Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

« Double Je, l'intégrale » par Béhé et Toff. Chez Vents d'Ouest.

Alors qu'il s'apprête à revenir en pleine actualité -et en couleur directe-, Béhé bénéficie d'une opportune réédition sous forme d'intégrale pour cette superbe histoire de « clonage-fiction » écrite par Toff il y a près de dix ans, maintenant. Autant dire que ce qui peut paraître à la limite du banal depuis Dolly (vous savez, la brebis clonée) était à l'époque beaucoup plus audacieux. D'autant que Toff ne s'était pas contenté de broder sur les joies du clonage, il avait inventé un récit à couper le souffle qui emmène le lecteur au comble de l'horreur en deux fois 46 pages. Dans une sorte de thriller où l'on retrouve tous les grands thèmes du siècle à venir -religion et sectes, science au service du pouvoir et des intérêts privés, mépris pour certaines formes de vie, savants jouant les apprentis sorciers- Béhé et Toff plantent des personnages attachants, crédibles, terriblement humains, tant dans leurs défauts ou leurs faiblesses physiques que dans leurs excès. On n'est pas très loin du machiavélisme d'un Jean-Christophe Grangé (auteur des Rivières pourpres, du Vol des Cigognes et du récent Concile de pierre chez Albin Michel) ce qui prouve, une fois de plus, que la BD est capable de générer de grandes histoires et des scénarios charpentés au même titre que la littérature. Quand ils sont servis par un dessin pareil, en plus...
« M'as-tu vu en cadavre ? », une aventure de Nestor Burma. Par Tardi. Chez Casterman.

Quatrième histoire de Burma adaptée par Tardi chez Casterman, celle-ci est sans doute la plus touffue au plan du scénario. Mais laissons-en la paternité à son auteur, Léo Malet. Penchons-nous plutôt sur le travail du père d'Adèle Blansec. Rien à dire, l'adaptation est une seconde nature chez Tardi. Tout coule de source. Que ce soit le découpage, le choix des dialogues et des récitatifs laissés dans la BD, les « tronches » des personnages. Mais le plus fort, sans doute, est ce travail de documentation qui arrive à se faire oublier tout en attirant l'attention. Je m'explique. Il n'y a pas une case de cette aventure qui ne sonne juste au plan des décors. On sent -et on sait, puisque l'auteur ne s'en cache pas- que Tardi a mis tout son coeur à recréer le décor original de ce roman, on sent qu'il a travaillé sur des centaines de photos d'époque et de cartes postales. Ce soin extrême pourrait dénoter un certain manque de personnalité. Pas chez Tardi. Car le paradoxe tient dans le fait qu'il arrive à dépasser les cartes postales qu'il a sous les yeux pour laisser parler sa patte et habiller les lieux d'une ambiance qu'aucun dessinateur de BD ne peut rendre comme lui. Ses rues au pavé mouillé, ses zincs plus vrais que nature, Tardi les a cent fois dessinés, et c'est chaque fois une raison d'étonnement. Cette fois, il y a en plus la contrainte géographique : toute l'aventure se passe dans le 10ème arrondissement, près des deux gares, du canal Saint Martin ou de l'Hôtel du Nord pour ne citer que les lieux les plus mythiques de cet arrondissement. Tardi va même jusqu'à proposer en postface un plan des lieux où le lecteur peut à son tour emboîter le pas aux héros de l'histoire. Rien à dire, ça c'est de l'adaptation.
Caca Rente par Thierry Bellefroid
« Caca rente », par Martin Veyron. Chez Albin Michel.

Il nous a manqué, Martin Veyron, depuis « Cru Bourgeois ». Mais notre attente est récompensée par cet album jubilatoire et libertin. Veyron s'attaque à un parasite spécialisé dans l'écriture de chansons qui n'intéressent personne et souffrant... d'hémorroïdes. Lenoir (c'est son nom) va se faire soigner à distance par un vieux copain d'école (Leblanc), qui l'opère depuis l'amphithéâtre où il donne cours, aux Etats-Unis, offrant par là l'image de l'arrière-train de son patient à tous ses étudiants. Plus tard, revenu à Paris, le chirurgien profite d'un dîner chez lui pour vérifier son oeuvre et offre la même vision, mais cette fois à sa femme. Souvent scatologique, mais toujours drôle, l'histoire n'en finit pas de rebondir. Elle est aussi l'occasion de montrer sous leur plus mauvais jour quelques personnages bien sentis. C'est amusant, caustique, totalement irrévérencieux et libératoire. Les trois personnages principaux ; Lenoir, Leblanc et un troisième comparse, Leroux, cèdent de-ci de-là la vedette aux héroïnes de l'album qui ne sont pas tristes non plus, même si Veyron les traite un peu facilement en potiches. Quoi qu'il en soit, tout le monde en a pour son argent et cette fable prend à rebrousse-poil quelques-uns des grands axiomes de la BD, comme par exemple le fait que parler de cul, c'est forcément être vulgaire. Un tout bon cru... non bourgeois, cette fois.
« La première étoile et autres histoires » par Ulf K. A la Comédie Illustrée.

