donne libre cours à une écriture automatique à laquelle la BD ne nous a pas habitués. Les ruptures narratives et temporelles d'une part, l'onirisme de l'autre, font de ce petit livre en noir et blanc d'une cinquantaine de pages un objet de curiosité. L'héroïne (terme particulièrement peu approprié en l'occurrence) est une petite fille en pyjama et lunettes qui balade un air de Little Nemo des temps modernes sur les toits de Paris. Auto-portrait décalé de Jeanne Puchol, cette petite fille fréquente de drôles d'oiseaux. Et le mot n'est pas trop fort pour qualifier les trois griffons (animaux fabuleux, monstres aux corps de lion, à têtes et à ailes d'aigles, ndlr) la sirène et le marabout qui partagent la vedette de ce « Chimères » avec notre petite rêveuse. Des toits parisiens à la plage d'un océan de pétrole, tout est permis, puisque c'est le rêve qui est le fil conducteur. D'autres ont déjà tenté l'expérience (à commencer par Winsor Mc Cay avec le vrai Little Nemo ou Hermann avec « Nic, tu rêves ? ») mais Puchol y va peut-être plus franchement que tous ses prédécesseurs. Sans aucune crainte, elle aborde la feuille libre de toute contrainte. Les personnages ne se répondent pas (ou parfois plusieurs cases plus loin, seulement), soliloquant chacun dans leur coin et passant davantage de temps à s'interroger qu'à répondre aux questions. La logique ne sera d'aucun secours au lecteur qui doit accepter, en ouvrant ce livre, d'entrer dans le rêve de quelqu'un et d'en partager l'utopie. Très loin de Judette Camion, la série qu'elle anime chez Casterman avec Anne Baraou, Puchol livre ici un graphisme où encrage précis, hachures et larges aplats noirs se conjuguent avec bonheur. Une certaine idée de l'esthétique et du rêve que partageront avec plaisir les amateurs de BD « de traverse ».
Tell me dark par Thierry Bellefroid
« Tell me, dark », par Karl Edward Wagner, Kent Williams et John Ney Rieber. Paru sous le label « Atmosphères » aux éditions du Masque.

La couverture de cet album est à elle seule comme un appel. Il faut dire que Kent Williams, artiste américain d'une quarantaine d'années couvert d'Awards les plus divers est un peintre plus qu'un dessinateur de BD. Ouvrir « Tell me, dark » suffira à vous en convaincre. Vous y trouverez un univers graphique d'une richesse et d'une qualité rares, avec des références évidentes à certains peintres comme Egon Schiele ou Gustave Klimt. Un univers qui rappelle un peu celui du très fameux « Cages » pour les plus riches d'entre vous qui auront pu se payer cette bible de Dave Mc Kean traduite l'an dernier par Delcourt. Tantôt le dessin laisse volontiers apparaître la plume et ses contours tranchants, presque maladroits. Tantôt, au contraire, il est proche de la photo peinte. Et toujours, il y a une recherche sur les couleurs qui dépasse de loin le travail traditionnel en bande dessinée. Du grand dessin.

Mais « Tell me, dark » n'est pas que du grand dessin. C'est aussi ce que l'on appelle une « graphic novel », une BD d'auteur au sens le plus noble du terme. Avec un propos original, en marge de la production américaine, même si l'on y retrouve certains thèmes déjà développés dans la BD adulte. Tout de même, explorer avec tant de complaisance les bas-fonds de l'âme humaine est loin d'être courant. « Tell me, dark » propose de suivre les mésaventures d'un homme déchiré d'amour pour une créature de la nuit, une femme qui abîme son corps et son esprit dans le sado-masochisme, voire... le cannibalisme. On passe par le comble de l'horreur, dans les sous-terrains londoniens où ce monde de dégénérés sévit en toute impunité, mais les auteurs le font avec une telle démarche artistique que ce n'est jamais sordide. L'histoire d'amour fou qui tenaille le héros, Michael, ancienne star du rock US, est le fil conducteur de cette descente aux enfers dont la fin surprendra plus d'un lecteur. Il s'agit donc bien d'une variation sur la passion et la douleur. Un récit baroque, à la frange du fantastique, mais poétique aussi, à plus d'un titre. Pour deux raisons. D'abord les citations de poèmes de Baudelaire qui introduisent chacun des chapitres. Ensuite, des récitatifs d'une musicalité surprenante. Car « Tell me, dark » est un livre qui allie parfaitement graphisme artistique et écriture sophistiquée. Ce n'est pas tout à fait un hasard. Il a tout de même fallu trois personnes pour concevoir ce projet. Kent Williams a participé au scénario et dessiné le tout. Karl Edward Wagner a co-scénarisé. Et John Ney Rieber est venu apporter son rythme narratif à l'ensemble en assumant l'écriture des textes. L'album original paru chez DC Vertigo datait de 1992. Il était temps qu'il soit traduit en français.

