Le long voyage de Léna par Philippe Belhache
"Le long voyage de Léna", d'André Juillard et Pierre Christin. Dargaud, collection Long Courrier.
S'il l'on devait retenir des lignes directrices dans la bibliographie foisonnante de Pierre Christin, une colonne vertébrale à son oeuvre, deux mots reviendraient en permanence : voyage et géopolitique. L'homme est un voyageur infatigable, observateur attentif du monde, à l'affût des transformations induites par les grands mouvements qui ont secoué Orient et Occident ces dernières années. "Le long voyage de Léna", première collaboration avec André Juillard, ne déroge pas. L'argument ? Le parcours de Léna, voyage programmé par de mystérieux commanditaires, des pays de l'ex-bloc soviétique jusque dans les contrées ô combien sensibles du Moyen-Orient. Avec pour toile de fonds le terrorisme et la persistance de l'idéal communiste, au-delà de la disparition d'un système..
Pas question pour l'auteur d'écrire un nouveau thriller à la Fleming. Léna est une coursière, qui va de contact en contact au fil d'une mission dont elle ignore les tenants et les aboutissants. Elle est aussi une page blanche sur laquelle Christin écrit l'histoire d'un monde déchu. Il oppose cette femme au profil lisse, élégante et inaccessible, et ses contacts plus ou moins hauts en couleurs, tout en mettant en parallèle leurs motivations, lesquelles se rattachent aux éléments épars d'un passé vivace et pourtant révolu. Jusqu'à la conclusion finale.. Pierre Christin compose là une intrigue simple mais solide, faussement linéaire, bâtie à la manière d'un puzzle. Il impose au récit le rythme indolent des voyage à l'ancienne, interdisant à son personnage tout contact avec les moyens modernes de déplacement ou de communication. Trains, bus, cargos.. permettent à ce grand bourlingueur de capter l'humeur du lieu pour mieux la restituer.
André Juillard retranscrit ces ambiances avec ce trait élégant qui est aujourd'hui sa signature. Graphiquement, Léna se pose comme une grande soeur un rien mutique de la Louise de son "Cahier bleu", élégante, racée, intemporelle dans sa mise jusque dans les dernières pages où elle retrouve enfin sa personnalité. Il réussit l'exploit d'accompagner le propos de Christin, ses errances, sans décrocher le lecteur malgré l'importance des commentaires en voix off et l'omniprésence du personnage de Léna. Il y avait beaucoup à attendre de cette rencontre entre deux grands noms de la bande dessinée. Le rendez-vous est tenu. Pour le meilleur.