Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Myrddin le fou (Arthur) par Thierry Bellefroid
« Arthur », tome Un : Myrddin le fou, par Chauvel, Lereculey et Simon, collection Conquistador, Delcourt.

J'ai mis un peu de temps avant de m'attaquer à cette adaptation de la plus grande des légendes bretonnes. Quand un livre passe par hasard en bas de la pile alors qu'il se trouvait au-dessus la veille, c'est qu'on se cherche des excuses pour ne pas le lire. Et pourtant, je me suis finalement plongé dans Arthur en oubliant mes préjugés. Et j'ai été séduit.

L'équipe qui s'est attelé à cette tâche herculéenne n'est pas une équipe de débutants. David Chauvel est l'un des scénaristes les plus prolifiques de l'écurie Delcourt, il a déjà travaillé avec Lereculey (« Nuit Noire », intégrale parue chez Delcourt l'an dernier) et avec Simon qui signe ici les couleurs (« Rails », quatre tomes en couleur et une intégrale noir et blanc puis, plus récemment, « le Poisson-clown », deux tomes parus pour le moment. Le tout chez Delcourt). Autre point commun entre ces joyeux lurons : la Bretagne. Ils y sont tous né, y ont débuté et y vivent encore aujourd'hui. Ce qui explique leur intérêt pour l'histoire du roi Arthur. Et ce qui explique peut-être aussi pourquoi ils ont voulu la restituer sous sa forme originale, antérieure aux déformations des récits courtois du Moyen Age. L'effet est saisissant. En lisant ce premier album, entièrement consacré à l'avènement de Merlin et au contexte historique de la future venue d'Arthur, on se rend compte à quel point on méconnaît cette légende pourtant éculée et resservie sous des formes diverses par l'industrie du cinéma ou du dessin animé.

Arthur promet d'être une grande série. Parce que Chauvel y a investi toute son énergie et son amour du récit, ça se sent. Parce que Lereculey et Simon s'amusent, l'un comme l'autre, à recréer par le dessin et les couleurs un monde qui oscille sans cesse entre le réalisme historique et la magie. Parce que cette saga, une fois dépoussiérée et racontée sur un mode vivant, moderne, n'a rien perdu de son intérêt. Il faut passer les premières planches, un peu plus distantes, pour approcher le personnage de Myrddin (Merlin) et se rendre compte de toute sa poésie. Une poésie que les auteurs ont su capter et retransmettre, chacun à sa façon. Y compris en recourrant à de nombreux récitatifs qui peuvent alourdir considérablement une BD, mais qui, ici, ajoutent une touche d'authenticité littéraire du meilleur goût. S'il fallait se convaincre de ce qu'un même scénariste peut réussir un album aussi bien qu'il en rate un autre, la comparaison de ce premier « Arthur » et du premier tome de « Ce qui est à nous » serait sans équivoque. En effet, il apparaît que David Chauvel est tombé dans tous les pièges du genre en adaptant sa grande histoire de la maffia new-yorkaise alors qu'il évite ici les écueils pour livrer un très bel album servi par un dessin efficace. On souhaiterait juste que Lereculey se libère davantage et que le trait gagne plus de souplesse. En revanche, ne boudez pas cet album si vous voulez enfin entrer dans la grande légende du Roi Arthur.
Saint Salaud (Juan Solo) par Thierry Bellefroid
Juan Solo N°4 : Saint Salaud, par Jodorowsky et Bess aux Humanoïdes Associés.

Incroyable mais vrai : Jodo a réussi à clore cette saga en quatre albums. Le roi des histoires à suite a résisté à l'envie de « faire durer » et propose dès lors ici l'une de ses meilleures séries, au ton nerveux, incisif. La folle cavale du tueur « à la queue » s'achève sur un album plus mystique et plus fort encore que les précédents. La chaleur du désert est majestueusement rendue par le dessin et surtout par les couleurs de Georges Bess qui signe lui aussi son meilleur album dans cette série. Plus jaune-orange-rouge que jamais, sous une lumière implacable et brûlante, le désert va révéler Juan Solo à lui-même et l'appeler au sacrifice ultime, au terme d'une vie marquée par le crime, la débauche et la déchéance. Le voilà qui abandonne tout -diamants et flingue-, pour une gorgée d'eau et un âne. Le voilà qui pleure aussi, pour la première fois.

Dans une savante métaphore, Jodo se plaît à mêler les aventures de son héros et celles du Christ, allant jusqu'à faire vivre à Juan Solo les affres de la crucifixion. Tout cela dans un style épique, dramatique, que l'énergie débridée de Georges Bess vient admirablement souligner. En relisant les quatre albums, on verra à quel point ce récit est taillé au cordeau. Rien n'est laissé au hasard et la mécanique fonctionne comme un cheval au galop d'un bout à l'autre, partant sur le mode des « mémoires d'un porte-flingue » pour s'achever en parabole. Bien sûr, il y a aussi cette image de la crucifixion, livrée dès le début de la série et maintenue dans son mystère jusqu'à l'accomplissement, qui tend comme un arc la trame dramatique imaginée par Jodo. Vous l'aurez compris : pour moi, la lecture de l'ensemble de la série s'impose. Pas besoin d'en dire plus.
« La fille qui rêvait d'horizon », une enquête de l'inspecteur Canardo, par Benoît Sokal, chez Casterman

Canardo était absent des librairies depuis 1994. Et on avait presque fini par oublier combien il nous manquait. En cause, bien sûr, le CD-ROM de l'Amerzone, dans lequel Benoît Sokal avait jeté toutes ses forces et qu'il présentait en janvier dernier au festival d'Angoulême. Ce travail considérable, très différent de la BD, pouvait faire craindre une disparition définitive de l'inspecteur palmipède alcoolo. Fort heureusement, revoilà Canardo. Et au mieux de sa forme. La comparaison entre cet album et les deux derniers -voire les trois derniers- est à cet égard sans appel.

Première constatation, Sokal n'est pas sorti indemne de sa longue cohabitation avec l'informatique. Les couleurs -et principalement les ciels- de la première planche suffisent à la prouver. Et puisqu'on parle de couleurs, c'est sans doute ce qui frappera le plus le lecteur après deux albums qui faisaient appel à de larges aplats de teintes très basiques -rouge, bleu et surtout vert-, voici un album tout en nuances, en demi-teinte, en clair-obscur. L'ombre est partout, la lumière presque toujours indirecte, la plus grande part de l'histoire se passe la nuit. Un crépuscule et une aube très soignés. Ca sent la maîtrise et l'envie d'en découdre. Sokal s'est manifestement mis en difficulté sur cet album comme il ne l'avait plus fait depuis longtemps.