« Mes voisins sont formidables », tomes un et deux. Par Sébastien Gnaedig et Philippe Thirault, dans la collection Comix des éditions du Cycliste (Comix n°13 et Comix n°21)

J'ai lu d'un coup les deux récits concoctés par le brillant scénariste de « Miss » et dessinés par le directeur des Humanos himself. Et j'ai pris mon pied. Ces deux comics de 24 planches en noir et blanc sont un petit chef d'oeuvre de série noire en BD. Des dialogues aux récitatifs, ça fleure bon les expressions fauchées dans la vraie vie. Argot, verlan, mots d'auteur, Thirault manie la langue sans complexe et sans académisme. Ca donne des « 9H. J'ai dû trop fumer hier soir cette merde que m'a refourgué Mazdak. Elle rend space. Elle ferait tomber la bite à Clinton. ..» qui vous plantent un décor mieux qu'un descriptif de vingt-six lignes à la Blake et Mortimer. On est dans le polar à la française et les loosers tombent de partout. A commencer par Julien Banes, auteur raté et incompris, qui tente de fourguer ses livres édités à compte d'auteur à tout ce qui bouge.

Même si j'ai trouvé le premier volume meilleur que le second, ces personnages de beaufs et de paumés désoeuvrés m'ont beaucoup amusés. Sans trop d'effets ni de moyens, Sébastien Gnaedig plante décors et personnages à coup de feutre, soignant son découpage sans le rendre trop apparent. Ce surdoué de la BD qui est passé de la librairie à la direction d'une des maisons d'éditions parmi les plus en vue semble en tout cas s'amuser à donner vie aux histoires de Philippe Thirault. Quant au scénariste de « Miss » par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages au Serpent à Plumes, dire qu'il s'amuse est carrément un euphémisme. Ses dialogues sont jouissifs et son talent pour la satire sociale s'exprime à chaque coin de page.

Exemples choisis parmi les conversations de voisinages entendues d'une fenêtre à l'autre :
« Il te faut combien de marque de doigt pour que tu t'endormes ? Faut refaire les grottes de Lascaut ? »
« -Mais regarde-moi ça, Josette ! PPDA sourit à ce nègre de Mandela ! »
« -Calme-toi, c'est pas des vraies interviews ».

Ce serait dommage que ces deux petites perles restent confinées à un lectorat confidentiel. Alors, faites le siège de votre libraire préféré et demandez-lui « Mes voisins sont formidables » ou « Un bon plan de chez bon plan », le tome deux. C'est comme lire Monsieur Jean en version trash. Ca libère.
Les ruminations de LD' : "La déchéance du spermatozoïde", par D. Kelvin et JP Duffour, chez Rackham.

En une dizaine d'années, Jean-Pierre Duffour a réussi à se faire un nom sans pour autant être très prolifique. Cela tient notamment à quelques albums excellents, dont « Gare centrale », déjà paru chez Rackham, un petit livre concocté avec Lewis Trondheim en 94, et « Les sept vies du dévoreur d'ombres » paru à L'Asso en 98. Le voici qui frappe très fort à nouveau, même si le projet doit beaucoup à Didier Kelvin.

Le héros de cet album, LD' (prononcez « eldéprime » et vous aurez déjà compris beaucoup de choses) apparaît en silhouette, sur des pages au format italien généralement faites d'une succession de trois cases. Il rumine sans cesse et s'interroge sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort. Pourquoi ? Parce que comme son nom l'indique, LD' n'est pas un joyeux luron. Dépressif, il passe le plus clair de son temps à se mésestimer et à détester cordialement le monde qui l'entoure. Ce qui est fabuleux, c'est qu'il le fait avec un humour noir, tranchant, maniant les mots comme un antidote puissant à tous les maux. Ses aphorismes rappellent un peu certains gags du Chat de Geluck, mais teintés du même humour que celui de Franquin dans « Les idées noires ».

Il n'en faut pas des tonnes quand le personnage est un parfait adepte du Prozac. Quelques phrases bien senties font mouche, comme cette page où l'on voit LD' assis sur son divan, la tête basse et disant : « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Tant pis... Je resterai locataire. » Ou encore, lisant le journal dans la première case, LD' relève la tête et se demande : « Je me suis toujours demandé ce que signifiait ADN. Dans mon cas, j'aurais bien vu : affreusement déprimé de naissance ». Et plus loin, en quelque sorte la justification du titre de l'album : « Que le spermatozoïde qui m'a fabriqué ait été le seul parmi des millions à avoir la chance de féconder l'ovule... tout ça pour en faire ça... me fait songer à ces gens qui gagnent au loto et qui ne trouvent rien de mieux que de s'acheter un pavillon de banlieue. » Bref, vous l'aurez compris, LD' n'en finit pas de se lamenter sur son sort et curieusement, la lecture de ses déboires est totalement jouissive. Ces 140 pages se lisent d'une traite puis se relisent, par petits bouts. On y revient, on s'y complaît. Vous aussi, vous verrez.
"Tante Henriette ou l'éloge de l'avarice", par Isabelle Dethan, dans la collection Encrages des éditions Delcourt.