C'est un petit livre à la couverture enfantine. On y découvre un univers fantaisiste qui donne des noms et des visages à ces choses qu'un rien peut rendre magiques : Luna -la lune, Leïla -la nuit, les chasseurs d'étoiles et le fixe-lune. Tout un petit monde poétique que le dessin de l'Allemand Ulf K. traduit tantôt avec candeur tantôt avec nuance, jouant à merveille sur le noir et blanc. C'est un petit livre vite lu, quelques pages à peine, certaines sont muettes, mais vous y reviendrez, juste comme ça, comme on réécoute une chanson qu'on a aimée, parce qu'elle vous a fait rêver.
L'agnone par Thierry Bellefroid
« L'agnone » par Buzzelli. Chez PMJ.

Initialement parue en 1977, cette oeuvre de l'Italien Guido Buzzelli (mort en 92) est ce qu'on pourrait appeler une « bouffonnerie ». Tek Ciopaka est auteur, il rêve de monter une pièce de théâtre totalement novatrice avant de laisser libre cours à une fibre plus romantique qui sommeille en lui. Attiré par un homme qu'il a aperçu sur un pont, il se met à la recherche de celui-ci pour s'en servir comme modèle. Cet homme est son sosie et se nomme Katapeckio (ce qui est bien sûr un anagramme de Tek Ciopaka). Mais Katapeckio est l'inverse exact de ce qu'est Ciopaka. L'homme est violent et fréquente les bas-fonds de la ville. Il va imposer ses quatre volontés à l'auteur et décide de devenir le roi de la pièce à venir. Il convoque quelques amis détraqués et joue avec eux une pièce qui frôle le snuff-movie à plus d'un titre. L'auteur assiste, passif et pitoyable, au spectacle qu'il a cru maîtriser. Tout cela sous les yeux de l'agnone, mi-chien mi-agneau, animal de compagnie capable d'être aussi agréable et tendre que brutal et sanguinaire. Vous l'aurez compris : la dualité est au centre de cette farce burlesque. La dualité et le pouvoir aussi, car il n'est jamais loin, qu'il s'agisse de l'emprise que le Mal peut avoir sur le Bien ou de celle des mécènes aux buts plus ou moins avouables sur les créateurs. « L'agnone » n'a rien perdu de sa verve. Ni de son actualité. L'homme est un loup pour l'homme a-t-on coutume de dire. « L'agnone » le rappelle à foison. Et démontre qu'en chacun de nous sommeillent deux êtres qui ne cessent de se combattre. Ajoutons que pour ceux qui ne connaissent pas Buzzelli, ce livre sera l'occasion de faire connaissance avec l'un des dessinateurs essentiels de l'histoire de la BD italienne. Même s'il n'a laissé que peu d'oeuvres derrière lui et s'est surtout consacré à la peinture, son trait vif est d'une réelle virtuosité.
« Les incidents de la nuit N°2 » par David B. A L'Association.

Quand l'érudition rejoint la fantaisie, cela donne de petits bijoux comme ce deuxième opus des « Incidents de la nuit ». David B y joue de tout son talent pour mêler culture, mythes, littérature et totale invention. Au lecteur de trouver son bonheur dans cet inventaire fantasque, sur les traces du libraire Lhôm, le passeur de savoir. Personnages et lieux parfois si proches de la réalité qu'on jurerait qu'ils sortent d'un carnet de notes de David B (je pense évidemment ici au libraire qui pue et à son antre, la librairie « Sans parole »), récit des mythologies sumérienne et babylonienne préfigurant le déluge et l'Arche de Noé, réflexion sur la mort, montagnes de livres à l'allure presque vivante, voilà quelques-uns des ingrédients que l'on retrouve dans ces « Incidents de la nuit N°2». En quelques pages, David B autorise tous les rêves et tous les voyages intérieurs. Quant à son dessin, il prend de plus en plus d'assurance. Plus fluide, plus clair, utilisant à merveille les aplats noir, il devient aujourd'hui une véritable référence.
« Les crimes du Phénix » et « Le monstre de la Tamise », deux enquêtes de l'inspecteur Coke, par Dino Battaglia, chez Mosquito.