L'autre remarque qui me vient à la lecture de cette « fille qui rêvait d'horizon », c'est l'incroyable habileté de l'auteur à délayer en 46 planches une action qui se déroule sur quelques heures à peine en temps réel. Et qui se passe pratiquement en huis-clos ! S'il devait y avoir un Audiard de la BD, Sokal pourrait sans doute prétendre au titre. Ses textes sont toujours efficaces, tranchants, désabusés, comme le sont les personnages eux-mêmes. Quand la tenancière de l'auberge assène à Canardo un « z'êtes pas bavard » et qu'il lui répond « j'suis laconique... pas pareil », on est en plein dans le mille. De même quand le canard, revolver brandi, envoie cette phrase : « ce qu'il y a de pratique, quand on explose un motard, c'est que la cervelle reste dans le casque : c'est moins salissant ». Vous l'avez compris, moi, j'en redemande, surtout qu'il faut ajouter à cela, comme toujours, l'expression des personnages et principalement celle de Canardo, dont le regard vide vient en contrepoint des dialogues, avec cette touche de second degré qui caractérise la série.

Venons-en aux points moins positifs, peut-être. Les personnages sont assez stéréotypés -surtout Pamela Johnson, évidemment ; le nom suffit à lui seul à planter le décor... et le châssis ! La tension monte pendant la deuxième partie de l'album pour déboucher sur une fin dépourvue d'imagination, c'est dommage. C'est même franchement décevant, car sans cela, on aurait eu entre les mains l'un des meilleurs albums de la série. (Bien sûr, il n'y a pas de comparaison avec le mythique « Amerzone », mais quand même...) Le personnage de Raspoutine est usé jusqu'à la moelle. La seule manière de le « vendre » encore est d'en faire autre chose. Or, c'est juste l'inverse que nous propose Sokal.

Ces critiques ne doivent pas masquer le plaisir réel que j'ai pris à lire cet album. Le plaisir d'un fan trop longtemps privé de l'une de ses séries préférées et qui retrouve un univers à la hauteur de ses souvenirs. Et un découpage dans lequel Sokal excelle, y compris -et peut-être même surtout- quand ses personnages se taisent !
Geronimo l'Apache (Blueberry) par Thierry Bellefroid
« Geronimo l'Apache », dans la collection « Mister Blueberry par Giraud, chez Dargaud.

Je sais qu'en disant cela, je vais m'attirer les foudres des admirateurs de Gir -et de Blueberry. Mais j'ai envie de dire : quelle déception ! J'attendais beaucoup de ce nouvel album. J'en attendais d'autant plus que le dernier m'avait semblé un rien bâclé et pas très heureux au plan du dessin. Les couleurs de Florence Breton, entre autres, louchaient dangereusement vers les ambiances à la Moebius (je n'ai rien contre, mais jusqu'à preuve du contraire, il ne s'agit pas de l'univers de Blueberry), privilégiant les mauves ou les verts au-delà de la normale. Et certains visages étaient trop vite expédiés (des exemples dans « Ombres sur Tombstone ? L'Indien de la planche 4, ou encore, le visage de Doree, dans les strips du haut de la planche 8... et il y en a bien d'autres).

Un bon point : Florence Breton semble refaire du Blueberry, et c'est heureux. Le dessin de Giraud est plus soigné, on ne s'en plaindra pas non, plus. Mais les bonnes surprises s'arrêtent là. Jamais, sans doute, Blueberry n'a été si bavard. La surabondance de texte ne tient pas seulement à la structure particulière du scénario -le fait de raconter des histoires croisées. Elle vient d'un manque de discernement qui de la part d'un grand professionnel n'est pas acceptable. Exemple parmi tant d'autres, la scène de poker des planches 32-33. Même quand ça n'a aucun intérêt, les joueurs viennent « polluer » les cases en annonçant leurs mises. Même problème dans la scène de bagarre des planches 38-41. L'action est carrément déforcée par de trop nombreux phylactères.

Autre conséquence : les strips sont étriqués, les cases trop petites pour laisser vivre le dessin. Là encore, un exemple suffit à se faire une idée. Une seule case occupe le haut de la planche 15 ; des personnages apparaissent en avant-plan, au bord de la falaise, qui se déroule derrière eux et occupe la droite de l'image. L'ensemble est bien dessiné, mais minuscule ! Pourquoi diable Giraud a-t-il oublié que l'Ouest était quelque chose de grand, d'aéré, de sauvage ? Il le réduit ici à un décor mineur. Dans cette case, la montagne est en outre « tronçonnée » par quatre phylactères et par le haut de deux autres bulles provenant du strip d'en-dessous. Une image pareille valait une demi page ! Et ce n'est pas le seul exemple.

Côté scénario, on aime ou on aime pas voir Blueberry jouer les grands blessés et se contenter de raconter ses souvenirs. La juxtaposition de plusieurs récits et l'usage de références aux mythes du western cinématographique dont Blueberry s'est toujours tenu modérément éloigné ajoute au malaise. Fallait-il faire se croiser le héros de la série et les frères Earp ? Fallait-il prendre trois albums (si ce n'est plus, on verra si le prochain vient clore cette parenthèse) pour amener le duel à OK Corral ? La complexité de la structure scénaristique -et donc narrative- ne cache-t-elle pas une panne d'inspiration liée au personnage lui-même ? Si ça continue, on finira par trouver meilleurs les épisodes de la Jeunesse de Blueberry, pourtant scénarisés et dessinés par d'autres que les créateurs de la série, ce qui serait un comble ! J'espère que Giraud se reprendra avant...
Zoé par Thierry Bellefroid
« Zoé », de Chabouté, aux éditions Vents d'Ouest .

« Quelques jours d'été », premier album solo de 36 pages paru chez Paquet, très justement primé à Angoulême par un Alph'art Coup de Coeur en 99, c'est du passé. Chabouté s'attaque désormais à ce que l'on appelle communément le roman BD. Une histoire façon « A SUIVRE », en grand format et en 136 pages, ça change. Ca change d'autant plus qu'à la fraîcheur de l'enfance, qui était la véritable richesse de « Quelques jours d'été », l'auteur a préféré un climat très dur, très noir, dans cet album. Trop noir, diront certains, qui reprocheront à « Zoé » d'être exagérément neurasthénique. Ce n'est pas mon avis. Ce qui ne veut pas dire que je trouve cet album parfait.

Mais avant d'en venir à la critique, passons en revue les points forts de Zoé. Le dessin en noir et blanc de Chabouté est indiscutablement influencé par quelques grands maîtres du genre comme Pratt et Comès, mais adouci par une certaine rondeur et une pureté, voire un zeste de naïveté dans les visages. L'auteur joue volontiers sur les ombres chinoises et les silhouettes. Il le fait avec un certain bonheur et pour moi, les planches les plus réussies sont celles où les aplats noirs sont pleinement valorisés sur un blanc tranchant. Certains paysages sont magnifiques (le village endormi page 22) et quelques scènes, seulement, manquent un peu de visibilité. Quant à l'histoire, sans être d'une originalité débordante, elle propose une variation sur le thème du village hanté par un vieux secret inavouable où le silence rend tout le monde complice.