Madame Mazan nous propose ici un album magnifique, sensible, personnel. Pas besoin d'en dire grand-chose. Tante Henriette a vraiment existé. Comme ont existé les autres personnages et les décors de cette histoire. Tout simplement, Isabelle Dethan y raconte son enfance. Avec une tendresse mesurée, elle nous raconte « sa » Tante Henriette, une femme de la haute bourgeoise qui a élevé l'avarice au rang de religion, ou presque. On rit souvent, mais on n'arrive pas à détester la tante en question. Sans doute parce que Dethan ne la déteste pas non plus. Il y a des scènes superbes, comme celle de l'héritage, celle de l'armoire à provisions, pendant la guerre (mais là, c'est l'oncle Alphonse qui est visé), celle du restaurant, celle de la pâtisserie. Et puis il y a ces mille et un détails qui ne s'inventent pas, comme le sachet de thé réutilisable, les tasses non lavées pour économiser l'eau de vaisselle, les élastiques autour des chaussures ou la ceinture autour de la valise. Bref, tout un petit monde qui sent un peu la nostalgie et que cet album raconte sans fioriture.

Et puis il y a le dessin d'Isabelle Dethan. Un lavis très dilué, très pâle, qui convient parfaitement à l'histoire. Les visages sont superbes, à commencer par celui de la Tante Henriette au nez crochu, les ombres et la lumière sont délicatement travaillées, ciselées par le pinceau. Le tout contribue à donner le sentiment de feuilleter un album de photos de famille et c'est exactement ce qu'il fallait pour apprécier une histoire tellement simple qu'elle pourrait presque en devenir banale si les personnages n'étaient pas si étonnants par eux-mêmes.
« Le journal de mon père », tome deux : La séparation. Par Jiro Taniguchi.

C'est avec beaucoup d'impatience que j'attendais ce deuxième tome du journal de mon père. Le premier m'avait véritablement réconcilié avec le manga (j'avoue, je ne suis pas un fan du genre, les lecteurs de cette rubrique s'en seront sans doute déjà aperçu...). Après « Le grand incendie », qui racontait la prime enfance de Yoichi Yamashita, ce deuxième volume aborde, comme son nom l'indique, la séparation des parents du petit garçon. Une expérience douloureuse qu'ont vécue des milliers d'enfants d'un bout à l'autre de la planète. Et ce livre nous montre qu'elle n'est guère différente selon qu'on est un petit Japonais ou un petit Américain.

Mais « La séparation » n'est pas une démonstration ou un livre-témoignage sur les affres du divorce. C'est une histoire très belle et très sensible, l'histoire d'un petit garçon qui ne peut vivre sans sa maman, qui noie son chagrin dans la solitude et la compagnie de son chien, un petit garçon dont le père travaille tout le temps, ce qui rend précieux les rares moments passés avec lui en vacances. Une histoire racontée par Yoichi mais aussi par sa soeur et son oncle, présents lors de la veillée funèbre de son père pour évoquer la mémoire du disparu. Les regards se complètent, on éclaire certains comportements mal compris à l'époque, et surtout, on ne juge pas. Les faits sont présentés avec pudeur, jamais la rancoeur ne prend le dessus.

Jiro Taniguchi prouve avec ce deuxième volume qu'il pouvait aller plus encore à rebrousse-poil du manga traditionnel. Toujours plus intimiste, son récit aborde les questions de la famille, de l'amour, de la séparation, autant de thèmes généralement ignorés sous cette forme par la BD japonaise. C'est aussi étonnant que si un dessinateur américain nous pondait tout à coup un « Monsieur Jean ». Bref, j'ai aimé. Au point d'en oublier le dessin forcément très japonais (on ne peut pas tout révolutionner d'un coup) et d'apprécier cet album pour ce qu'il est vraiment : une histoire d'auteur.
Une balle dans la tête ! (Luka) par Thierry Bellefroid
Luka N°5 : « Une balle dans la tête », par Mezzomo et Lapière, dans la collection Repérages des éditions Dupuis.

Cette fois, Luka arrive là où on ne l'attendait pas. Personnage aux contours ambigus que Denis Lapière a voulu placer à la frange entre policiers, universitaires et éducateurs de rue, Luka, sociologue et grand sportif, se retrouve embrigadé dans la production d'un long métrage en plein milieu cannois. Il y a de quoi surprendre le lecteur. Ce qui le surprend encore davantage, c'est une histoire qui commence très fort et très violemment. D'un coup, la série jusqu'ici raisonnablement policière bascule dans la BD adulte ou, à tout le moins, ado. Le sang gicle copieusement, les filles se déshabillent, la came traîne par-ci par là et projette son ombre sur l'intrigue elle-même. Lapière assume ses choix, à tel point qu'il apparaît physiquement sous les traits du scénariste du film pour lequel Luka a été engagé comme « expert ès banlieue ». Et il faut dire que le scénariste liégeois a franchement mis le turbo. Cet épisode, qui ne répond bien sûr pas aux questions que se pose le lecteur (l'histoire est en deux tomes, comme chaque fois. Et comme chaque fois, le premier laisse le lecteur en plein suspense)) fonctionne en revanche comme une machine de guerre. Dès les premières pages, on est projeté dans l'action sans comprendre. Luka, blessé, revoit un à un les événements qui ont précédé le massacre. Autour de lui, des cadavres. Chaque personnage croisé, chaque objet important est le début d'un flash-back qui vient, comme une pièce de puzzle, compléter la trame de l'histoire. L'exercice est bien mené, nerveux, intelligent. On est pris dans la toile dès le début, on commence à comprendre ce qui se passe au milieu et ensuite, on emboîte le pas dans la course folle du héros pour retrouver sa compagne en un seul morceau.

