Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Experiment IV (ApocalypseMania) par Thierry Bellefroid
« Experiment IV », tome 2 de la série Apocalypsemania. Par Bollée et Aymond. Chez Dargaud.

Le message est passé pour ce qui concerne la couverture : celle du tome 1 a été refaite et celle du tome 2 est nettement plus réussie. C'est déjà ça de pris. D'autant que c'était l'un des principaux reproches que l'on pouvait faire au premier album, plutôt bien foutu pour un début de série (bon, il y avait le titre de la série aussi, mais ça, ça ne se change pas en cours de route, on est donc condamnés à se farcir « ApocalypseMania » jusqu'à ce que mort s'ensuive !). Pas grand chose à reprocher à la suite : ça fonctionne toujours à 100%. Les monstres du tome 1 ne sont pas tout à fait conformes à l'idée qu'on en avait et le monde continue de s'interroger sur les faisceaux lumineux aux étranges propriétés qui ont bouleversé l'ordre mondial. Quant à Jacob Kandahar, il mène son enquête avec logique et détermination même si on peut lui reprocher d'être un peu trop « sans peur, sans reproche et sans défauts ». Bref, ce compte à rebours déguisé qui semble menacer l'existence de la planète entière continue de maintenir le lecteur en haleine et le dessin efficace de Philippe Aymond n'enlève rien aux qualités d'un scénario très grand public mais pour autant intelligent.
« Félix contre le nuage qui changeait tout ». Par Fabrice Lebeault. Chez Delcourt Jeunesse.

Guy Delcourt a toutes les raisons de se réjouir. Sa collection Jeunesse est un véritable catalogue du bon goût pour enfants et offre un panorama aussi éclectique qu'intelligent de ce qu'on peut proposer aux plus jeunes... sans tourner le dos aux autres. Il ne faut pas avoir six ans pour lire ce nouvel opus, dû au talent (le mot n'est pas trop fort) de l'auteur d'Horlogiom. A la manière de l'illustre Winsor Mc Cay, Lebeault explore le monde des rêves d'un gosse. Mais plutôt que de nous proposer une variante de Little Nemo (souvent imité, jamais égalé), il nous propose une histoire de 32 pages qui a autant à avoir avec le monde de Lewis Carroll qu'avec celui de Mc Cay. Le tout avec un trait magnifique. Cette plongée dans l'onirisme le plus débridé où le héros doit chasser un « mauvais rêve » pour conserver intactes ses propres créations imaginaires est un pur régal. Pour amoureux d'enfance, de BD et de rêve.
Le chasseur (Louis Ferchot) par Thierry Bellefroid
« Le chasseur », tome 4 de la série Louis Ferchot. Par Courtois et Giroud. Chez Glénat.

Louis se fait africain pour cette nouvelle aventure destinée à nous camper les prémices de la série déjà complète « Louis La Guigne ». L'occasion pour Courtois de dessiner un album plus en ambiance, joliment mis en couleur par Patricia Faucon. Derrière une mise en bouche aussi inutile que ratée (le prologue des deux premières pages n'apporte rien au récit et embrouille le lecteur. La première page est en outre vraiment très moche !), une histoire comme Giroud les aime : un fond historique exploité pour ce qu'il est, c'est-à-dire une assise sur laquelle les personnages se greffent et la tragédie se joue. En l'occurrence, et pour changer, Louis va se retrouver pris dans un engrenage destructeur qui achève d'en faire le Blueberry de la BD historique. La lecture de l'album est agréable, certes, mais elle est aussi assez attendue, malgré le changement de décor. On sait que le scénariste du Décalogue, d'Azrayen et de quelques autres pièces maîtresses de la BD est capable de mieux. Mais on constate à l'inverse que même en pilotage automatique, il est au-dessus de pas mal d'autres...
« Agrippine et la secte à Raymonde », par Bretécher. Chez Hyphen.