Je suis plus réservé quant à l'utilisation de l'idiot du village, figure mille fois employée et surtout ultra liée à l'un des plus albums de l'histoire de la BD : « Silence ». C'est précisément la ressemblance avec « Silence » qui m'a gêné à la lecture de « Zoé ». Il y a décidément beaucoup de traits communs aux deux histoires et il est bien difficile de faire oublier le chef d'oeuvre de Comès, fût-ce avec une histoire au contexte historique assez différent. La gêne ne m'a pas quitté jusqu'à la fin de la lecture de cet album. S'agit-il d'un hommage ? D'une inspiration malheureuse ? D'une pure coïncidence ? Sans le personnage de Hugo (le fameux idiot du village), ma gêne eût été moins grande. Mais là, j'avoue...

En dehors de ce petit problème, « Zoé » vient prouver la bonne santé de la collection d'albums grand format aux couvertures souples dirigée par Laurent Galmot. Est-il besoin de rappeler qu'on y retrouve les meilleurs albums de Rabaté, et plus récemment, « Port Nawak » ou encore « Mémoires d'un incapable » ? Incontestablement, des albums qui rehaussent le niveau des éditions Vents d'Ouest !
Le colporteur (Le colporteur) par Thierry Bellefroid
« Le colporteur », par Marie-Christophe Arn et Tom Tirabosco, dans la collection Encrages des éditions Delcourt.

Bizarre, ce colporteur. Pour ne pas dire : étrange. Voilà un album qui doit autant aux tarots qu'à l'imaginaire fantastique. Et quand on parle d'imaginaire, c'est sûrement l'une des choses qui caractérise le mieux cet opus noir et blanc. Dans une maison flottante qui se trouve la tête en bas, un jeune homme va tenter de lutter contre un destin déjà écrit. Umberto - c'est son nom- va rencontrer des personnages un peu fous du grenier à la cave avant de tenter de réaliser son rêve : jouer MacBeth. Mais Umberto doit combattre un ennemi sournois pour échapper aux pièges du hasard et de la nécessité : sa peur. Peur des prédictions, peur du père, peur de l'enfance. Son voyage est intérieur, aucune règle n'y est d'application. Peu courante en BD, la quête introspective débouche donc sur un album sans codes, peuplé d'êtres curieux -à commencer par ce fameux colporteur ou encore Nina, un petit rat moins fragile qu'il en a l'air.

Et puis, il y a le dessin de Tom Tirabosco. Illustrateur de presse pour Libé et Les Inrockuptibles, notamment, cet Italien installé en Suisse aborde la BD de manière très personnelle, avec des pastels noir et blanc qui laissent une véritable trace sur le papier. Des « instruments » que le dessinateur possède avec maîtrise et ingéniosité. Le dessin de Tirabosco apparaît quelque part comme un compromis entre la « carte à gratter » de Thomas Ott et le dessin tourmenté d'un Lorenzo Mattotti. Il y a en tout cas quelques très belles images dans cet album. Les séquences de début et de fin, par exemple, qui se répondent pour boucler la boucle. L'ouverture se fait sur sept pages muettes qui se découpent comme un long zoom avant. Le climat est installé, le surréalisme de mise, le mystère entier.

Le Colporteur est sans doute l'un des albums les plus originaux de la collection Encrages. C'est aussi l'un de ceux qui louchent le plus vers d'autres maisons d'édition, comme L'Association, par exemple. Sorti le même mois que l'intégrale noir et blanc des Enragés (la série de Chauvel et Le Saëc, initialement parue dans la collection Sang-Froid en couleur, aujourd'hui compilée en noir et blanc dans la collection Encrages), cet album prouve en tout cas que la collection en format de poche noir et blanc de Delcourt part dans tous les sens. Cela en désorientera sûrement plus d'un.
Labyrinthes par Thierry Bellefroid
"Labyrinthes", de Kramsky et Mattotti au Seuil.

Plus de dix ans après une première parution chez Albin Michel, revoici "Labyrinthes", retravaillé et agrémenté de quelques planches supplémentaires. Un an après le magistral "Stigmates", Seuil affiche ainsi son intention de devenir l'un des éditeurs attitrés du prodige italien.

Dans "Labyrinthes", Lorenzo Mattotti donne toute la mesure de son immense talent. Talent de dessinateur. Talent de créateur d'images, de peintre. Mais avant tout, talent de coloriste. Ne cherchez pas autre chose, à la lecture de cet album, qu'une ode à la couleur sous toutes ses formes (même les plus sombres, comme en témoigne par exemple la première planche de la nouvelle "Les mineurs".) La lecture de "Labyrinthes" n'est pas aisée. Elle en rebutera plus d'un. Cette plongée dans l'univers irrationnel du rêve ne s'embarrasse guère de logique et fait fi de toute la tradition du récit. On saute du coq à l'âne comme on passe d'un rêve à l'autre, sans lien de causalité apparent ; le récit est si ténu qu'il en devient anecdotique, secondaire. C'est l'imaginaire qui est appelé à le reconstruire, voire à le traduire. Un travail peu courant, surtout dans la BD qui pour d'évidentes raisons historiques se distingue justement du dessin pur ou de la peinture par l'agencement de motifs sous forme de récit. Oh bien sûr, il y a des phylactères et des récitatifs. Bien sûr, les petites histoires qui se succèdent racontent quelque chose. "Grands dieux", par exemple, est une belle métaphore de huit pages sur les aléas de l'idolâtrie et la cruauté supposée des dieux. Mais on ne prend jamais autant de plaisir à lire ce "Labyrinthes" que lorsque Mattotti se lâche complètement pour le simple plaisir de nous montrer son talent et sa maîtrise de la couleur.

"Labyrinthes" aurait pu s'appeler "Les pastels magiques". Ceux de Laurenzo Mattotti m'emmènent en tout cas loin, très loin, des mises en couleur de la plupart de ses confrères. Les créatures difformes, les personnages aux visages démesurément allongés ou aux lèvres de babouins, les paysages désolés et fantastiques, chaque élément nous fait pénétrer plus avant dans le rêve de Kramsky revisité par Mattotti. Un rêve qui peut être totalement délirant (comme dans "Spartaco à Volvolandia") ou plus calme, plus beau ("Spartaco, apprenti rêveur") voire franchement mystique ("Frère Gelsomino") Un album à découvrir ou à redécouvrir, mais qui ne séduira qu'un public averti, amateur d'expériences nouvelles. En l'occurrence, ces expériences ont tout de même plus de dix ans !
Le retour de Papa (Jojo) par Thierry Bellefroid
"Jojo N°9 : Le retour de Papa", par Geerts, chez Dupuis.