Après « La momie », l'an dernier, Mosquito publie les deux dernières aventures de l'inspecteur Coke, dessinées par Battaglia juste avant sa mort, survenue en 1983. La seconde, « Le monstre de la Tamise », restera d'ailleurs inachevée. Elle est proposée dans sa version originale, mais l'éditeur a eu le bon goût de la faire suivre d'un texte de deux pages qui reprend la fin du synopsis initial. Le lecteur ne doit donc pas inventer le dénouement de l'énigme tout seul.
L'inspecteur Coke travaille en 1908-1909, à Londres, pour Scotland Yard. On retrouve un climat très proche de celui développé avec maestria par Alan Moore dans « From Hell », oeuvre qui est -pour rappel- postérieure à ces deux épisodes italiens et qui n'a donc pas pu les inspirer. Au contraire, l'inspiration de Battaglia -et de son épouse avec laquelle il travaillait sur les histoires de Coke- est clairement à rechercher dans la littérature. Dès ses débuts, l'Italien s'approprie quelques grands auteurs : Poe, Stevenson, Lovecraft, de Maupassant... A cheval entre BD et illustration, ses deux passions, son dessin s'inspire de l'art de la gravure et joue sans cesse sur l'estompement des décors et la matière contonneuse ou charbonneuse du smog londonien. Son découpage est intelligent sans être révolutionnaire. Ses intrigues sont classiques au point qu'on peut deviner avant la fin qui sera le coupable, mais il y a cette magie qui fait qu'on se retrouve en face d'une oeuvre, cette magie qui caractérise les auteurs dont les sources d'inspiration sont à chercher au-delà du petit monde de la BD.
Notons que le CBBD (Bruxelles) consacre une expo à Battaglia du 9 janvier au 1er avril 2001.
« Luc ou le souffle du Taureau », 3ème tome de la série « Le Troisième Testament », par Dorison et Alice. Chez Glénat.

Faut-il encore dire que Xavier Dorison et Alex Alice sont des maîtres absolus dans l'art du découpage ? Non, sans doute, tant cela semble évident. Faut-il encore insister sur la qualité de cette série qui allie à merveille ésotérisme, Histoire et aventure ? Non plus, car le « Troisième Testament » connaît un véritable succès de librairie... et le mérite. Alors, juste pour les distraits ou les nouveaux lecteurs de BD qui chercheraient à aborder une série intelligente autant que palpitante, je conseillerais de lire ces trois premiers livres sans traîner. D'autant qu'à mesure que le rébus paraît se résoudre, d'autres éléments viennent obscurcir l'ensemble, rendant toujours la lecture aussi passionnante. On avance d'un pas dans la connaissance, en effet, dans cet album. Mais on recule de deux dans la résolution finale. Sans tirer en longueur, sans compliquer à outrance, les deux jeunes complices que sont Dorison et Alice nous proposent un récit à la fois dans l'air du temps et à la fois à nul autre pareil. Quand il sera terminé, on s'apercevra sans doute que c'était un chef d'oeuvre. Spielberg devrait s'empresser de racheter les droits de cette histoire...
Golden Gate (Largo Winch) par Thierry Bellefroid
« Golden Gate », tome 11 de la série Largo Winch. Par Jean Van Hamme et Philippe Francq. Chez Dupuis.