Pas à dire, Claire Bretécher est toujours en grande forme, pas loin de quarante (40 !) ans après ses débuts. Ce nouvel opus d'Agrippine est bien un rien caricatural, mais bon dieu, qu'on se délecte ! Les dialogues sont savoureux, même s'ils font parfois de l'effet pour l'effet (le recours à l'argot ou à la phonétique n'est pas toujours heureux). Quant aux personnages, ils ont ce côté « croqué au coin de la rue » qui rend chaque BD de Bretécher si juste et si proche de nous. On s'amuse beaucoup à la lecture de cet album, entre les portraits de ceux qu'on reconnaît et ceux des gens qu'on imagine. On est juste un peu frustré (c'est un comble pour du Bretécher !) lorsque tout s'accélère sans prévenir vers la fin. Un peu comme si la bonne Claire s'était soudain aperçu qu'il fallait conclure en vitesse sous peine d'exploser les coûts de production. Dommage. Mais que ça ne vous empêche pas de vous régaler à la lecture de cet ouvrage truculent !
« L'envers du grimoire », tome 2 de la série « Les forêts d'Opale », par Arleston et Pellet. Chez Soleil.

Joli travail de Pellet, entre le premier et le deuxième album de cette série. Son dessin s'est considérablement éclairci de l'un à l'autre, rendant cette nouvelle aventure beaucoup plus lisible. Sans doute le doit-on en partie au changement de coloriste. Toujours est-il qu'il m'a été bien plus aisé d'entrer dans le deuxième album que dans le premier. On regrettera juste que la mise en couleurs cède parfois à la facilité des effets informatiques.
Le jeune Darko est un héros attachant et il est bien entouré. C'est aussi l'une des forces de Scotch Arleston, qui ne néglige jamais les alliés du héros chargés de l'aider dans l'accomplissement de sa quête, en l'occurrence, faire revenir les Titans pour libérer les « Cinq Royaumes ». Le barde Urfold, la jolie Sleilo et le très drôle allié Ghörg sont parfaits, chacun dans son rôle. Pour le reste, il y a comme toujours chez Arleston une profusion de petits détails, de petites idées, qui bout à bout composent la vraie originalité du récit. Pure histoire de fantasy, « Les forêts d'Opale » arrive à jongler avec l'humour, l'aventure et un brin d'érotisme tout à fait charmant. Là où la plupart de ses confrères sombrent dans la vulgarité ou la facilité, Arleston arrive à mettre suffisamment de second degré pour en faire tout simplement un bon moment de son histoire. Rien à dire, dans son genre, c'est un maître.
Prières et balistique (Soda) par Thierry Bellefroid
« Prières et balistique », SODA N°11. par Tome et Gazzotti. Chez Dupuis.

Un virage dans cette série longtemps considérée comme à cheval entre le réalisme policier et l'humour. La preuve ? Lors de se prépublication dans Spirou, l'histoire était précédée d'une mise en garde en forme de sondage. Les auteurs laissaient entendre qu'au vu des choix qu'ils avaient fait pour leur héros, cet épisode serait sans doute le dernier à être prépublié dans le magazine. Une manière déguisée de susciter des courriers de lecteurs demandant le maintien de Soda dans Spirou. C'est vrai que Tome a décidé d'abandonner une certaine innocence et qu'on peut comprendre la perplexité de Thierry Tinlot (rédac chef de Spirou, ndla) devant ce choix délibéré. Mais en tant que lecteur de ce dernier Soda, je n'ai pu que me féliciter de ce tournant. Plus dur, plus violent, ce onzième épisode des aventures du-flic-new-yorkais-obligé-de-faire-croire-à-sa-mère-qu'il-est-pasteur est incontestablement le meilleur de la série depuis longtemps. Gazzotti semble y prendre du plaisir et force parfois le trait vers plus de réalisme, lui aussi. Le grand saut sera-t-il pour le prochain album ? Tome ira-t-il jusqu'à « reprofiler » complètement la série ? On sait qu'il n'a pas hésité à transformer l'image de Spirou. Alors, Soda sera-t-il sa prochaine victime ? Réponse dans un an, sans doute.
Suite Bleue par Thierry Bellefroid
« Suite bleue », par Louis Joos et Frédéric Debomy. Au Neuvième Monde.