Sacré Geerts, s'il n'existait pas, il manquerait indiscutablement quelqu'un dans le PBBD (Paysage Belge de la BD). J'ouvre un de ses albums et le sourire m'éclaire déjà ! Quand je lis du Geerts, j'ai neuf ans (et encore). Je marche comme un gosse, je fonce dans ses filets et ses chausse-trape. Il faut dire que la lisibilité de son dessin y est pour beaucoup. Et la bonhomie de ses personnages correspond à un caractère résolument optimiste qui se traduit par une série aux accents de nostalgie, aux odeurs de confiture ou de compote de pommes de Bonne-Maman. Les visages de ses héros -et principalement celui de Jojo- sont d'une telle bonne humeur, d'une telle jovialité qu'on a envie de partir avec eux jusqu'au bout du rêve. En un mot, Monsieur Geerts, merci et bravo. Vous avez rendu une certaine légèreté à la BD enfantine. Et une véritable innocence. Il n'y a pas de monstres dans vos histoires. Et pas de méchants, ou si peu. Vous n'en avez pas besoin. C'est si rare...

Après tous ces éloges (non, je n'ai pas d'action chez Dupuis, pas plus que chez quelque autre éditeur !), soyons sérieux deux minutes, cet adorable Jojo a déjà connu mieux. "Le retour de Papa" n'est pas son meilleur album. Comme toujours, il y a cette authentique tendresse qui unit les personnages, et notamment, Jojo à sa grand-mère. Cette fois, il y a aussi René Semaine, le papa plombier qui n'a pas voulu grandir et qui, d'une page à l'autre, apparaît tantôt sympathique tantôt faignant dans ses relations filiales. Mais l'album tourne un peu facilement au "Tour de France des Tantes" de Jojo, qui découvre une à une les soeurs de sa Mamy . Des soeurs très caricaturales, un peu facilement brossées à grands traits contradictoires : la bavarde qui s'est fait nonne dans un ordre contemplatif, la délurée qui tient une maison très "Frou Frou" à Pigalle, la sévère qui empoisonne tout le monde avec sa cuisine immangeable. C'est un peu court. Heureusement, un album de Jojo reste un album de Jojo. Et celui-ci, comme les huit précédents, est un enchantement pour les yeux et un antidote à la mauvaise humeur. On espère simplement que le prochain nous emmènera plus loin, comme l'avait si bien fait l'excellent "Monsieur Je-Sais-Tout".


Le réducteur de vitesse par Thierry Bellefroid
"Le réducteur de vitesse" de Christophe Blain, dans la collection "Aire Libre" des éditions Dupuis.

Inlassablement, Aire Libre se construit avec la même rigueur qu'à ses débuts. Trente-cinq titres en un peu plus de dix ans, c'est à peine croyable, quand on songe aux sorties pléthoriques qui encombrent les rayons de nos librairies préférées. Le succès d'Aire Libre s'est incontestablement construit sur la qualité dans la parcimonie. On ne peut pas construire une collection de prestige en publiant un album par mois. Cela, Dupuis l'a bien compris. Pourtant, l'éditeur de Marcinelle a rarement pris autant de risques. C'est vrai, fort des ventes de quelques magnifiques albums "cru 99" (Je ne citerai que "La terre sans mal", "Azrayen 2" et "Le Sursis N°2"), Dupuis peut se permettre ce "Réducteur de vitesse", sans doute l'un des "Aire Libre" les moins grands publics depuis les débuts de la collection.

Ce qui en fera reculer plus d'un : le dessin de Christophe Blain. Il possède une personnalité bien plus proche de celle développée par les auteurs de L'Association que celle des dessinateurs "maison". Ce n'est pas par hasard. Blain travaille en atelier avec David B ("L'Ascension du Haut-Mal", "Le cheval Blême" (L'Asso)... mais aussi le fameux "Hop-Frog", avec le même Blain au dessin, chez Dargaud), Joann Sfar ("Donjon" (avec Trondheim) et autres titres chez Delcourt, mais aussi à L'Asso, ou chez Dargaud...) et Guibert (qui commit avec Sfar "La fille du professeur", un album très remarqué de la collection "Humour Libre" de Dupuis) Bref, tout ce petit monde se connaît, travaille en se regardant l'un l'autre et milite pour une autre approche du dessin. Tout ça pour dire qu'avant de refermer ce "Réducteur de vitesse" avec une moue dégoûtée, on peut aussi essayer de rentrer dans un graphisme qui affiche une certaine laideur physique comme une marque de fabrique et laisse percevoir la plume de manière très visible (parfois très proche de la gravure).

Ce préliminaire étant établi, parlons enfin de l'album. "Le réducteur de vitesse" porte bien son nom. Si vous lisez le dossier publié comme à l'accoutumée dans les premières pages de la première édition, vous n'ignorerez rien sur ce qu'est un réducteur de vitesse. Si vous avez, comme l'auteur, passé quelques mois dans la marine à l'occasion de votre service militaire, non plus ! Et c'est justement parce que Christophe Blain s'appuie sur une connaissance personnelle des navires de guerre, parce que son imaginaire est peuplé des souvenirs de "gueules", de caractères, de personnages, que cet album est si réussi. C'est vrai, le début est un peu lent et un rien bavard. Mais dès que les trois compères descendent "en machines", on y descend avec eux, on a chaud quand ils ont chaud, soif quand ils ont soif, tout est grand, démesuré, impressionnant, tragique. La plongée est fascinante, l'histoire humaine et le petit cours scientifique font bon ménage, on est pris et on ne lâche plus l'album avant d'avoir lu la dernière case. D'autant que quand on rentre dans le jeu des couleurs (qui rappellent - comme le dit très justement l'auteur dans le dossier en préface - les Lucky Luke de notre enfance), il y a une dimension encore plus fantasmagorique qui ne gâche rien à l'ensemble.




Ibicus - tome 2 (Ibicus) par Thierry Bellefroid
« Ibicus, Livre 2 » par Pascal Rabaté, chez Vents d'Ouest.


Rabaté a trouvé son style et sa vitesse de croisière. N'en déduisez pas trop vite qu'il s'est installé dans la routine. L'adaptation d'Ibicus, commencée contre vents (d'Ouest) et marées, n'a pas été facile. Rabaté a vu de près le moment où il allait devoir s'auto-éditer pour aller jusqu'au bout de son rêve. Ce rêve, il a commencé il y a longtemps, quand Pascal est tombé sur le livre de Tolstoï, l'autre Tolstoï, l'injustement méconnu Alexis. La lecture d'Ibicus a convaincu le dessinateur de tout reprendre à zéro. Après la reconnaissance de la critique et d'un certain public pour « Un ver dans le fruit », il fallait oser. Rabaté l'a fait, il a changé son style de dessin et laissé tomber les chroniques villageoises pour s'atteler à cette fresque russo-baroque. Un premier album stupéfiant de maîtrise graphique, et le voilà qui remet le couvert avec le même enthousiasme.