Après XIII, Largo est de retour. A quelques mois du lancement de la série télé, inutile de dire que ce nouvel épisode est un bon thermomètre. Et que le malade se porte bien, merci. Largo Winch est en forme. Le scénario de ce nouveau diptyque renoue avec les bons côtés de la série. Et même si l'on se doute, rien qu'à regarder la tête du héros, qu'il va encore se prendre une bonne conjuration dans la gueule, on se laisse faire avec beaucoup de bonne volonté par un Van Hamme efficace jusque dans les recettes qu'il a déjà appliquées. La grosse différence avec le XIII sorti récemment, c'est qu'il n'y a pas une moitié d'album inutile. Ce Largo Winch pourrait sans doute être raconté de manière plus brève, mais il est difficile pour autant de dire s'il pourrait tenir en un seul album car nous ne connaissons évidemment pas la teneur du suivant. Il m'a en tout cas semblé musclé, bien charpenté et pour tout avouer, je ne me suis pas ennuyé une minute. Je reste très perplexe devant des couleurs d'un mauvais goût certain, mais ce n'est pas une nouveauté. Quant à l'auteur si souvent maltraité par la critique depuis quelque temps, il a décidé de se faire justice lui-même, en citant cette petite phrase de Jonathan Swift en guise de prologue : « on reconnaît qu'un talent est né au fait qu'il se forme spontanément une conjuration de crétins autour de lui ». De quoi énerver ses détracteurs et amuser ses admirateurs. Mais il faut dire qu'à l'heure où les chiffres de vente des deux séries phares de Van Hamme atteignent des sommets, il devient difficile d'en parler sans soulever des polémiques que je trouve pour ma part un rien disproportionnées. Dites que c'est bon et une levée de boucliers se produit aussitôt. Dites que c'est mauvais et tous les afficionados feront de même. Alors, moi, ce que j'en dis, hein...
Les quatre fleuves par Thierry Bellefroid
« Les quatre fleuves », par Edmond baudoin et Fred Vargas, chez Viviane Hamy.

Parmi les livres exceptionnels qu'a écrits Baudoin, cette collaboration avec l'écrivain Fred Vargas restera sans doute au rang des meilleurs. Pour ne pas dire... des chefs d'oeuvre. « Les quatre fleuves » est une histoire magnifique et magnifiquement racontée. Vargas cisèle ses dialogues à la manière d'un orfèvre. Comme chez Pennac, il y a cette famille un peu folle que l'intrigue policière vient révéler, véritable intérêt de l'histoire. Le père est sculpteur, il réalise dans son jardin une oeuvre en capsules de bière qui symbolise ses quatre fils : les quatre fleuves. Les fils en question ne se ressemblent pas mais ils forment une tribu. Sans mère, sans attaches réelles, ils se groupent autour du patriarche qui leur a révélé qu'un seul d'entre eux était le sien, mais qui se refuse à chercher lequel. Vargas campe un à un les quatre frères dont le plus jeune, Grégoire, est à la fois le héros de l'histoire et le maillon le plus faible de la famille. Grégoire se laisse entraîner par son ami Vincent et lorsqu'ils volent la sacoche d'un petit vieux finalement plus costaud que prévu, ils tombent sur un ensemble d'objets assez abjects et sur une fameuse somme d'argent. Mais le vieux en question entend bien retrouver ses trésors de guerre... et leur faire payer l'affront. Vincent est vite éliminé. Pour Grégoire commence alors la fuite, la peur, le jeu du chat et de la souris avec la police, avec l'homme qu'il a volé et quelques autres personnes qui s'intéressent tout à coup beaucoup à lui. Il peut compter sur la famille, cette fameuse tribu qui va faire bloc autour de lui alors que l'horreur de la découverte se fait jour. C'est rudement bien mené, avec des personnages aussi attachants les uns que les autres, une intrigue bien ficelée, une belle économie de moyens. Une fusion réussie entre dessin et littérature, aussi, comme on en rencontre peu. Il fallait un « peintre » comme Baudoin, esthète et amoureux des mots, pour traduire sans tirer la couverture à lui, toute la gamme des sentiments et des émotions charriés par l'écriture de Vargas. Un « dessinateur de BD » aurait fait de la BD. Baudoin est plus que ça. Il a fait une oeuvre. Son pinceau virevolte et trace des lignes fragiles, des mots d'encre de Chine en forme de visages. Surprenant de maîtrise, d'intelligence, de respect pour les personnages et l'histoire. Rare. Tout simplement.
Sharaz-De - T. 1 (Sharaz-De) par Thierry Bellefroid
« Sharaz-de » de Toppi. Chez Mosquito.