Denis Lapière tente en ce moment un nouvel exercice dans les pages de Spirou. Avec Sikorski, il propose « La clé du mystère », une enquête policière où le lecteur doit trouver le coupable tout seul. Après la planche 38, le magazine interrompra la publication de l'histoire le temps de lancer un grand concours auprès de ses lecteurs. Lapière a conçu l'histoire en se basant sur l'énigme, et en tissant autour d'elle une toile qui lance le lecteur sur autant d'indices que de fausses pistes. Ce Luka N°5 semble en avoir été la répétition générale. Si le prochain volume apporte les réponses avec autant de qualité que le premier, il s'agira indiscutablement des deux meilleurs albums de la série. Dommage que le dessin de Mezzomo soit encore si souvent approximatif , sans quoi cet album serait vraiment excellent.
"La foire aux cochons", sous-titré « L'art d'accommoder les restes », par Ptiluc, chez Albin Michel.

Après Eric Liberge (Monsieur Mardi-Gras Descendres, paru chez Pointe Noire, Prix Goscinny 1999, à lire ABSOLUMENT) voici que Ptiluc nous livre sa vision du purgatoire. Et elle est pour le moins originale. Au début du siècle, nous retrouvons quelques personnages célèbres autour d'une mare. Il y a là Napoléon Bonaparte (le personnage principal de cette histoire), Victor Hugo (arrivé là à cause de son goût immodéré pour les femmes, semble-t-il) et quelques criminels notoires parmi lesquels la bande à Bonnot ou Landru. Tous se sont réincarnés en cochon. Et leur cauchemar ne fait que commencer. Cochon ils sont, cochon ils resteront. Pendant un siècle entier, nous les retrouvons, bientôt rejoints par une incroyable galerie de géniaux bouchers et de chefs d'Etat spécialisés dans la guerre (Staline, les Habsbourg au grand complet, les généraux français de 14-18, Pétain, Lénine, Hitler, pour n'en citer que quelques-uns), se réincarnant à chaque fois que la main de l'homme leur ôte la vie. Certains reviennent plus vite que d'autres, comme Hitler, qui expie la mal qu'il a fait en jouant à chaque fois les porcelets à la broche dès sa naissance, condamné à revivre sa mort sans fin. D'autres cherchent à atteindre la vieillesse et avec elle, la sagesse ou à tout le moins une certaine forme de sérénité. C'est le cas de Napoléon (affectueusement appelé Napo par les autres), le plus vieux d'entre eux, qui espère ainsi échapper au purgatoire à perpétuité pour « bonne conduite ». Et tout cela sous le regard des vaches, présentées par Ptiluc comme les seuls animaux intelligents de la création.

La lecture de cet album est un régal. D'abord parce que sous leur forme porcine, tous ces spécialistes de la chair à canon devenus chair à saucisse potentielle continuent de régler leurs comptes avec l'Histoire. Les conversations surréalistes permettent à Ptiluc de nous livrer une vision du monde à la fois pessimiste, noire et drôle. L'humour est salutaire. Il en faut d'ailleurs pour accepter quelques cases grinçantes, dont celle où l'on voit les vaches regarder passer les trains de déportés... Et puis il y a le siècle qui avance, transformant le purgatoire en question. L'idée est excellente. La mare des débuts devient tour à tour champ de bataille, petit élevage de porcs puis « Pig Corporation », un lieu horrible coincé entre le centre commercial et deux tours de centrale nucléaire où ne pousse plus un brin d'herbe. Là encore, Ptiluc règle ses comptes avec le siècle. Farines animales et vaches folles auront leur place dans la fin du récit. Tout cela est donc moral sans être pédant, drôle sans être gratuit. En un mot, un très bon album, qui confirme l'excellente forme de l'auteur de Rats, par ailleurs scénariste du très amusant « Frigo », dessiné par Joan et dont le premier tome vient de sortir aux Humanos. Seuls regrets, peut-être, les accents russes et allemands qui deviennent lourds au bout de quelques pages, et le lettrage parfois un peu... cochonné. Mais c'est bien peu de choses.
Le prophète (Lucky Luke) par Thierry Bellefroid
"Le prophète", nouvel album de Lucky Luke, par Patrick Nordmann et Morris, chez Lucky Comics.

Quelques jours après la mort de Will, cet album vient rappeler une dure réalité : Morris est le dernier survivant de « la bande des quatre » (Franquin, Jijé, Will et Morris), ce quatuor qui a révolutionné la BD franco-belge d'après-guerre. Bien sûr, Will ne publiait plus depuis quelque temps déjà, mais le savoir parti fait de ce nouveau Lucky Luke un objet particulier. On a souvent demandé à Morris comment il avait pu passer sa vie entière à dessiner le même héros. Inlassablement, il a répondu « parce que ça m'amuse ». Et on est tenté de le croire, même si avec les années, les personnages ont commencé à montrer quelques tics et les décors à se simplifier à l'extrême.