Cette fois, évidemment, on est moins surpris. Siméon Ivanovitch Nevzorov est déjà une vieille connaissance et le découpage de Rabaté comme les cadrages façon cinéma russe des années trente sont devenus presque conventionnels. N'empêche, peu de dessinateurs pourraient réaliser une oeuvre aussi personnelle en partant de l'adaptation d'un roman russe ! Et lire ce « Livre 2 » fut un véritable régal. D'abord parce que Siméon y apparaît plus veule et antipathique que jamais. Le personnage n'a rien pour plaire et pourtant, Rabaté se plaît à nous le rendre « attachant ». Ses tribulations dans une Russie à feu et à sang où la majeure partie de la population est privée de tout sont tout simplement passionnantes. Ensuite il y a le dessin. Quel talent ! Il y a quelques cases qui pourraient pendre aux cimaises de prestigieuses expositions de peinture ! Les images sont fortes, leur pouvoir d'évocation majestueux, le noir et le blanc ne se marient pas, ils se combattent presque ; tantôt c'est le gris qui l'emporte, tantôt le blanc, tantôt le noir qui vient souligner les visages terrifiés ou les scènes les plus fortes. Preuve indiscutable de ce triple talent de peintre, de professionnel du découpage et de « cinéaste » de la BD : la double page 80-81. Arrêtez-vous-y lorsque vous lirez cet album. Vous ne le regretterez pas.
« L'impératrice rouge, tome 1 : Le sang de Saint-Bothrace, par Jean Dufaux et Philippe Adamov, dans la collection « Caractère » de Glénat.


Assurément, Jacques Glénat mise sur cette série, qui a bénéficié d'un lancement remarqué dans les librairies. Il faut dire que Dufaux n'est pas le premier venu et qu'Adamov fait déjà les beaux jours de la collection Caractère avec « Dayak » et « Les eaux de Mortelune ». Alors, les réunir pour une grande saga placée sous le signe de l'impitoyable guerre que se livrent pour le pouvoir une Impératrice et une Empereur sans scrupules, c'est déjà presque gagné. Aussi ai-je abordé cet album avec une certaine méfiance. Et l'ai quitté relativement perplexe.

D'abord, le dessin d'Adamov replonge immédiatement le lecteur dans l'univers des « Eaux de Mortelune ». Même les personnages ont un petit air de déjà vu. On a donc un peu l'impression d'être roulé sur la marchandise, à moins d'être un fan inconditionnel d'Adamov -et dieu sait qu'il en a. Ensuite, le mélange des genres et des époques, la cruauté souvent gratuite (ça gicle pas mal dans ce premier album et s'il fallait en faire une adaptation cinéma, ça coûterait sûrement cher en hémoglobine !) comme les clichés un peu facile qu'il véhicule m'ont mis relativement mal à l'aise. J'ai pourtant continué ma lecture et découvert une histoire baroque, fantastique, qui plonge ses racines dans l'Histoire et dans l'imaginaire collectif. Comme dans un opéra, les caractères des personnages sont exacerbés, les scènes exagérément colorées, dramatisées, et toutes les ficelles du genre employées. Et comme à l'opéra, j'ai marché. En traînant un peu la patte, j'en conviens, mais j'ai marché dans ce jeu d'influences et de turpitudes, de pouvoir et de séduction que Jean Dufaux installe comme il sait si bien le faire, à coups de références et de baguette magique. Je ne parlerai pas pour autant de chef d'oeuvre (mais est-ce que ça existe ? ) et laisserai le lecteur se faire une idée par lui-même. De toute façon, c'est encore la meilleure chose à faire.
« La gloire d'Albert », par Etienne Davodeau, dans la collection Sang-Froid des éditions Delcourt.

Davodeau. Dans ses cases, il n'y a jamais rien en trop. Il aime aller à l'essentiel, vise toujours la lisibilité et cache derrière un dessin apparemment maladroit une parfaite maîtrise de l'action et du récit. Quant à ses personnages, toujours aussi vrais que s'ils sortaient de son carnet d'adresse, ils sont généralement ancrés dans la vie, avec tout ce qu'elle charrie de beau... et de plus ou moins odorant. Sans être « politiques », ses BD sont engagées, elles défendent volontiers les plus faibles, les rêveurs, ceux qui luttent contre le système.

Devant « La gloire d'Albert », je suis perplexe. Ce qui jusque-là était suggéré, distillé de-ci de-là, est asséné ici avec vigueur, sans détour. « La gloire d'Albert » n'est plus à proprement parler l'un de ces portraits de groupe auxquels l'auteur du « Réflexe de survie », du « Constat » ou de « Quelques jours avec un menteur » nous a habitués. Cette fois, la politique est au coeur de l'histoire, et les protagonistes sont au service d'une intrigue politico-policière de facture assez classique. Alors, Davodeau s'est-il trahi ? Non, il a simplement voulu nous offrir le récit d'une vie gâchée, celle d'un pauvre type qui se prend pour un justicier au nom de son admiration pour un modèle néo-fasciste. L'Albert en question est en effet un piètre héros. Pour ne pas dire un anti-héros. En cela, il correspond au moule Davodeau. On est juste passé d'un style allusif à un cadre ancré dans la triste réalité française, où l'extrême-droite se nourrit entre autres de sentiments patriotico-nationalistes. Inutile de dire que Philippe de Villiers peut se sentir visé. Davodeau affirme donc ses convictions. Il le fait avec un album magistralement découpé et mis en couleurs (d'autant que l'essentiel de l'action se déroule de nuit). Dommage qu'il n'y ait pas un soupçon d'originalité et de spontanéité en plus. Assez pour pouvoir dire : cette histoire-là, c'est du Davodeau. Personne d'autre n'aurait pu la faire !
"La caste des Méta-Barons, Tome Sixième : Doña Vicenta Gabriela De Rokha, l’Aïeule", par Jodorowsky et Gimenez, aux Humanoïdes Associés.


Tonto et Lothar, les deux robots, continuent de remonter l’arbre généalogique du Méta-Baron leur maître. Partis d’Othon, le Trisaïeul, ils se rapprochent peu à peu du présent. Quoique. A ce rythme-là, Jodo risque bien de nous balader encore pendant six ou sept albums avant de nous dire pourquoi l’actuel Méta-Baron a une cicatrice au milieu du sourcil droit. C’est pas que l’histoire soit lente. Au contraire, hormis les habituelles digressions que l’on doit aux deux robots (devenus héros à part entière puisque les voilà menacés de destruction par leur propre maître), le rythme est toujours aussi trépidant. Mais que d’avatars, de rebondissements, de retournements de situation...

Les Méta-barons, on aime ou on déteste. Pas de demi mesure. D’abord, le dessin de Gimenez laisse rarement indifférent. Là encore, il y a ceux qui aiment... et les autres.
Dans le genre dessin SF héritier de la période aérographe, je le trouve plutôt réussi.
J’aime moins ces découpages diagonaux parfois démesurément présentés en double page, mais tout cela est finalement bien subjectif. Pour le reste, il faut aimer le style de narration de Jodo et surtout, sa mystique, ses manies, ses thèmes de prédilection : l’initiation, l’adoration, le fanatisme, l’honneur, la violence, la mutilation, l’impossible quête du bonheur et de l’amour.