Sergio Toppi est l'un de ces immenses dessinateurs italiens malheureusement trop peu connus hors de leurs frontières. Son dessin vaut à lui seul l'achat de ce livre magnifique consacré aux Contes des Mille et Une Nuits. Derrière le prénom de Sharaz-de, il faut en effet reconnaître celui de Shéhérazade. En clair, l'histoire est connue. Ce qui n'empêche pas ce très grand artiste de lui redonner des lettres de noblesse. Toppi jongle avec la page, la compose autour d'un personnage ou d'un thème central. Pas de cases à proprement parler mais des excroissances, des ramifications qui donnent son équilibre à la planche et permettent la narration. Du grand art, d'autant que le graphisme du maître est stupéfiant de beauté. Proche de la gravure, mais surtout très influencé par la peinture, Toppi hachure dans des sens contraires, comme s'il sculptait la matière qu'est le papier. Ses influences vont clairement vers le symbolisme et l'Art Nouveau dans sa période autrichienne. Cela donne des planches spectaculaires qui sont comme autant de tableaux en noir et blanc. Et même quand par le hasard de la volonté de l'éditeur, certaines d'entre elles sont en couleur, le dessinateur arrive à leur donner une touche personnelle créatrice. Mais j'avoue quand même leur préférer les pages en noir et blanc.
Quant à l'histoire, elle est incomplète, car Toppi n'a jamais terminé cette adaptation qui lui avait été commandée pour la revue Linus. Dommage. Reste un livre somptueux que Mosquito a eu la bonne idée de publier en grand format et dont la postface écrite par Thierry Groensteen éclairera le lecteur curieux d'en savoir plus sur Toppi.
Gemma Bovery par Thierry Bellefroid
« Gemma Bovery » par Posy Simmonds. Chez Denoël.

Parue en feuilleton dans « The Guardian », cette étonnante histoire inspirée du Madame Bovary de Flaubert est un pur bijou, y compris dans cette excellente traduction française. Bien sûr, sa forme faite d'un mélange de textes et de strips ne ravira pas tout le monde et requiert un temps de lecture conséquent. Mais quel bonheur d'entrer dans cet univers personnel où Posy Simmonds révèle son amour des lettres et de la France. L'histoire se présente comme un long flash-back. Elle débute à la mort de Gemma Bovery, un Anglaise installée en Normandie. Dans leur maison, son mari a retrouvé les cahiers intimes qu'elle a écrits. Il se refuse à les ouvrir, estimant qu'il est trop tôt. Son ami, boulanger au village, les dérobe alors et entreprend de compléter les blancs d'une histoire qu'il ne connaît déjà que trop bien. On comprend qu'il n'est pas étranger à la mort de Gemma, mais on ne sait, à ce stade de l'histoire, s'il a été son amant ou si c'est plus compliqué que cela. Et c'est beaucoup plus compliqué, en effet. Formée à la Sorbonne et à la Central School of art de Londres, Posy Simmonds jongle avec la véritable histoire d'Emma Bovary et s'amuse à faire coïncider en partie le roman de Flaubert et son récit à elle. La vie de Gemma se déroule, racontée à la fois par le narrateur -le boulanger- et par les extraits du journal qu'il lit (dans une autre typographie). Amants, déceptions, enthousiasmes retrouvés, recherche de l'amour et du bonheur, incompréhension entre Français et Anglais, Posy Simmonds explore tout à la fois, avec un égal bonheur et une justesse incroyable. Au bout des quelques heures qui sont nécessaires à la lecture de ce livre, vous le refermerez en continuant le récit tout seul, dans un coin de votre tête. C'est la marque des belles histoires...
Alex Clément est mort par Thierry Bellefroid
« Alex Clément est mort », par Delphine Rieu et Emmanuel Lepage. Dans la collection Intégra des éditions Vents d'Ouest.

Difficile de ne pas sentir l'influence de Pascal Rabaté sur cet ouvrage. Paru dans la même collection que la plupart des travaux du génial adaptateur d'Ibicus, « Alex Clément est mort » louche à la fois sur son dessin et sur ses thèmes de prédilection. D'abord, il y a cette famille de notables désargentés où la plupart des membres frisent la camisole de force (le frère à quitté le philarmonique où il jouait des cymbales et rêve de devenir un homme-orchestre à la Rémy Brika ; la soeur, obsédée par sa dot et sa réussite sociale est prête à commettre le meurtre sur une femme qui l'a vu naître ; la mère ignore qu'elle est enceinte de quatre mois à 48 ans ; et le père accepte de se déguiser en SDF pour aller passer des coups de fil louches...). Pour sortir des ennuis, pourquoi ne pas séquestrer la voisine dans la cave et soutirer une rançon à son fils ? Des situations absurdes et une critique acerbe du milieu bourgeois décadent qui rappelle certains albums de Rabaté comme « Les pieds dedans » ou « Premières cartouches ». Puis, il y a le dessin d'Emmanuel Lepage, révélé, après l'excellente série Névé, par « La terre sans mal » (Aire Libre, Dupuis, avec Anne Sibran), un album où son travail en couleur directe avait fait merveille. Emmanuel dépose les pinceaux de couleur et réalise cet album « à la Rabaté », en travaillant un lavis rehaussé assez réussi, et en jouant sur des déformations de visages ou des cadrages qui peuvent rappeler Ibicus tout en jouant une carte beaucoup plus proche de l'humour et de la caricature. Bref, il y a un malaise, cet album ne sonne pas très authentique. Mais il a des qualités. L'histoire tout à fait rocambolesque et souvent invraisemblable est quand même amusante. Et surtout la façon de la raconter, en adoptant tout à tour le point du vue des différents protagonistes fonctionne bien, même si l'idée n'est pas neuve. Bref, une grosse, très grosse farce qui prouve au moins une chose, c'est qu'Emmanuel Lepage est prêt à prendre des risques. Après « La terre sans mal », on s'attendait en effet à tout sauf à ça. Même si ce n'est pas tout à fait réussi, c'est courageux !
La chance de Sébastien (Jojo) par Thierry Bellefroid
« La chance de Sébastien », Jojo N°10, par Geerts. Chez Dupuis.

