Frankenstein par Thierry Bellefroid « Frankenstein », par Denis Deprez. Chez Casterman.
Cheville fondatrice de Fréon -aujourd'hui devenue l'aile nord de FRMK-, Denis Deprez n'est pas un débutant. Pourtant, ce « Frankenstein » constitue son premier véritable album (si l'on excepte « Les nébulaires », qui avait inauguré la collection Amphigouri des éditions Fréon). A côté de contributions à des collectifs indépendants, le trait de Deprez restait absent des présentoirs depuis très longtemps et on peut se demander pourquoi. A 37 ans, il livre ici une uvre magistrale, qui place la barre de l'adaptation littéraire à peu près au même niveau que le « Ibicus » de Pascal Rabaté. Si ce n'est qu'il adapte un roman autrement plus célèbre que celui d'Alexis Tolstoi.
Bien avant la BD, la créature du docteur Frankenstein, réappropriée par le cinéma, est entrée dans le panthéon des personnages mythiques, dont la représentation même ne peut plus échapper à certains codes. Deprez évite soigneusement de lui donner un « visage » nouveau. Mais il utilise avec une intelligence aiguisée les référents que le lecteur possède pour laisser à son personnage une part de mystère. La couverture, à cet égard, est très représentative. Le visage du monstre est à peine esquissé, à la manière de celui du Christ sur le saint suaire. Les apparitions dans le livre sont distillées avec soin et même avec une certaine parcimonie. Fort de l'univers mythique connu de ses lecteurs, Deprez se permet de traiter son sujet avec une totale liberté sans perdre personne en route ! A condition d'entrer dans cet univers graphique marqué par Mattotti, Breccia (très visible dans la première partie) et Francis Bacon, la lecture de ce livre ne demande aucun effort particulier. Sa visibilité est inversement proportionnelle à l'audace graphique dont il fait preuve, ce qui est très rare. Un livre qui vous happe par ses ambiances picturales, ses couleurs étranges, son traitement de la lumière, sa singularité. Un livre qui exploite avec rigueur la richesse littéraire de l'uvre originale, équilibrant texte et narration graphique, privilégiant quand il le faut les cases muettes. Un livre qui vous envoûte de la première à la dernière page et qui prouve que, bon sang, il se passe tout de même quelque chose chez Casterman ! Car avec ce « Frankenstein » et le très beau Tirabosco qui paraît en même temps, on a l'impression que l'éditeur bruxellois se réveille d'une longue torpeur et se décide, lui aussi, à entrer de plein pied dans la BD d'auteur de la nouvelle génération. Après Dargaud, après Dupuis, après le Seuil. Mais l'essentiel n'est pas d'être le premier.