Avec Edmond Baudoin, Louis Joos possède l'un des plus beaux coups de pinceau de ces vingt dernières années. Moins connu encore que le Niçois (qui reste apprécié par un noyau de fans et... superbement ignoré du grand public en dépit d'un talent époustouflant), le Bruxellois Joos est l'homme d'une seule passion : la musique. Découvert à quinze ans, le jazz est toute sa vie. Louis Joos a donc tout naturellement consacré la quasi totalité de son oeuvre dessinée au jazz (il a également dessiné des ouvrages en couleur pour enfants qui ouvrent sur un horizon tout différent) Ses BD consacrées à Thélonious Monk (son dieu) ou Mingus resteront empreintes d'une magie inexplicable. Cette magie, c'est celle du musicien-dessinateur. Joos ne se contente pas d'écouter le jazz ; il le vit. Fils d'un professeur de piano, pianiste lui-même (il possède un assez joli toucher mais, trop modeste, refuse de se considérer comme un bon interprète), il vit la musique jusque dans le ballet de la plume sur le papier. Ses dessins s'apparentent à des partitions et l'encre de Chine lui permet en outre de plonger loin, très loin, dans cet univers dominé par les Noirs Américains. Brute ou tapissée jusqu'à l'épuisement, épaisse ou tramée en grattant son pinceau sur une plume, l'encre raconte et sculpte des ambiances magnifiques. Frédéric Debomy, dont c'est le premier album, n'entrera pas dans l'histoire pour ses textes et ses scénarios. Mais il donne à ce très grand dessinateur des occasions en or de se dépasser à chaque case.
Pour les amateurs, Louis Joos publie en même temps un recueil de dessins grand format d'une beauté magistrale aux éditions Pyramides. Ça s'appelle « Jazz Concert » et c'est agrémenté de textes en anglais et français façon Blue Note. Difficile de trouver une objet plus soigné en cette fin d'année.
Le déluge (Universal War One) par Thierry Bellefroid
« Universal War One, Tome 4 » par Denis Bajram. Chez Soleil.

Pas la peine de dire que la couverture de cet album fera davantage parler d'elle que son contenu. Pourtant, il serait dommage de se limiter à disserter sur la nécessité ou non de conserver une image aussi chargée de signification au lendemain des attentats du 11 septembre. UWOne n'est pas seulement une série sur le chaos ou l'apocalypse. C'est une oeuvre de SF audacieuse pour ne pas dire titanesque, dans laquelle Denis Bajram jette toutes ses forces avec un souci tout particulier pour ses personnages. Ce quatrième tome s'additionne aux trois premiers pour former un récit intelligent et dense, même si l'on peut imaginer sans peine la même histoire réduite à trois tomes au lieu de quatre. Car le défaut de la cuirasse est là. Aucune image ne semble superflue de prime abord. Pourtant, à la lecture de ce quatrième volume, on ne peut s'empêcher de ne vraiment vibrer que sur la fin. Et de se demander, après avoir découvert les 6 dernières pages, si le reste n'a pas été un peu tiré en longueur.
L'île oubliée (Slhoka) par Thierry Bellefroid
« L'île oubliée », tome 1 de la série Slhoka. Par Godderidge et Floch. Chez Soleil.

Les superhéros n'ont qu'à bien se tenir. Avec « Slhoka », Godderidge et Floch adaptent le principe du comics américain à l'univers Héroïc Fantasy. Et ça marche plutôt bien. L'histoire de ce jeune garçon doté de pouvoirs extraordinaires pour protéger le peuple qui l'a accueilli et initié au terme d'une mission « foireuse » et qui se retourne contre ceux de sa race est peu originale quand on dépouille le scénario de toutes les scories qui l'encombrent. Pourtant, tout cela fonctionne bien, notamment parce que Slhoka est lié à la jolie Leidjill autant qu'aux dieux qui l'ont choisi pour accomplir cette mission divine. Tout cela sent les influences bien digérées et « régurgitées » avec un certain talent jusque dans le dessin qui s'inspire de pas mal d'autres BD ; d'Aquablue à Lanfeust ou de Varanda à Wendling, on a l'embarras du choix. Slhoka trouvera forcément son public, il est formaté pour ça. Mais qu'en restera-t-il dans dix ans ? Un « attrape-lecteur-de-moins-de-vingt-ans-qui-ne-lit-que-de-la-BD »...
« La table de Vénus, tome 1 », par Roosevelt. Chez Paquet.