Autre élément d'actualité lié à la sortie de cet album, le changement d'éditeur. Après dix ans d'existence, Lucky Production passe la main à Lucky Comics, ce qui équivaut plus ou moins à un retour chez Dargaud (même s'il s'agit d'une association et non d'une appropriation !). Après avoir perdu son procès contre Albert Uderzo, l'éditeur français a en effet renoué le contact avec Morris et trouvé les mots pour le convaincre. Les lecteurs ne verront sans doute pas le changement. N'empêche, la machine Dargaud récupère ainsi le cow-boy qui tire plus vite que son ombre et il faut s'attendre à une offensive en terme de communication et marketing, offensive à laquelle le ronronnant éditeur Lucky Production ne nous avait pas habitués. Si l'on regarde en arrière, on s'aperçoit que les changements d'éditeurs de cette série ont souvent été déterminants. Même si les premiers albums de la seconde période sont excellents (je pense au « Pied Tendre » ou à « La caravane », par exemple), la plupart des nostalgiques vous diront qu'ils ne jurent que par la période Dupuis. Et la chute de régime s'accentue encore lorsque Lucky Production remplace Dargaud. Bref, après plus d'un demi-siècle d'existence, Lucky Luke joue peut-être sa seconde jeunesse.

Parlons de l'album, maintenant. Scénarisé par un journaliste suisse, Patrick Nordmann, il nous emmène dans le petit monde des communautés religieuses qui ont tenté d'essaimer (certaines avec succès, d'ailleurs) dans l'Ouest américain. « Le prophète » est un détenu, Dunkle, qui va évidemment réussir sans peine à entraîner dans son sillage le plus bel imbécile que la BD ait créé : Averell Dalton. Et pendant que le plus « haut » des frères joue les disciples parfaits, les trois autres découvrent avec stupéfaction une ville où la violence et l'argent n'existent pas. Sans parler des saloons, remplacés par des salons de thé où l'on boit de la verveine ! La caricature est évidemment poussée à l'extrême, et les Dalton, bêtes et cupides comme on les connaît, ne loupent pas l'occasion de renverser l'ordre établi. Rien que de très attendu et conventionnel, mais ça fonctionne. Lucky Luke joue son rôle à la virgule près mais finit par devenir un personnage secondaire de sa propre série. Quant à la fin, elle est un peu expédiée, alors même que certains passages sont tirés en longueur dans le reste de l'album. Bref, ce « Prophète » est un album honnête, surtout si on le compare à la plupart de ses prédécesseurs. Mais n'en espérez pas davantage. Et si vos enfants découvrent Lucky Luke grâce à lui, n'hésitez pas à profiter de l'occasion pour leur faire découvrir l'âge d'or de la série, ils en redemanderont.
Rebecca par Thierry Bellefroid
"Rebecca", par Martin Matje et JC Götting, paru chez PMJ jeunesse.

Un petit livre au format italien que l'on ouvre dans un moment de détente et qu'on ne referme qu'une fois lue la dernière histoire. Imaginée pour le magazine « Je bouquine », Rebecca est une lectrice insatiable, qui rappellera l'Henriette de Dupuy et Berberian à plus d'un lecteur. La lecture est véritablement la nourriture de cette petite fille à lunettes qui s'essaie aussi à l'écriture. En bonne intellectuelle, elle a un frère idiot, Martin, qui ne lâche jamais son ballon de foot ni son copain Grégoire. Mais le copain Grégoire est influençable et va découvrir la littérature et l'amour, pour le plus grand désespoir de Martin. Quant au point faible de Rebecca, c'est sa passion immodérée pour les livres de Patricia Caduck, qu'elle ne peut s'empêcher d'acheter, même lorsqu'elle les possède déjà !

Tout cela est raconté sous forme de petits strips en bichromie. Les gags sont donc très ramassés et tiennent essentiellement en un échange de dialogues de trois à quatre phylactères. Ca n'a l'air de rien, mais ça oblige à une gymnastique intellectuelle certaine, car faire rire n'est pas facile, mais faire rire en économisant les moyens est encore moins aisé. Matje et Götting s'en tirent à merveille et leur pragmatique Rebecca m'a souvent fait rire. Un album pour tous les publics et tous les âges, au même titre qu'un Peanuts, par exemple.
Preux et prouesses (Garulfo) par Thierry Bellefroid
"Preux et prouesses", cinquième album de la série "Garulfo", par Ayroles, Maïorana et Leprévost, dans la collection "Terres de légendes", chez Delcourt.

Garulfo est en vitesse de croisière. Le public est là, de plus en plus nombreux, l'éditeur est content et les auteurs s'amusent. Que demander de plus ? Rien, si ce n'est de ne pas voir la qualité diminuer. Qu'on se rassure, même si ce cinquième album est un peu moins bon que les premiers, il reste une référence dans la BD d'humour.