Ce « Tome Sixième » est relativement conforme à ce que l’on pouvait en attendre, après la conclusion d’un premier cycle qui a débouché sur une publication en coffret des cinq premiers livres. On reprend les mêmes et on poursuit. Plus que jamais, les mutilations sont au coeur du récit et la tragédie son moteur. Jodo a dû lire l’ensemble des volumes de la tragédie grecque. A commencer par Oedipe qui inspire le mythe fondateur de cette Caste des Méta-Barons. Cécité, mort du père, inceste, des thèmes vieux comme le monde que cet orfèvre nous ressert sous un jour science-fictionnesque, si vous me permettez l’usage de ce néologisme.

Doña Vicenta Gabriela De Rokha est sans doute la plus aboutie des « Aïeules » présentées jusqu’ici, celle qui pousse le don de soi jusqu’à la cécité, celle qui met l’amour au-dessus de tout et qui se fera « manger » (le mot est à peine exagéré) par la pire de toutes, Oda-Honorata l’incestueuse. Rien à dire, la tragédie fonctionne ici en plein. Le personnage schizophrène de « Tête d’Acier », pris entre ses deux identités contradictoires, ajoute encore au puzzle psychanalytique que compose patiemment Jodorowsky. Je le diasis : on aime ou on déteste. Mais si on aime, ce « Tome Sixième » est sans doute l’un des meilleurs !
Les archives Goscinny : La fée Aveline, 1967-1969, aux éditions Vents d'Ouest.

Après le magnifique album consacré à Pistolin, les Archives Goscinny nous proposent 105 planches absolument merveilleuses signées Goscinny et Coq. Les aventures d'une jolie (très jolie, même) jeune fée qui répond au doux nom d'Aveline Potiron sont présentées dans cet album en bichromie (si ce n'est quelques pages en noir et blanc car faute d'originaux, il a fallu les reproduire à partir du magazine Jours de France où était publiée la série) On y retrouve un René Goscinny drôle, léger, critique envers la société dans laquelle il vit, mais aussi facétieux, puisqu'il joue avec les références de l'univers des contes de fées. Bien qu'Astérix et Aveline aient peu de choses en commun, on retrouve des similitudes. Quelques jeux de mots bien sentis, d'abord. Et puis ce coup de baguette magique qui peut transformer les choses et les êtres comme le font les potions du druide Panoramix.

Créé et dirigé par Marcel Dassault, Jours de France se voulait le concurrent direct de Paris-Match. Autrement dit, un magazine populaire, grand public, qui intéresse la ménagère et peut se feuilleter dans la salle d'attente du médecin de famille ou du dentiste. Aveline répond à ces critères. Et bien que totalement intacte après trente ans de placard, elle correspond parfaitement à son époque. On retrouve ce graphisme propre aux hebdomadaires avec des lignes très pures, très épurées, le minimum d'éléments de décor et des visages fins au nez pointu surmontant des silhouettes féminines qui évoquent les croquis de mode : taille de guêpe, buste haut, longues jambes. La lecture de cet album m'a fait penser à Dupuy et Berbérian, qui me semblent parmi d'autres les dignes héritiers de ce style graphique dépouillé et esthétique.

Que dire des histoires elles-mêmes ? Olivier Rameau n'est pas loin (créé en 1968, pour rappel). On croirait même que Greg et Goscinny se sont disputés les mêmes thèmes : irruption du rêve dans le réel, irruption du réel dans le rêve. Aveline pourrait même avoir inspiré un film comme les Visiteurs, puisque le comique vient de la confrontation de deux mondes qui se sont toujours ignorés. Les situations sont cocasses, la fée Carabosse est digne de sa réputation et puis, Aveline se sort de toutes les situations avec une ingénuité très amusante. Bref, c'est un beau moment de l'histoire de la BD qu'Alain David a repêché pour nous.
Salade Niçoise par Thierry Bellefroid
« Salade niçoise » de Baudoin, à L'Association.


Il y a chez Edmond Baudoin, tout ce que l'on est en droit d'attendre de la bande dessinée : un trait, un univers unique, un propos qu'aucun film ne pourrait imiter. Mais si cette remarque vaut de manière générale, elle paraît totalement insuffisante en regard de l'immense talent développé dans « Salade niçoise ». Pour reprendre l'expression de l'un de mes amis libraires, cet album est « à pleurer de beau » ! Il relègue en tout cas très loin derrière toutes les autres BD lues depuis plusieurs mois.

Baudoin, écorché vif à la sensibilité presque palpable, est un peintre de l'émotion. Personne ne peut comme lui, en quelques traits, plonger aussi loin dans le réel des sentiments et toucher le lecteur dans ce qu'il a de plus intime. Personne ne peut se risquer à dresser de petits portraits d'hommes ou de femmes, qui se construisent essentiellement sur le non-dit. A cet égard, les premiers dessins de « Promenade des Anglais », l'histoire qui ouvre cet album, sont éloquents. Baudoin n'est pas bavard parce qu'il n'a pas besoin de l'être : son dessin dit tout, ou presque. Ses personnages sont terriblement vrais, et leurs dialogues paraissent sonner « avé l'accent ». Il faut regarder comme il utilise tout le potentiel du pinceau, martyrisant jusqu'au dernier poil humide par-ci, délayant de gros traits d'encre par-là. La référence à Modigliani n'est pas exagérée. Mais elle ne résume pas tout. Car Edmond Baudoin n'est pas seulement un dessinateur de génie. Il est aussi un observateur éclairé d'une société qui passe les plus faibles à la moulinette et ne donne guère sa chance à l'amour. Baudoin nous parle de tolérance et de rêve. Car le rêve sauve tout. Il est le sésame de l'amour, quête absolue du Niçois, en filigrane de toute son oeuvre.

Il y a quelque chose d'unique dans « Salade niçoise », c'est la sincérité et la générosité d'un auteur qui traverse l'existence sans jamais oublier d'écouter ce que lui dit son coeur. Lisez cet album, plongez-vous dans ce noir et blanc stupéfiant de force. C'est un des trois ou quatre albums de l'année !
L'enfer des concerts par Thierry Bellefroid
« L'enfer des concerts » par Zep, dans la collection Humour Libre de Dupuis.