Après la trilogie « L'horloge », Roosevelt garde le même rythme effréné et enchaîne avec un nouveau triptyque, « La table de Vénus ». On y retrouve la plupart des protagonistes (y compris Eve, enceinte jusqu'aux yeux) de la première et très ésotérique histoire de cet auteur hors-norme. Cette fois, le peintre brésilien a décidé de s'attaquer au mythe de l'Antéchrist. Et il le fait avec le même brio que dans « L'horloge », en passant par la bande, sans toucher immédiatement au mythe lui-même. Cet univers tout à fait personnel dans lequel Roosevelt s'exprime ne fera jamais de lui un vendeur de best-sellers en BD. Mais pour ceux qui décident de lui emboîter le pas, il recèle d'étonnantes surprises esthétiques et philosophiques. La dissertation sur notre monde n'est pas loin, à commencer par la remise en question de la télévision à laquelle Roosevelt se laisse aller dans ce premier tome de la Table de Vénus. On aime ou on ne passe pas la deuxième page !
La confession (Le Curé) par Thierry Bellefroid
« La confession », tome 1 de la série « Le Curé » par de Metter et Lacoste. Chez Triskel.

Comme beaucoup, j'ai découvert l'incroyable talent pictural de Christian de Metter en lisant sa trilogie, « Emma », parue chez Triskel. Entre-temps, le dessinateur s'est essayé à une BD plus classique (mais toujours au pinceau) chez les Humanos, où il a entamé la série « Dusk » en compagnie de Richard Marazano. Le voici de retour dans l'exercice qui lui convient le mieux, la « figure libre ». Bien sûr, dès le premier coup d'oeil à ce « Curé », vous conviendrez avec moi que de Metter s'est quelque peu assagi depuis l'expérience totalement libérée d'Emma (éditée en 2000, cette trilogie était sur le grill depuis le début des années 90, il y a donc de l'eau qui a coulé sous les ponts depuis). Ses planches sont plus construites, le dessin est beaucoup moins brut. Mais il reste dans cet album un ton graphique totalement différent de l'expérience grand public tentée avec « Dusk ». Là où les cases bien délimitées sur fond blanc balisaient une BD un rien étriquée, à la fois propre et réaliste, « Le Curé » se distingue par le retour à des planches plus aérées contenant peu de cases et dont le dessin se veut plus primaire, moins dominé. La résultat est magnifique ; le pinceau taille une matière à la fois vivante et impressionniste, le dessin respire et les « gueules » de cinéma qu'affectionne tant l'auteur prennent tout leur intérêt.

Mais « Le Curé » est plus qu'une belle série de dessins mis bout à bout. Si « Emma » laissait sur sa faim au plan du scénario, « Le Curé » nous annonce au contraire une histoire dense et intéressante qui se distancie des livres ou des films du genre. Qu'on ne se laisse pas abuser par un début apparemment déjà vu (Un jeune curé de campagne débarque dans un village et se voit très vite pris en grippe par le notable local, un vieux médecin anticlérical). Car derrière cette confrontation aux allures éculées se cache un mystère qui va croissant. Les faux semblants s'accumulent et forcent la curiosité du lecteur. Laurent Lacoste nous refait « Un ver dans le fruit » (l'un des chefs d'oeuvre du genre, par Pascal Rabaté, paru chez Vents d'Ouest) mais à la sauce plus policière, moins moqueuse. On plonge dans cette histoire avec une facilité déconcertante et on en ressort avec l'envie d'en lire la suite au plus vite. Christian de Metter a trouvé là le scénariste qu'il lui fallait pour laisser libre cours à son talent et à son envie de liberté graphique tout en enrichissant son univers personnel. Un duo prometteur. Dommage que quelques fautes de français impardonnables (du genre « j'ai servis le café ») viennent gâcher l'ensemble.
Red Label Voodoo (Private Ghost) par Thierry Bellefroid
« Red label Voodoo », tome 1 de Private Ghost. Par Crisse et Carrère. Chez Soleil.