Alain Ayrolles est un grand scénariste entre autres chose parce qu'il est avant tout un grand dialoguiste. Une fois encore, ce Garulfo est l'occasion d'enchaîner des répliques comme au théâtre, dans des situations qui combinent le vaudeville au conte de fées. Bruno Maïorana, lui, est non seulement un excellent dessinateur, mais bénéficie en outre de sa connaissance de l'animation pour faire bouger ses personnages avec une adresse incroyable. Garulfo est sans doute l'une des BD les plus proches du dessin animé sur papier. Et le prouve, une fois encore, avec un album qui fait la part belle à l'action pure : chevaliers volant à la chasse à l'ogre, joutes médiévales, courses-poursuites en tout genre (ça va de celle qui ouvre l'album, l'extraordinaire scène de chute et de presque lynchage de Romuald et Garulfo... à cette petite gâterie de la planche 33 lorsque le lutin Bernardeau (Blë Blë) traverse le territoire d'un renard affamé)

Tout ce qui a fait le succès de la série se retrouve donc à nouveau dans ce cinquième album joliment mis en couleurs par Thierry Leprévost. Impossible de ne pas rire ou au moins sourire en découvrant les situations qui unissent dans l'infortune Garulfo à Romuald. Au premier abord, on peut croire cet album moins inventif et moins riche que les précédents. il est vrai qu'il exploite très largement le thème su tournoi. Toutefois, il faut surtout y voir une contruction différente. Pas de nouveau personnage, pas de nouveauté spectaculaire. Les idées s'égrènent, tout au long des pages, peut-être plus discrètes qu'à l'acoutumée. Grosso modo, il tourne essentiellement autour de l'organisation du grand tournoi qui doit rapporter au vainqueur un baiser de la belle Héphylie (plus belle que jamais, d'ailleurs, faut-il le dire...) Espérons qu'Alain Ayrolles ne cèdera jamais à la facilité devant le succès facile : il a trop de talent pour commettre ça ! Mais que ce petit nuage noir ne vous empêche pas de vous jeter sur cet album, vous passerez évidemment un pur moment de BD que nul autre support (sauf peut-être le dessin animé réalisé par les mêmes compères) ne pourrait adapter avec le même bonheur !
"Deux balles pour un singe", tome deux de la série "Lipstick", par Dominique David chez Glénat.

Le polar au féminin, c'est dans cette catégorie que Glénat range « Lipstick » sur les feuillets de présentation de la collection "Bulle Noire". Aux côtés d'Oki (et des "filles d'Aphrodite" ?) dans cette "sous-collection" (les autres étant le polar politique, le polar historique, le polar fantastique et le polar classique), on trouve l'une des meilleures des quinze séries lancées par Bulle Noire en deux ans. (séries auxquelles il faut ajouter la réédition des aventures de Sam Pezzo à l'occasion du trentième anniversaire des éditions Glénat, réédition intégrée à la collection).

"Lipstick", c'est tout d'abord un duo inédit dans le monde du polar, celui formé par une ex call-girl reconvertie en tueuse et un garçon surdoué mais à peine entré dans l'adolescence pré-pubère. En deux albums, les deux héros que tout séparaient ont vécu des aventures palpitantes côte à côte, dans un mélange de sentiments qui passe sans cesse de la fascination à l'irritation. Deux caractères opposés, deux générations que tout sépare, mais aussi deux regards complémentaires sur le monde. Lui a l'intelligence pure, le cerveau logique et rapide des enfants qui sont champions d'échecs avant de savoir jouer au foot. Mais il a aussi ses fêlures, ses faiblesses, à commencer par un énorme besoin d'amour et de tendresse qu'il comble en partie auprès de Lipstick. Elle est revenue de tout, ne cherche qu'à récupérer le butin du meurtre qu'elle avait longuement préparé et que le hasard a fait foirer. Apparemment sans coeur, elle cache tout simplement sa part la plus humaine. Au milieu, il y a une galerie de personnages dont certains sont peut-être moins innocents qu'ils en ont l'air, et ces deux tueurs jumeaux qui aiment se rappeler les frites de la gare du Midi à Bruxelles. Un sénateur qui se fait (un peu trop facilement ?) rouler dans la farine et soutirer un million de dollars. Et des péripéties en cascade dont certaines -heureusement, assez rares- un peu trop prévisibles (comme le "fabriquant" de faux-papiers du premier album dont personne ne doute une seconde qu'il ne saura pas tenir sa langue !).

"Lipstick" est une série trépidante mais dont l'action n'est pas le ressort unique. Dominique David aime ses personnages et ça se voit. Le résultat, c'est une histoire qui mêle suspense, humour, dépaysement et portraits. Le tout servi par un dessin très clair même s'il est parfois encore un rien maladroit et épais dans le traitement des visages. Comme Benoît Roels dans "Bleu Lézard", Dominique David travaille en solo, assurant scénario et dessin. Et comme pour "Bleu Lézard", cela réussit plutôt bien au produit final. Espérons juste que Dominique David saura arrêter à temps sa série pour qu'elle reste attractive d'un bout à l'autre. Ce million de dollars ne pourra pas se balader éternellement dans la nature.
Vagues à l'âme par Thierry Bellefroid
« Vagues à l'âme », par Grégory Mardon, dans la collection Tohu Bohu des Humanos.


