« Blankets, manteau de neige », par Craig Thompson, chez Casterman.
Il y a quelque chose d'injuste à écrire quelques lignes, fussent-elles totalement positives, sur un livre de 600 pages de bande dessinée. Quel propos critique n'aura pas l'air réducteur, superficiel, inutile ? Quelle valeur ajoutée peut-on apporter à un ouvrage qui semble se suffire à lui-même ? Car « Blankets » est sans aucun doute un de ces livres à la fois évidents et inattendus. Ceux qui avaient lu « Adieu Chunky Rice » chez Delcourt il y a deux ans pouvaient-ils s'attendre à ce monument autobiographique ? Non, sans aucun doute. Pourtant, « Blankets » n'est pas si éloigné de « Chunky Rice ». L'aspect animalier en moins et l'autobiographique en plus, on y retrouve la même veine poétique, la même fantaisie et la même tendresse. La différence tient ici dans le traitement a priori plus fidèle à la réalité. A priori, car lorsqu'on apprend les distances que l'auteur a prises avec les éléments réels de sa vie, on s'aperçoit qu'il nous a quand même bien eus. Curieusement, à la lecture de cet album, je ne me suis pas posé la question de la véracité de l'histoire, tout sonnait juste, tout paraissait vrai. Ce n'est qu'après que j'ai appris que l'auteur avait purement et simplement « gommé » sa soeur, ou que Raina était inspirée de deux filles qu'il avait connues et non d'une seule. Il s'agit donc bien d'une fiction inspirée de la réalité, ce qui distingue définitivement « Blankets » du journal de bord. Grâce à la longueur du projet, le lecteur a la chance de ressentir toute la subtilité des sentiments naissants du premier amour, mais l'auteur a voulu aller au-delà d'une évocation qui sonnerait comme la madeleine de Proust d'un ex-adolescent. Il y a le contexte familial, d'une part, cette omni-présence de dieu et du poids de la religion. Sans réellement juger, sans nous demander à nous, lecteurs, de juger davantage, Thompson décrit cette Amérique puritaine et la manière qu'elle a de façonner de jeunes adultes souvent partagés entre leurs désirs et les dogmes tout puissants. Mais l'amour qu'il porte à ses parents est plus fort que l'envie de les décevoir en leur disant qu'il a perdu la foi. Le lecteur, lui, partage les doutes, les remises en question comme les peurs et la culpabilité du « héros » au fil de pages où il ne craint jamais de mêler l'histoire d'amour naissante à son cheminement spirituel ; forcément, puisque les deux sont intimement liés. D'autre part, Craig Thompson tente de recréer le plus justement possible l'univers de l'adolescence, presque à la manière d'un ethnologue qui voudrait nous faire plonger dans la tribu qu'il a longuement observée. C'est pour cette raison qu'il abolit la distance entre son héros et le Thompson adulte qui écrit. Chacun d'entre nous est partagé entre la tendresse pour ses premiers émois et l'impression d'avoir été profondément ridicule à cette époque. Craig Thompson n'échappe pas à la règle. Il choisit donc de se fondre dans l'adolescent qu'il était, et à ce titre, son livre est absolument magnifique. Mais il ne l'est pas que pour ça. Ce jeune auteur américain nous prouve aussi à travers « Blankets » qu'il maîtrise le dessin et la narration aussi bien que ses aînés. Il y a quelques scènes réellement merveilleuses dans ce livre. Et même des momens purement magiques. Le dessin est aérien, économe, mais il peut à certains moments foisonner de détails comme pour décrire la chambre d'adolescente de Raina. En fait, Thompson ne donne que ce qui est vital à son récit. Si la neige se suffit à elle-même, il donne la neige. Si au contraire, chaque détail vient renforcer le sentiment de réalité nécessaire à la scène, il ne ménage pas sa peine. Mais sans jamais perdre de vue la lisibilité du dessin. En résumé, et même si certains seront énervés par un album qu'ils trouveront mièvre ou exagérément « romantique », « Blankets » est l'une des sorties les plus intéressantes de cette année. Et un grand album.