Je serai bref. Pas la peine de vous parler pendant des heures du pourquoi du comment d'un album de gags, ça n'aurait guère de sens. Juste envie de vous dire que j'ai ri. Oui, j'ai ri, à haute voix, comme il m'arrive si rarement de le faire. Bien sûr, on sourit parfois, en lisant les uns ou les autres. Derniers en date à m'avoir arraché un sourire : Croco & Fastefoude (Casterman), Kid Paddle -un des meilleurs (Dupuis), l'inévitable Chat de Geluck (Casterman), plus rarement L'élève Ducobu (Lombard) et très certainement Titeuf (Glénat), ce qui nous ramène à Zep. Y a pas à dire, ce Suisse a tout compris. Ses gags sont concis (certains feraient bien d'en prendre de la graine...) et ne ratent jamais leur cible. Dans « L'enfer des concerts », ce fou de musique (il joue depuis qu'il a douze ans) et de concerts (il en voit une cinquantaine par an) croque en couleurs directes quelques-uns des plus grands noms du rock : Dylan (son préféré), les Stones, Springsteen, U2, Joe Cocker, Sheryl Crow, Madonna ou Ramazzotti (je sais, là, on ne parle plus de rock !) et même... Henri Dès (un des meilleurs gags visuels). Rien que pour ces caricatures lippues, l'album vaut déjà le détour.

Mais il y a les gags eux-mêmes. Et là, Zep connaît sa matière. Il sait ce qui nous fait rire, parce qu'il sait ce qui l'a fait rire. Fort de ses expériences, de ses mésaventures ou des petits travers de nos stars, il frappe juste 44 fois d'affilée et vous emporte dans un tourbillon de rire où vous vous reconnaîtrez forcément si vous allez de temps à autre vous commettre dans les salles de concert. Si vous n'avez pas lu « Les filles électriques », son premier opus en couleurs directes dans la même collection « Humour Libre », la lecture de « L'enfer des concerts » devrait vous y décider illico. Et inutile de dire que l'ensemble des Titeuf, dans un autre registre, mérite également un investissement. Un million d'autres lecteurs l'ont fait avant vous, ça ne peut pas être par hasard !
Lie-de-vin par Thierry Bellefroid
« Lie-de-vin » par Corbeyran et Berlion, dans la collection « Long Courrier » des éditions Dargaud.

« Long Courrier » se porte bien, merci. Après une période de léthargie, le réveil est bien là. Deux nouveautés cet automne : « Lie-de-vin » et « Wyoming Doll ». Je reconnais que la seconde ne m'a pas pleinement convaincu : dessin manquant de lisibilité et surtout, scénario poussif qui aurait gagné à faire moitié moins de pages. Mais mon but ici n'est pas de déprécier qui que ce soit. Ce serait plutôt de vous donner l'envie de lire de bonnes histoires. Et à ce titre, « Lie-de-vin » mérite votre attention.

Berlion et Corbeyran : les deux complices d'histoires de gosses très réussies (« Le cadet des Soupetard » chez Dargaud et « Sales mioches ! » chez Casterman). On croyait qu'ils y resteraient enfermés. Berlion n'a pas son pareil pour dessiner des minois enfantins et son dessin colle parfaitement à l'ambiance de ce genre de séries. Quant à Corbeyran, il trouvait chez son complice un dessinateur avec qui se « reposer » de séries plus adultes (dont le « Chant des Stryges », chez Delcourt, sorte de descendant en BD de la série télé X-Files) Et pourtant, voilà qu'ils franchissent ensemble le cap de la BD adulte. Et quel cap ! Puisque d'un coup, ils arrivent à se faire publier dans une collection de prestige. Qui rend service à l'autre ? On pourrait croire que c'est Corbeyran qui aide Berlion à sortir de son créneau enfantin. Mais c'est peut-être aussi le dessinateur qui permet au scénariste de réaliser un « one-shot » dans Long Courrier. Et tant mieux si les deux comparses en retirent du bénéfice. Car ils ont leur part de responsabilité dans la réussite de ce « Lie-de-vin ».

D'abord, il y a les couleurs directes d'Olivier Berlion. En ouvrant l'album, c'est la première chose qui saute aux yeux. Ensuite, il y a un trait que l'on reconnaît, mais qui a changé, mûri. Les visages sont plus anguleux, les traits plus fins, les cadrages et le découpages plus fouillés, réalistes. Revers de la médaille : de nombreuses erreurs dans les éléments de décors, qui changent de place au gré des cases par manque de vision globale et d'habitude. La porte et les outils de la première et de la deuxième planche en sont un bon exemple. Mais on pardonnera ces petits défauts à la lecture d'un album dont la qualité passe incontestablement par le dessin.

Ensuite, il y a l'histoire et les personnages, l'ambiance de village promis à l'abandon comme la France en connaît trop. Corbeyran restitue à merveille ce morceau de campagne en perdition, servi par son dessinateur. Les personnages, bien que stéréotypés, tiennent bien leur rôle. La jolie Maïs est sans doute celle qui tire le mieux son épingle du jeu. Sauvage et belle sans correspondre aux canons du genre, elle tire l'album vers le haut et sauve une histoire parfois trop prévisible. Et puis il y a « Lie-de-vin », ses angoisses métaphysiques, son livre des records, son journal intime sur magnétophone. Un bon personnage central auquel le lecteur s'attache sans s'en apercevoir et finira par s'identifier grâce à une narration à la première personne qui se veut aussi juste que possible. Un très bel album.


« La chasse aux ombres », premier tome de « Bellagamba », par Claude Klotz et Max Cabanes, dans la nouvelle collection grand format de Casterman.

Puisque ça marche chez les autres, pourquoi pas chez nous ? C'est un peu la philosophie qui semble avoir prédominé chez Casterman, pour la création de cette nouvelle série en grand format. Trois albums d'un coup. Deux nouveautés et une réédition, pour lancer ce nouveau produit vendu un peu plus cher que les albums cartonnés habituels. Espérons que ça marche, car comme chacun sait, la maison d'édition belge longtemps éditrice du magazine (A Suivre) connaît de sérieux soucis de trésorerie. Ce qui ne l'empêche pas de proposer d'excellents albums pour cette première salve en grand format.

Bellagamba, ce sont avant tout deux grandes signatures.

J'avoue avoir été intrigué dès le mois d'août, lorsqu'un premier courrier annonçant la sortie de cet album m'apprit que Claude Klotz en était le scénariste. Claude Klotz/Patrick Cauvin. Quelque soit le nom qu'il emploie, il livre depuis des années quelques-uns des meilleurs romans français. « E=mc² mon amour » est sans doute le plus connu. Mais il y en a quantité d'autres, et sous le nom de Klotz, d'excellents polars qui prouvent toute sa maîtrise du genre et sa connaissance du cinéma.