Quel merveille que ce « Vagues à l'âme » ! Comme l'autre nouveauté de la collection Tohu Bohu en ce mois de janvier (« Noé », par Stéphane Levallois, voir critique par ailleurs), il s'agit pourtant de l'album d'un nouveau venu. Et si l'extraordinaire maîtrise graphique de Levallois m'a davantage impressionné que l'histoire qu'il raconte (pas toujours facile à suivre, d'ailleurs), je dois dire que le récit développé dans « Vagues à l'âme », au contraire, m'a immédiatement captivé. On ne peut pas employer le terme d'autobiographie car il ne s'agit pas vraiment de la vie de Mardon lui-même. Mais l'album porte incontestablement la griffe de l'authenticité puisque l'auteur a décidé d'y raconter l'incroyable destin de son grand-père. Dans un genre très différent, il m'a rappelé le sublime « Ethel et Ernest » paru chez Grasset fin 98 et dans lequel Raymond Briggs racontait l'histoire de ses propres parents. Comme à l'occasion de la lecture de cet album, j'ai été véritablement ému par le ton de Grégory Mardon, par la tendresse qu'il laisse transparaître pour son héros, le grand-père qui a marqué son enfance.

En 112 planches d'une beauté magistrales, ce « débutant » raconte comment Adolphe Hérault est parti de sa condition de garçon-boucher à Douai, dans les années trente, pour parcourir toutes les mers du globe à la recherche de l'aventure avant de se fixer sous le soleil du Maghreb, d'y fonder une famille, et bientôt, de revenir à la case départ comme des milliers de Pieds-Noirs. C'est palpitant, plein d'improbables récits que l'auteur lui-même met en doute à la fin de l'histoire, ajoutant qu'il importe peu de savoir si tout ce que lui a raconté son grand-père est vraiment arrivé. Les paysages et les décors sont campés avec peu de moyens et une justesse de bon ton, la plume est agile et le lavis intelligemment employé. Mais surtout, cette aventure humaine est véritablement touchante parce qu'elle ne s'arrête pas à la période « héroïque ». Grégory Mardon a eu le courage de raconter et de dessiner Adolphe Hérault jusqu'à la fin, diminué par la maladie et la vieillesse, mais plus « beau » que jamais. C'est sensible et c'est un grand hommage d'un petit-fils qui ne s'est pas contenté d'admirer son aïeul mais lui a emprunté son don de raconter des histoires. Il y a ajouté le dessin, pour notre plus grand bonheur. Longue vie à ce nouveau venu.. et à Tohu Bohu qui devrait continuer de nous combler dès février avec un album de Dupuy & Berbérian fort attendu !
« Les révoltés », tome III, par Dufaux et Malès, dans la collection Caractère des éditions Glénat.


On ne dira jamais assez qu'une bonne histoire courte vaut mieux qu'une histoire bien lancée, mais tirée en longueur. Jean Dufaux semble l'avoir compris en n'excédant pas les trois tomes pour raconter le destin de ses « révoltés ». Qui sont-ils ? Des jeunes gens qui avaient la vie un peu trop facile, un avenir tout tracé et cousu d'argent. Mais qui ne voulaient pas du système dans lequel on voulait les enfermer. Le titre de la série pouvait laisser croire qu'en guise de révolte, on irait plus loin. Mais l'intelligence de Jean Dufaux aura été de considérer que ces jeunes adultes auront surtout connu une révolte intérieure. Révolte contre l'autorité parentale, contre la voie royale qu'on leur destinait. L'un se suicide, une autre choisira de devenir une star du porno, une autre encore verra la folie de très près.
Des chemins partiellement inattendus pour le lecteur qui se plongeait dans un premier album dominé par les amours impossibles d'un frère et d'une soeur, Blanche et Jimmy. Comme souvent chez Dufaux, personne ne sort tout blanc de l'aventure, y compris le « brave » Waldo, qui sert de narrateur et de fil conducteur à l'intrigue. Personne n'en sort indemne non plus, tant il est vrai que Jean Dufaux aime qu'il y ait un prix à payer pour ses héros, au risque de ne plus surprendre le lecteur à la fin de l'histoire.

Ces « Révoltés » ne sont pas la meilleure histoire de Dufaux. Une histoire, seulement. Une parmi tant d'autres pour ce scénariste hyper-prolifique fasciné par le roman noir américain et peut-être plus simplement, par l'Amérique elle-même. A travers cette histoire, Dufaux a composé une toile narrative dans laquelle viennent se prendre les rois du pétrole, le tout Hollywood et la pègre à la fois. Un joli mélange de tronches, de vies gâchées ou défaites, d'acteurs déchus, de parents indignes, d'ambitieux arrivistes trop dépendants du bon vouloir de mécènes pas clairs.

Du beau monde, quoi. Qui se trompe, qui se dénonce, se sacrifie parfois, se déchire souvent. L'éternelle histoire de la vie, transposée dans un milieu qui est à lui seul le reflet de l'Amérique en ces années cinquante où les voitures sont aussi grosses que les actrices sont plantureuses.