Difficile de ne pas faire allusion aux critiques émises sur le forum de bdparadisio, établissant un parallèle direct entre cette BD et un téléfilm passé plusieurs fois sur Canal + et M6 (deux chaînes que je ne capte pas). N'ayant pas vu le téléfilm en question, je peux difficilement juger d'un éventuel plagiat. Il n'empêche, si c'est le cas, Crisse risque un joli procès puisque l'auteur d'une oeuvre de fiction s'engage par contrat auprès de son éditeur à endosser tous les frais d'un éventuel procès pour plagiat, certifiant que son oeuvre est originale.
Laissons de côté cette polémique et concentrons-nous sur ce premier album. Crisse a en tout cas le mérite de sortir ici des voies dans lesquelles il semblait se complaire depuis un certain temps. Rien que pour cela, cet album m'a plu et intrigué. La voix off du fantôme est travaillée dans le plus pur style polar. Sans éviter totalement l'écueil du cliché, Crisse se débrouille plutôt bien dans ce registre. Ses dialogues ont de manière générale une tenue plutôt réjouissante. Le recours au fantôme permet évidemment d'amener cette touche fantastique sans laquelle Crisse ne serait pas Crisse. Il permet aussi de faire se mélanger les histoires, ce qui casse le côté un peu formel de la traditionnelle enquête de privé. L'interaction entre le fantôme et la détective est d'ailleurs ce qui fournit les meilleurs moments de l'histoire. Bref, tout cela est sympathique et fonctionne plutôt pas mal. J'avoue ne pas m'être ennuyé une seconde à la lecture de cet album, même si, parfois, j'aurais mis le fantôme en veilleuse. Et puis, rien que pour avoir eu la bonne idée de nous proposer une série composée d'épisodes complets, avec un début et une fin dans le même bouquin, on ne peut qu'applaudir ; ça devient si rare... Enfin, reconnaissons que Carrère oscille très bien entre réalisme et graphisme plus Tintin-Spirou. C'est pas encore du Gazzotti, mais il y a un mélange de légèreté et d'efficacité qui est assez réussi.
Ibicus - tome 4 (Ibicus) par Thierry Bellefroid
« Ibicus, Livre 4 », par Rabaté. Chez Vents d'Ouest.

Avec ce quatrième et dernier livre, Pasal Rabaté achève une oeuvre, avec un « O » majuscule. Il y aura pour lui l'avant et l'après « Ibicus » et pas seulement en matière de notoriété. Le roman d'Alexis Tolstoï lui a fourni la possibilité de prouver qu'il est l'un des créateurs parmi les plus intéressants du moment. Cette adaptation très libre est en effet à la fois une magistrale leçon de dessin et un monument de mise en scène. Sur les traces des peintres et des cinéastes russes, Rabaté a constamment travaillé sur les distorsions, les gros plans, les champs, contrechamps ou plus subtilement encore, le « hors champ ». La narration se fait à la fois à travers le dessin, le texte et le silence, le non-dit et le non-vu. Elle emmène le lecteur à la frange de l'Histoire, à la rencontre d'un personnage hors du commun. Siméon Nevzorof est un de ces anti-héros comme on les adore : pleutre, détestable jusqu'à l'os, ambitieux, dénué de scrupules, capable de se relever de la pire des humiliations et de croire encore en sa bonne étoile. Parce qu'une cartomancienne lui a prédit la fortune en 1917, Siméon va traverser la Russie et la Révolution en passant par tous les trous de souris qui lui permettront de survivre sans honneur, mais de survivre tout de même. Jusqu'à ce quatrième album qui nous emmène à Istanboul où notre « héros » va jouer la scène finale parmi les cafards, au propre comme au figuré. Siméon est un souffre-douleur pour Pascal Rabaté qui s'est plu à l'enfoncer dans la mouise pour mieux l'en faire triompher. Siméon, le salaud magnifique, le lâche triomphant. Siméon l'increvable. Son histoire n'est pas qu'un prétexte, même s'il est vrai qu'on lit d'abord Rabaté pour la beauté du dessin, pour ces images uniques déformées au fisheye, ces plans à la Eisenstein que personne d'autre encore n'a osé avec un tel aplomb. Dans ce quatrième tome, le plus abouti au plan graphique et le plus éloigné du lavis des débuts, Rabaté se fait à la fois peintre et cinéaste, allant jusqu'à « jouer » la profondeur de champ (on pense à la première case de la page 114, par exemple, du jamais vu en BD !). Mais à côté du travail de metteur en scène, d'adaptateur, de dialoguiste et de dessinateur, il y a un auteur à part entière qui a su puiser dans l'oeuvre d'un « obscur » aîné (l'Histoire a retenu le prénom de Léon Tolstoï, mais elle a jeté aux oubliettes le pauvre Alexis) la matière nécessaire à l'éclosion de son talent le plus pur. Comme si en tombant sur Ibicus, Rabaté était allé chercher au fond de lui-même ce qu'il avait de meilleur : un talent artistique dégagé de toute contrainte.
Le dessin par Thierry Bellefroid
« Le dessin », par Marc-Antoine Mathieu. Chez Delcourt.