Jojo continue son petit bonhomme de chemin qui sent bon la confiture de groseilles maison et les fleurs des champs. Il a pris l'habitude de rencontrer des camarades un peu particuliers qui se transforment souvent en héros d'un album. Cette fois, c'est Sébastien qui joue ce rôle ingrat. Ingrat, car Sébastien est chargé par Geerts d'être le malchanceux de service. Aucune intention sadique dans le chef du scénariste-dessinateur, au contraire. Il a fait de Sébastien un petit garçon attachant et réaliste, conscient de son état mais pas geignard pour autant. Quand on naît sous la malchance, on sait qu'on ne doit rien attendre de la vie... Rien ? Evidemment, ce serait trop bête si c 'était vraiment comme ça. Alors, Geerts va donner un petit coup de pouce à Sébastien et prouver une fois de plus que le plus important dans la vie, c'est quand même l'amitié. On retrouve les thèmes habituels de la série, on retrouve aussi son univers : la campagne, l'école, le désormais inévitable papa-plombier-clown. Seul changement notoire, la série glisse vers une succession de gags formant une histoire. Plus qu'avant, en effet, Geerts semble soucieux de terminer presque chaque planche par une chute. Cela ne porte pas préjudice à l'ensemble, même si cet album n'est pas le meilleur de la série. Et puis, pour les amateurs, signalons l'existence d'une cassette vidéo de 52 minutes diffusée et coproduite par TF1, la RTBF et la TSR. Un dessin animé très fidèle à l'univers de Geerts, qui part d'un ancien épisode très réussi : le mystère Violaine, et va chercher des éléments dans deux autres histoires de la série.
Week-end avec préméditation par Thierry Bellefroid
« Week-end avec préméditation », par Wazem et Tirabosco. Dans la collection Tohu Bohu des Humanos.

Voilà un album qui m'a rappelé l'excellent « Quelques jours avec un menteur » de Davodeau, paru en 97 dans la collection « Encrages » des éditions Delcourt (celle-là même qui a publié « Le colporteur » de Tirabosco). Même format, mais aussi et surtout même ambiance. Dans un chalet de montagne, des amis se retirent du monde. La différence, c'est qu'ici, ils ne sont que trois... et que les deux « survivants » sont revenus sur les lieux pour tenter de comprendre pourquoi et comment le troisième y a trouvé la mort. Suicide ou accident ? Balançant entre culpabilité et évocation tendre, Serge et Igor refont le trajet jusqu'à cet endroit préservé où ils ont vécu des instants magiques, hors du monde, en compagnie de Mathieu. Le livre est intelligemment construit sur un constant aller-retour entre présent et passé. Comme les lieux sont les mêmes, on ne comprend pas tout de suite. Mais avec beaucoup de subtilité, Wazem a amené les éléments de scénario qui font basculer la lecture de la chronique de vacances vers l'évocation d'un disparu. Tom Tirabosco apporte toute la sensibilité de son dessin à cette histoire douce-amère. De son noir et blanc qui sent bon le pastel gras, il croque les personnages et les lieux sans effets outranciers. C'est beau, aussi beau que l'histoire elle-même qui ne laisse pas indifférent.
Pyjama Party (Les filles) par Thierry Bellefroid
« Pyjama Party », tome 1 de la série « Les filles ». Par Christopher. A « La comédie illustrée ».