Et pour donner vie à tout cela, il y a le dessin de Malès qui aime épaissir le trait quand il le faut et capter dans un regard tout ce qu'il peut exprimer, de la détresse à la haine. Il n'en faut pas plus.
Banks contre Banks (Golden City) par Thierry Bellefroid
« Banks contre Banks », tome deux de la série « Golden City », par Pecqueur, Malfin, Schelle et Rosa. Dans la collection « Néoplis » des éditions Delcourt.

Question de génération, peut-être, « Néopolis » est la collection des éditions Delcourt dans laquelle j'ai eu le plus de mal à entrer. Sans doute est-ce dû en partie à un recours avoué à l'informatique dans la mise en couleurs, faisant facilement de ces albums d'apparents ersatz de dessins animés ou de jeux vidéo. Mais la BD évolue et celui qui n'évolue pas avec elle risque un jour de ne plus se trouver en phase avec les goûts du public. J'ai donc fait abstraction de ce que je considère comme un recours excessif à l'informatique (ce ne sont pas tellement les couleurs qui me gênent en effet, mais tout le reste : reflets, dégradés programmés et autres artifices qui sentent bon la touche « effets » de l'ordi mais pas nécessairement le génie ou l'intuition du créateur) dans le traitement de cette BD pour me concentrer sur l'intérêt de l'histoire et sa transposition en dessin.

Et là, il faut bien l'avouer, « Golden City » propose un suspense d'anticipation classique mais efficace. L'idée de « l'île » préservée de la pollution et réservée aux seuls nantis n'est pas neuve, pas plus que le complot contre un président habilement remplacé par son double en son absence. Mais il y a quelques personnages intéressants dans la série, à commencer par l'espèce de Soeur Theresa du futur (Soeur Léa) qui plane sur le premier album (mais manque cruellement dans le deuxième) ou la tueuse mère de famille (Amber) qui ne lâche pas facilement sa proie. Et puis il y a les enfants pilleurs d'épave qui sont les vrais héros de l'histoire. Le président, lui , est un peu trop gentil et honnête pour être crédible, mais on lui emboîte généreusement le pas et on se prend à croire qu'il arrivera à retrouver sa femme vendue à des trafiquants d'organes par le méchant Chacal. Tout cela fleure bon le manichéisme, mais le scénario est suffisamment riche en rebondissements pour qu'on suive sans se poser de questions. D'autant que le dessin, il faut quand même le dire, est à la hauteur du rythme. Nicolas Malfin a indiscutablement le sens du mouvement et de l'action. Mais à voir ses croquis et crayonnés dans les huit pages du cahier de la première édition, on se prend à rêver de ce que pourrait être cette BD traitée de manière classique. Aah, ce vieux réflexe d'inertie face au progrès ! Bon, soyons sérieux deux minutes et disons pour conclure que « Golden City » est une bonne série B. Tiens, c'est justement le nom du label de Fred Blanchard et Olivier Vatine. Peut-être qu'ils en avaient une autre définition...
« Dans l'cochon, tout est bon », une aventure de Philibert, par Mazan, chez Delcourt.

Premier ( y en aura-t-il d'autres ?) opus des aventures de Philibert, médecin légiste de son état. Après deux albums dans la collection « Delcourt Jeunesse », revoici donc Mazan « pour les grands ». Un regard ironique, décalé, sur la vie moderne et principalement sur le poids des corps. Il y a de la cellulite à presque toutes les pages et c'est bien normal puisque Mazan nous propose dans cet album une réflexion pleine d'humour sur le rapport à la chair de notre belle civilisation. D'un côté, on trouve le maigrelet Philibert qui découpe les corps ramenés par son flic de frère ainsi que l'anorexique Léa, artiste peintre incomprise par l'avant-garde avec laquelle elle vit par habitude. De l'autre, des logeuses, des baigneurs, des quidams à l'obésité presque obsédante. Comme si le monde se divisait en deux sur la base du seul clivage du tour de taille. Mais il n'y a pas que des histoires de poids et de nourriture (ou de pollution) dans cet album, loin de là. Il y a aussi -il y a essentiellement, devrait-on dire- une histoire d'amour peu banale qui commence sur une plage, se poursuit à la morgue et s'achève, vous verrez bien où.

Mazan a su brosser avec brio le portrait de l'une de ces victimes de la phobie de la propreté et de l'hygiène. Qui ne reconnaîtra pas une connaissance dans ce tableau de femme dépassée par ses phobies ? (attention, ça peut aussi bien arriver aux hommes, hein !) Qui pourrait vivre avec quelqu'un comme Léa sans devenir à moitié fou ? C'est ce que Mazan s'est sans doute dit en faisant de cette asperge aux yeux verts et taches de rousseur une compagne à la fois irrésistible et insupportable, tendre et agaçante, drôle et incurable. C'est tout à fait réussi. On ne rit pas aux éclats comme en lisant un gag de Franquin, mais on sourit en suivant les efforts de Philibert pour s'adapter à la situation, on note au passage la caricature un rien acerbe du milieu de l'art que nous livre Mazan entre deux pages d'angoisses pondérales. On apprécie le ton léger, enjoué, constamment drôle de la narration. Et on se régale de couleurs dont l'auteur a le secret et qui ajoutent à ce drôle d'album une touche artistique du meilleur goût.
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