Marc-Antoine Mathieu a ses adeptes et je ne suis pas loin d'en faire partie. Ce dessinateur qu'on a envie de qualifier d'intelligent (pourquoi ? Les autres sont cons ? me direz-vous...) ne cesse de repousser les limites de la logique avec une rigueur et une volonté mathématiques qui peuvent aussi bien trouver leur aboutissement dans les histoires longues (Julius-Corentin Acquefacques) que dans les « gags » d'une page qu'il offre chaque mois au magazine Pavillon Rouge. Toujours à la recherche de nouvelles pistes d'exploration de la bande dessinée, ce scénographe reconnu nous revient avec un album composé de dessins en demi-page nous racontant l'obsessionnel pouvoir d'un tableau laissé par un peintre à son meilleur ami par-delà la mort. L'idée de départ est excellente. La réalisation a quelques côtés prétentieux mais reste de bonne facture jusqu'à la fin, qui gâche tout. A quoi bon faire du Schuiten-Peeters en moins bien ? Les inconditionnels ne seront forcément pas d'accord (l'auteur non plus, bien sûr) mais les autres auront sans doute du mal à avaler les huit dernières pages...
Ché par Thierry Bellefroid
« Le Che » par Alberto et Enrique Breccia, avec Hector Oesterheld. Chez Fréon.

Le livre date de 1968. Et pourtant, on le jugerait écrit aujourd'hui. A l'heure où les alter-mondialistes se cherchent de nouveaux héros, Che Guevara garde toute son actualité. Il n'a pas seulement été le compagnon d'armes de Castro. Ernesto Guevara est un véritable écorché vif, révolté par la misère chronique de son continent, l'Amérique Latine, qu'il a parcouru en tous sens. Oesterheld, qui a payé de sa vie sa contestation de la dictature argentine, avait eu l'ambition de raconter à travers ce livre le parcours étonnant de ce jeune médecin devenu guerillero, en jouant à la fois sur une biographie rigoureuse et sur le dernier combat imaginaire du Che, distillé au gré des chapitres et dessiné par le fils du grand Alberto Breccia. Le résultat est magnifique. Mais l'écriture écorchée et parfois hermétique d'Oesterheld rend difficile la lecture de cet ouvrage. Il faut s'accrocher, surtout au début, pour entrer dans cette narration éclatée sur deux temps, deux modes de pensée, deux logiques radicalement opposées. Mais le talent des Breccia père et fils éclabousse l'ensemble et fait de cette oeuvre entièrement détruite sous la dictature argentine un véritable témoignage de la meilleure BD sud-américaine. Il faut savoir en effet qu'après un démarrage foudroyant (60.000 albums vendus en 68), « Le Che » est devenu un objet encombrant. La plupart de ses lecteurs se sont séparés de cet album. Et après la mort d'Oesterheld, Breccia lui-même a brûlé les originaux, se contentant d'enterrer quelques exemplaires dans son jardin. Rien que pour le destin étonnant de ce livre, il n'est pas inutile de se plonger dans cette unique traduction française en un peu plus de 30 ans.
« Les sales blagues de l'Echo N°9 », par Vuillemin. Chez Albin Michel.

Le dessin de couverture annonce la couleur : Vuillemin est en forme, en grande forme. Le roi de la ligne crade enfile les albums sans prendre une ride. Son dessin est toujours aussi inventif sous ses apparences pas trop nettes et son sens de l'humour est un véritable antidote à la morosité. Il faut dire que Vuillemin a l'art de transformer une blague de comptoir en gag concis et imparable. Sans tirer en longueur, sans se préoccuper d'autre chose que de livrer l'essentiel -et rien que l'essentiel- à travers le dessin. On peut se livrer à un exercice amusant : que ferait un dessinateur plus « classique » pour raconter la même chose ? Il est à peu près certain que le résultat ne ferait rire que peu de monde. Cela n'a l'air de rien, mais derrière la mise en scène de Vuillemin, il y a réellement du génie. C'est vrai que ses sales blagues sont drôles par elles-mêmes, du moins racontées par un gars qui sait y faire. Mais lorsque vous les lisez transformées par ce grand artiste, c'est encore meilleur ! la preuve, même celles que vos amis vous ont déjà racontées vous font encore rire...

Promenade(s) par Thierry Bellefroid
« Promenade(s) de Wazem. Chez Atrabile.