Christopher n'est pas un débutant. Mais là, on peut dire qu'il passe à la vitesse supérieure. Avec ce graphisme dépouillé et tout en finesse qui rappelle évidemment Dupuy-Berberian ou Jean-Philippe Peyraud (qui est également un auteur de « La comédie illustrée »), il aborde dans cette nouvelle série intitulée « Les filles » une BD de type « tranche de vie » très fouillée et au ton étonnamment juste. Elles sont cinq : Bénédicte (Ben pour les copines »), Muriel (Mumu), Leïla, Anna et Chloé. Elles se retrouvent pour une pyjama-party qui prendra toute la nuit. En quoi ça consiste ? C'est très simple. Chacune amène son pyjama ou ce qui en tient lieu, l'enfile, s'affale sur une bout de lit ou de divan et déballe « ses petites affaires ». Les cinq jeunes filles -elles ont vingt ans- parlent de leurs mecs, de leurs doutes, de leurs frustrations, de leurs envies, de leurs projets, de leurs coups de gueule. C'est drôle, c'est frais, c'est indiscret. Christopher aurait planqué un enregistreur dans une vraie pyjama-party que ça n'aurait pas donné autre chose. Dans ce huis-clos de 46 pages, on savoure les dialogues, les répliques, les petits retournements de situation, les moments plus fous, les anecdotes croustillantes qui ressortent -la nuit aidant-, la complicité qui peut unir ces jeunes femmes en l'absence de mec. Un grand moment de plaisir tout simple. Un beau moment de BD aussi, car le dessin de Christopher convient parfaitement à l'ambiance qu'il décrit ; tout ce qui est superflu est négligé au profit des visages, des corps et des expressions des cinq protagonistes. Pour sa première BD en couleur grand format (des couleurs réalisées par Scarlett Smulkowski que l'on voit décidément partout), Christopher réalise un sans faute ! C'est un peu comme si Julie, Claire, Cécile et les autres sonnaient tout à coup vraiment juste
Persepolis - tome 1 (Persepolis) par Thierry Bellefroid
« Persépolis » tome 1, par Marjane Satrapi. A L'Association.

Marjane Satrapi est la première dessinatrice de BD iranienne publiée en français (ou publiée tout court, je n'ai pas les moyens de vérifier) Elle entre dans la bande dessinée grâce à Christophe Blain et surtout à David B -dont l'influence sur son graphisme est évidente-, deux des piliers de l'actuel renouveau français de la BD lancé par L'Association. Dans ce premier livre autobiographique, Marjane -que ses parents surnomment Marji- nous raconte son enfance. Et quelle enfance. Son père roule en Cadillac, ça peut paraître banal, mais l'histoire ne se passe pas aux Etats-Unis, elle se déroule... à Téhéran, à la veille de la Révolution Islamique. Et c'est une petite fille de huit à dix ans qui va vivre la chute du Shah et l'avènement d'un régime de terreur qui a fait couler beaucoup d'encre mais qu'elle dépeint ici sous un jour nouveau, personnel, engagé. Oeuvre courageuse, essentielle, qui prouve une fois encore que certains auteurs aujourd'hui arrivent à faire parler la BD de choses graves, elle nous livre cette vision inédite des derniers moments de l'ancienne république iranienne. On a le souffle coupé en découvrant cette face cachée de l'Histoire, mais aussi cette sincérité et cette innocence retrouvées à travers le médium dessiné. Car lorsqu'elle raconte, Marji a à nouveau huit ans. Elle retrouve le chemin des questions qu'elle s'est posée, des réponses qu'on lui a données, de l'admiration qu'elle a eue pour cet oncle emprisonné. On ne sent pas encore vraiment la peur, mais on sent que le prochain livre sera sans doute plus bouleversant encore. A lire absolument.
Nègres jaunes par Thierry Bellefroid
« Nègres jaunes » de Yvan Alagbé, chez Amok.

Avec Olivier Marboeuf, Yvan Alagbé est la cheville ouvrière de la revue « Le cheval sans tête » (où est paru ce récit en 94) et des éditions Amok elles-mêmes. Sachant que cette maison d'édition indépendante tente depuis ses débuts d'allier la recherche graphique et narrative à l'action culturelle et politique, il était naturel qu'elle publie finalement cette histoire en album. Nègres jaunes est un récit dérangeant, oppressant. Difficile de le lire sans ressentir un certain malaise, car il ne traite pas seulement de la différence et du problème des sans papiers, il s'attaque aussi à la solitude ou aux relations de pouvoir et de dépendance. Deux réfugiés béninois en situation illégale sont pris en sympathie par un ancien policier harki, Mario, qui se fait fort de leur trouver des papiers. Sans ressources, ils se laissent plus ou moins faire par leur bienfaiteur dont la générosité cache une soif de reconnaissance immodérée. Bien vite, c'est une totale dévotion qu'il leur demande. Et le récit bascule, glauque, vers le cauchemar. C'est noir, très noir. Noir comme l'humour et les chemises du même nom. Car le fascisme peut prendre toutes les formes, y compris celle de la domination ordinaire sur les plus faibles. Remarquable à plus d'un titre, cet album est en outre dessinée avec beaucoup de talent, au pinceau et à l'encre de Chine, sur les traces d'un Edmond Baudoin à qui il ne pourrait que plaire.
Si j'ai bonne mémoire par Thierry Bellefroid
« Si j'ai bonne mémoire » par Alexis Robin, dans la collection Tohu Bohu des Humanoïdes Associés.