L'autre signature, c'est Max Cabanes. Pour moi, un des tout grands dessinateurs (qui tourne malheureusement en rond depuis quelque temps déjà). Révélé en 89 par « Colin-Maillard », un album de courts récits paru dans la collection « Studio A Suivre », il reçoit l'année suivante le Grand Prix de la Ville d'Angoulême avant de continuer à saupoudrer ses albums entre les Humanos, Albin Michel et Casterman. « Colin-Maillard », paru initialement en album broché est justement l'album réédité par Casterman à l'occasion de la sortie de cette collection grand format... espérons qu'il en ira de même du second volume, paru en 97, histoire d'avoir les deux albums dans le même format ! Un second volume (« Maxou contre l'athlète », Casterman) dans lequel Cabanes prouvait au passage toute l'étendue de son talent en expérimentant une autre technique graphique à chaque histoire courte. Dans « La bonne vie », qui vient de paraître chez Dargaud (collection « Les correspondances de Pierre Christin »), il propose des gouaches superbes et inattendues. Bref, ce garçon sait tout faire. Et avec un scénariste de la trempe de Claude Klotz, on pouvait s'attendre à ce qu'il casse la baraque.

Bellagamba m'a beaucoup plu. Le scénario, tout sympathique qu'il est, traitant avec dérision les phénomènes paranormaux, n'a pas tant emporté mon adhésion que la galerie de personnages profondément attachants et originaux de cette histoire. A commencer par ce bellâtre de Bellagamba dont on ne sait finalement à peu près rien au terme de cette première histoire. Et sa compagne à l'insatiable appétit sexuel, Véronique, qui rêve de se faire butiner dans les situations et les endroits les plus incongrus. Il y a beaucoup d'humour derrière tout ça, ce qui ne m'étonne guère de Claude Klotz. Il y a aussi une véritable tendresse pour les personnages, même secondaires, ce qui n'est pas plus étonnant de la part d'un romancier habitué à vivre avec eux durant de longues périodes de création. La surprise vient peut-être du fait que celui-ci a parfaitement réussi le passage à la bande dessinée, ce qui est plutôt rare. Je lui reprocherais juste une mise en page un rien étriquée. Quant à Cabanes, fidèle à lui-même, il réalise un joli travail sur les couleurs, mais il me semble qu'il a un peu bâclé son dessin. Peut-être lui manquait-il lui aussi un peu d'air dans les cases pour s'exprimer pleinement. Quoiqu'il en soit, ce Bellagamba est une bien belle surprise et j'attends avec impatience la suite de ses pittoresques aventures, ne fût-ce que pour en savoir un peu plus sur ce héros épicurien cultivé et culturiste !
Faux-fuyants (Clara) par Thierry Bellefroid
« Faux-fuyants » premier album de la série « Clara », par Denis Lapière et Jean-Christophe Chauzy, dans la nouvelle collection grand format de Casterman.

A côté de « Bellagamba » (voir par ailleurs) et de la réédition de « Colin-Maillard », voici donc le troisième album de cette nouvelle collection. Conçu par Denis Lapière, l'un des scénaristes très en forme du moment, aussi à l'aise dans la BD enfantine (l'excellent « Ludo », chez Dupuis ) qu'adulte (« Le bar du vieux Français » ou « La dernière des salles obscures », Dupuis également, ou encore « La saison des anguilles », Dargaud, etc....). Lapière se propose ici de créer une série avec l'un des dessinateurs dotés d'une des personnalités les plus affirmées de la génération actuelle, Jean-Christophe Chauzy. Chauzy, s'est fait connaître avec « Un monde merveilleux », une série d'albums parodiques parus chez Casterman (« Parano », « Béton armé », « La peau de l'ours ») où il se met en scène dans des aventures plus loufoques les unes que les autres. A priori, le cauchemar pour un scénariste qui cherche un dessinateur ! Et pourtant, le grand Jean-Christophe (quand il est assis et moi debout, j'arrive péniblement à lui placer le micro devant la bouche) n'a rien trahi de son style graphique en épousant l'univers de Clara. Au contraire, on retrouve ces personnages à la limite de la caricature, avec leurs grands yeux de biche et leur bouche en cul-de-poule. On retrouve aussi ce traitement des couleurs particulier, dicté par les humeurs et les aléas du scénario plus que par une quelconque volonté de réalisme. Enfin, on retrouve ce côté « personnages en silhouette » cher à Chauzy qui aime jeter un petit halo autour de ses protagonistes comme pour les décoller du décor.

Et l'histoire, dans tout ça ? Parallèle facile et obligé avec l'autre nouveauté de cette collection grand format, l'histoire, sans être mauvaise, importe moins que le climat et les personnages secondaires. C'est plus vrai encore ici que dans « Bellagamba ». Car tout l'intérêt de « Clara », ce sont les personnages qui gravitent autour de l'héroïne et qui s'avèrent farfelus, tendres, débordants d'amour. Cette première histoire nous permet de mieux faire connaissance avec ces voisins de palier qui vont manifestement être les vrais héros de la série. C'est drôle. C'est plein de vie et de prises de catch qui ne se prennent pas la tête. C'est plein de sincérité et de fraîcheur. Et servi avec brio par un Chauzy au mieux de sa forme. On en redemande !
« La fin d'un voyage », une aventure de Alack Sinner par Muñoz et Sampayo, chez Casterman.

On ne présente plus José Muñoz. Que ce soit avec Charyn, Prado ou Sampayo, son dessin noir et blanc est à lui seul une signature. Elève de Pratt, il a su tirer parti des leçons du maître tout en trouvant sa voie dans un trait qui laisse voir la plume et s'approche très près des visages. On ne présente plus non plus Alack Sinner, cet ancien flic reconverti en privé reconverti en taxi. Son univers noir, désabusé, ce spleen qu'il n'en finit plus de traîner dans une New York revisitée par les deux créateurs argentins à la façon d'une Buenos Aires américaine. Et surtout, le Bar à Joe, son point de chute préféré, devenu aussi mythique que Sinner lui-même.

Retrouver un nouvel album des « aventures » d'Alack Sinner, c'est renouer avec un univers rangé dans un coin de mémoire (et que Casterman, en bon éditeur, ravivait depuis quelques mois en entreprenant la réédition d'anciennes histoires parues dans « Flic ou Privé » en 84) Un plaisir. Mais aussi un étonnement. Car « La fin d'un voyage » surprend. Pas de Bar à Joe. Pas de New York. Mais une traversée de l'Amérique en car pour l'ancien détective, à la recherche d'un amour perdu, Sophie. Le héros -qui n'en a jamais été un mais a toujours été entraîné malgré lui dans des aventures parfois dangereuses (il s'est fait démolir la gueule une fois ou deux)- se pose ici en spectateur passif d'une série de petites vies et de grands drames croisés au gré de son voyage. Par un mécanisme identique d'une histoire à l'autre, le lecteur pénètre d'autres univers, remonte le temps à la recherche des secrets qui pèsent sur les visages croisés. Sinner, dans le même temps, poursuit son voyage. Il arrivera à destination et trouvera ce qu'il était venu chercher. Mais jusqu'à la fin, son histoire se confondra avec celle des autres, de tous ces autres, que Samapayo et Muñoz se plaisent à multiplier, à croquer, à jeter sur le papier page après page. Pour notre plus grand plaisir.
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