Partiellement composé de récits déjà publiés dans « Bile noire » (mais retravaillés pour la parution en album), Promenade(s) est sans doute à ce jour ce que Wazem a fait de mieux. Le créateur suisse désormais installé dans la collection Tohu Bohu des Humanos comme un incontournable vieux meuble nous avait déjà prouvé qu'il savait à peu près tout dessiner. Mais le corollaire de cette démonstration était qu'il manquait d'une véritable personnalité graphique. Cette fois, non seulement le dessin se dégage des diverses influences (tout le monde en a, y a pas de honte...) mais en outre, il acquiert un langage propre. Le pingouin à oreilles qui tchatche avec beaucoup d'à propos et un curieux sens de l'humour est un compagnon idéal pour alléger le contexte introspectif très fouillé de ces promenades. Car Wazem va loin dans la confidence (ou la confession) et s'amuse à jouer sur les codes de l'autobiographie. Il le fait brillamment. Non seulement le lecteur s'amuse et oscille entre rêve et réalité. Mais en plus il entre dans l'univers de Pierre Wazem en passant directement par la salle de bains ! La lecture de cet album est à la fois réjouissante et touchante. Elle révèle un univers sensible et poétique ainsi qu'un vrai talent d'écriture, tout en nous proposant un régal graphique. Difficile de demander davantage...
« Tu comprendras quand tu seras grand », le Petit Spirou N°10, par Tome et Janry. Chez Dupuis.

Que dire encore du Petit Spirou ? Le succès exponentiel de la série est indéniable. Comme pour Titeuf, on flirte avec les 600.000 exemplaires à la nouveauté. Les ingrédients n'ont pas changé, les personnages secondaires non plus. Tome se fait le chantre d'une polissonnerie qui a décapé le petit personnage de groom du siècle dernier. On aime ou on déteste. On le trouve mignon ou vulgaire. On apprécie ou non cet humour « vu par le trou de la serrure » qui véhicule davantage de vices que de qualités dans le chef des personnages principaux (le Pépé obsédé sexuel, le prof de gym alcoolo au dernier degré, les maîtresses d'école aux tenues si serrantes que les boutons sont toujours prêts à craquer...) mais qui présente malgré tout un monde sympathique et potache à souhait. Quoi qu'il en soit, il est une chose qu'on ne peut reprocher aux auteurs, c'est de tromper sur la marchandise. Avec cette couverture osée (et plutôt vulgaire), ils affichent clairement leur propos en tête de gondole de l'hypermarché du coin. Les rares parents qui ne savaient pas à quoi s'en tenir sont désormais au courant : le Petit Spirou évolue très loin du monde de Franquin...
Des lendemains sans nuage par Thierry Bellefroid
« Des lendemains sans nuage », par Gazzotti, Meyer et Vehlmann. Dans la collection « Signé » des éditions du Lombard.

Déroutante au premier abord, cette succession de petites histoires prend tout son sens au fur et à mesure de la lecture de l'album. « Des lendemains sans nuage » m'a fait penser à « SOS Bonheur ». Comme dans la BD de Van Hamme, la société future imaginée par l'auteur (on pourrait dire par les auteurs puisque l'idée originale émane des deux dessinateurs qui en ont confié la réalisation scénaristique à Vehlmann après avoir écrit la première histoire courte) pousse à l'extrême les petits travers de notre monde d'aujourd'hui. La comparaison s'arrête là.

Dans un futur proche, F.G. Wilson, inventeur d'un implant cérébral qui accorde un quasi immortalité à l'homme, règne en maître sur la planète. Nolan Ska voudrait le tuer, mais Wilson a trouvé la parade : son implant comporte une clause neuronale qui interdit à quiconque d'attenter à ses jours. Ska n'a plus qu'une chose à faire : voyager dans le temps et tenter d'empêcher Wilson de devenir la maître du monde. Tout cela est d'un classicisme à faire peur. Aussi éculée que paraisse cette idée de départ développée en à peine plus d'une planche, la suite, elle, réserve bien des surprises. Et de bonnes surprises, surtout. Nolan Ska devient le nègre de Wilson pour faire de celui-ci un scénariste réputé et l'éloigner d'éventuelles recherches sur l'immortalité. Pour cela, Ska imagine simplement des histoires de science-fiction inspirées de sa propre époque. Et le récit prend tout son sens. Les histoires en question ne sont pas toutes du même niveau. Il n'empêche, elles vilipendent nos actuels travers avec un humour grinçant. Les Jeux Olympiques récompensent les athlètes les mieux dopés, la prison modèle est celle où chaque détenu est maintenu en état de dépendance grâce à la diffusion permanente d'un feuilleton télévisé...