Première BD pour Alexis Robin (à ne pas confondre avec Thierry Robin), scénariste et dessinateur à la fois. En l'ouvrant, on est séduit d'emblée par une mise en page sobre, un découpage efficace et un lavis très réussi qui travaille beaucoup sur la matière (en employant notamment un papier très épais dont la trame se révèle sous les gris les plus clairs). Bien sûr, les visages ont quelques défauts, les uns ont les joues trop rebondies, les autres ont des proportions un peu caricaturales. Mais globalement, Alexis Robin entre dans la BD par la grande porte. Il le fait d'autant plus qu'il signe une histoire très intéressante. J'avoue avoir eu peur en lisant les premières pages. Qu'est-ce que c'était que cette histoire d'un type qui se souviendrait -en la voyant passer dans la rue- qu'il a dit je t'aime à une femme mais qui aurait tout oublié du reste : son nom, quand et comment ils se sont rencontrés, etc... ? Le syndrome « XIII » allait-il à nouveau frapper ? A priori, ça sentait le roussi. Mais Alexis Robin a réussi à mettre ces ingrédients dans un shaker personnel qui retourne toutes les suppositions et les doutes du lecteur comme une crêpe. Son récit est en fait une histoire complexe, qu'on n'arrive pas à cerner avec certitude avant la fin et qui s'apparente finalement à un thriller. Une histoire intriguante et noire, une chute en avant qui entraîne les protagonistes malgré eux sur une pente dangereuse, fatale. Bien construit, sans longueurs malgré sa taille impressionnante (175 pages), cet exercice sur la mémoire et ses doutes est une réelle réussite.
« From Hell, une autopsie de Jack L'Eventreur », par Alan Moore et Eddie Campbell. Chez Delcourt.

570 pages ! 570 pages inoubliables. Quand vous refermerez cet album, sachez qu'il vous poursuivra pendant plusieurs jours. Sachez que tout ce que vous lirez ensuite vous semblera fade et superficiel. Alan Moore n'est pas seulement un tout grand scénariste et le maître anglais du genre. Il prouve ici qu'il est aussi un véritable écrivain, au sens noble du terme. Car « From Hell » est plus qu'une BD. Ou plutôt, est une sorte de méga-BD. Pas tant par la taille que par la profondeur de son propos, la qualité de son approche. Plonger dans cette autopsie, c'est oublier tout ce qu'on croit savoir de l'Angleterre victorienne et du mythe de Jack L'Eventreur, si affadi par des générations de navets cinématographiques. Basé sur la plus solide documentation qui soit (42 pages d'annotations expliquent les sources de chacune des scènes retenues dans l'album !), From Hell est une démonstration d'intelligence et de maîtrise du scénario. Moore démontre comment une tentative de chantage finalement presque mineure va permettre par représailles à l'un des personnages les plus influents de la Haute Société de perpétrer des crimes rituels démoniaques. Alan Moore a choisi de ne pas privilégier l'enquête. Au contraire, il remonte loin en amont et reconstitue les faits de manière « clinique », nous permettant d'entrer dans le cheminement intellectuel du tueur, d'assister à la naissance de son mythe façonné en grande partie par la presse, de comprendre comment l'énigme a pu demeurer non-élucidée. C'est tout simplement captivant. Difficile d'en dire davantage, car trois jours après la lecture de cette intégrale, les mots me manquent encore pour en parler. Ne vous laissez pas rebuter par l'épaisseur de ce livre ni par le traitement sombre et sans artifice d'Eddie Campbell. Une fois passé le temps d'adaptation que nécessite la mise en place de nombreux personnages pas toujours faciles à reconnaître, vous ne pourrez refermer cet album qu'après en avoir lu la dernière ligne. Autant dire qu'il vous faut une demi- journée devant vous, au moins, pour oser l'ouvrir...
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