Vehlmann s'est manifestement amusé dans ce registre à cheval sur la SF et la caricature. La fin de l'album est en outre assez inattendue, ce qui justifie pleinement la succession de courts tableaux qui le composent. Certains n'aimeront toutefois pas cet album composé de courts récits et lui objecteront un manque d'unité. Cette remarque ne s'applique certainement pas au dessin. Réalisé à quatre mains par Ralph Meyer (« Berceuse Assassine », avec Tome chez Dargaud, un triptyque très réussi dont le dernier volet paraît en janvier) et Bruno Gazzotti (dessinateur de la série « Soda », également sur scénario de Tome, le dernier album vient de paraître chez Dupuis), « Des lendemains sans nuage » propose la fusion entre le réalisme et l'école Spirou. Les deux dessinateurs ont tout fait ensemble, du story-board à l'encrage. Ils travaillaient à l'époque en atelier, ce qui leur permettait d'échanger leurs planches constamment, au gré de leurs envies. Le résultat est étonnant. Tantôt on reconnaît la patte de l'un, tantôt celle de l'autre. Mais « Des lendemains sans nuage » est incontestablement l'album d'un trio dont aucun des membres n'a voulu tirer la couverture à soi.
Buscavidas par Thierry Bellefroid
« Buscavidas », par Alberto Breccia et Carlos Trillo. Chez Rackham.

Un automne très Breccia cette année, avec la sortie presque simultanée de ce « Buscavidas » chez Rackham et celle du « Che » chez Fréon. Les deux albums sont très différents, leur propos aussi. Ils ont en commun d'avoir dû être restaurés avant leur publication en français. Les originaux de « Buscavidas » ont presque tous disparu. Les documents fournis par les éditeurs argentins et italiens qui ont publié ces récits dans différentes revues ont servi de base à la présente édition. Malheureusement, certains détails manquent de netteté. Mais ne boudons pas notre plaisir, cet album est un recueil qui flatte à la fois les yeux et l'esprit.

Carlos Trillo -aujourd'hui surtout célèbre chez nous pour ses récents ouvrages avec Eduardo Risso- magnifie dans ces petites histoires une bande dessinée grotesque, gentiment satirique. Nous sommes en 1981 et 82, la dictature argentine faiblit et la liberté d'expression renaît. « Buscavidas » n'est pas à proprement parler une BD politique. Un gros homme au visage poupon court les bistrots en quête d'histoires le plus souvent sordides pour sa « collection ». Chaque tableau est ainsi un fragment de vie ridicule, un reflet déformé de la société où petites lâchetés et destin conjuguent leurs efforts pour tendre des pièges subtils. Ainsi, dans « Zéro de conduite », l'histoire apparemment banale devient grinçante dès lors qu'un autre protagoniste vient renverser le point de vue. Carlos Trillo fait preuve dans ces très brefs récits d'un sens de la langue et de la concision qui force l'admiration. Dans « Persécuté », cette entrée en matière donne le ton : « Près du fleuve, aux heures les plus solitaires, se promènent ceux qui cultivent des projets de suicide. Il faut éviter ceux qui ont un parapluie. Qui se protège de la pluie tient encore trop à la vie. »

Tout cela ne vous dit rien encore du travail de Breccia. Deux ans avant son chef d'oeuvre absolu (« Perramus », un INDISPENSABLE dans votre bibliothèque, réédité en 99 par Glénat), il réalise ici un ouvrage personnel, parcouru de motifs grotesques et de visages hallucinés. On se croirait souvent dans un tableau de James Ensor. Ce n'est peut-être pas un hasard. Comme le peintre du début du 20ème siècle, Breccia utilise les masques et la panoplie du grotesque pour mieux provoquer la mort et dénoncer son insatisfaction face au monde dans lequel il vit. Les cases sont noires, Breccia utilise l'acrylique blanc pour les modeler. Un théâtre d'ombres de chaux qui touche à la perfection. Quand le texte et l'image sont aussi complémentaires, la BD est vraiment le neuvième art !
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