Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

A quoi tu penses ? par Thierry Bellefroid
« A quoi tu penses ? » par Moynot, chez Casterman.

« A quoi tu penses ? » vient compléter la fresque commencée par Moynot avec « Bonne fête maman » et « Pendant que tu dors mon amour ». Comme ces deux précédents opus, le dessinateur profite du lavis pour planter des décors, des ambiances, des personnages très (trop ?) noirs. A l 'opposé du « Vieux fou » réalisé entre-temps en couleurs chez Delcourt, ces récits jouent essentiellement sur le ressort dramatique et délaissent l'humour. Cet nouvel album est un peu la somme des deux précédents. Il revient sur le thème du tueur qui sous-tendait « Bonne fête maman ». Et explore plus avant les relations troubles entre amants déboussolés que proposait « Pendant que tu dors mon amour ». Au départ de cette nouvelle histoire, une recette vieille comme le monde : Audrey aime Martin. Martin aime Audrey. Karina aime aussi Martin. Et Martin couche avec Karina en plus de coucher avec Audrey. La subtilité vient du fait que c'est Audrey qui pousse Martin dans les bras de Karina, espérant réaliser un coup juteux. Il faut dire que tout distingue les deux femmes. L'une est riche, l'autre sort de prison. L'une est vieille, l'autre jeune. Quant à Martin, on peut résumer son personnage à deux caractéristiques essentielles. 1° Il bande sans discontinuer et semble être un sacré coup. 2° Il a passé sa vie à s'enfuir dès qu'il se sentait emprisonné ou acculé à faire des choix.

Derrière cette situation presque vaudevilesque se cache un album grave. Moynot pose des questions essentielles sur l'amour, l'attirance, la vieillesse, le fric. Mais surtout, il raconte cette histoire à trois voix avec brio. L'exercice, difficile, est parfaitement maîtrisé. Seul regret, peut-être, l'emploi de nuances de noir tellement sombres que le lavis est parfois à la limite du lisible. Dans les autres cas, il apparaît comme la technique d'expression idéale d'un auteur arrivé à son « top ». Quoi qu'il en soit, vu la qualité de l'histoire, on pardonne aisément ce défaut de lisibilité !
Silent Blanket par Thierry Bellefroid
« Silent blanket » par Gabriella Giandelli, aux éditions du Seuil.

Avec un graphisme à cheval entre Laurenzo Mattotti et Loustal, Gabriella Giandelli ne manque pas d'atouts pour convaincre. Son dessin frappe d'emblée, ainsi que ses couleurs appliquées au pastel. Les visages sont blancs, allongés, souvent tristes, avec de grands yeux. Le décor américain, avec ses escaliers de secours et ses vieux bus chromés sert de toile de fond à une histoire sombre. Un homme solitaire, veuf, passe ses journées à observer le monde autour de lui. Et ce monde vient un beau jour frapper à sa porte. Janet, la voisine, a repéré Paul. Elle vient d'assassiner un homme dans son appartement et le voisin solitaire aux allures de grand naïf a tout du « porteur de chapeau » idéal. Janet fait donc irruption dans la vie dénuée d'intérêt de Paul qui se méfie, mais pas assez. La porte est ouverte... le mal peut entrer.

Une petite nouvelle qui raconte comment un homme faible et crédule peut jouer sa vie sans le savoir. Et comment une fille trop jolie cache toujours une tonne d'emmerdes (dans la BD, pas dans la vie, hein...). C'est efficace, bien raconté, pas tiré en longueur et surtout extrêmement bien dessiné. Une histoire moderne, adulte, où les animaux parlent sans que cela paraisse ni mièvre ni merveilleux. Le tout sous une neige dont le « manteau silencieux » n'arrive jamais à recouvrir complètement la ville et ses habitants.
White Sonya par Thierry Bellefroid
« White Sonya » par Charyn et Loustal. Chez Casterman.

Charyn a un talent certain pour imaginer des personnages noirs comme la nuit. Sa plus grande réussite, à ce jour, est sans doute « Bouche du diable » avec François Boucq. Mais je placerais aussi cette deuxième collaboration avec Loustal dans le tiercé de tête. « White Sonya » est un album magnifique, intensément triste. Loustal, pourtant si à l'aise dans les décors aux couleurs vives, n'a aucune peine à assombrir sa palette pour se fondre dans les ambiances du Bronx (tags compris) et rendre crédible ce portrait de femme blessée. En fait, quand il ne fait pas de l'illustration, Loustal a facilement tendance à remiser les couleurs vives qui conviennent peu aux récits qu'il choisit de mettre en images. La comparaison tient pour « Les frères Adamov » comme pour « Kid Congo » mais cela étonne toujours un peu de voir un grand coloriste choisir des ambiances sombres. A y regarder de plus près, elles lui permettent sans doute de s'exprimer avec encore plus de subtilité et de talent. C'est notamment le cas dans les quelques scènes de nuit qui correspondent aussi aux moments clés du récit en terme d'intensité dramatique.

Et si on parlait de l'histoire ? Une ancienne prostituée décide de raccrocher à sa sortie de prison et de réorienter ses activités vers le hold-up en solitaire. Dure, orgueilleuse, elle n'attend d'aide de personne et ne compte que sur elle-même pour en sortir. Que peut-il arriver à un personnage pareil ? L'amour, bien sûr. Mais il arrive de manière inattendue, et n'est pas la finalité de l'histoire. Les situations s'enchaînent très vite, projetant l'héroïne dans les dures réalités de la vie. Et jouant parfaitement sur le registre de la fatalité et de l'engrenage. A tel point que la fin est la seule imaginable. Un excellent portrait de femme qui parvient à combiner sensualité et dureté, fragilité et violence.
Pourquoi je déteste Saturne par Thierry Bellefroid
« Pourquoi je déteste Saturne », par Kyle Baker, chez Delcourt.

Les choix de Guy Delcourt en matière d'adaptations françaises sont décidément guidés par une excellente intuition. Après des BD cultes comme « V pour Vendetta », « Batman Dark Knight », « Watchmen » ou encore « Cages » (pour n'en citer que quelques-unes), voici une perle absolument incontournable pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur la BD made in US. Kyle Baker y raconte l'histoire d'Anne, alcoolique new yorkaise à la plume acérée qui sévit dans les pages d'un journal branché en attendant un hypothétique premier roman. Anne est névrosée, peu sûre d'elle, paresseuse et incapable de garder un mec plus d'une nuit. Le seul qui aurait une chance, peut-être, ce serait Ricky, son meilleur pote, aussi désillusionné qu'elle sur l'amour. Mais ils s'aiment trop pour coucher ensemble. Tout cela pourrait n'être qu'une chronique douce-amère sur la vie à New York, avec un côté Paul Auster ou Brett Easton Ellis en BD. Mais Kyle Baker introduit très vite dans l'histoire un élément catalyseur : la soeur d'Anne, Laura, débarque sans crier gare, une balle dans la couenne, traînant dans son sillage un amant éconduit très -mais alors très- insistant. Anne est barge, mais ce n'est rien comparé à sa soeur. Laura est tout simplement persuadée d'être fraîchement débarquée de Saturne et se balade, déguisée en Reine des Astro-Filles en Cuir de Saturne. Non-violente, végétarienne jusqu'aux ongles, Laura transforme la vie de sa soeur en enfer et son frigo en succursale de magasin diététique. Les dialogues sont extraordinaires de dérision, de cruauté parfois. Le ton profondément désabusé de cette BD ressort d'autant plus fort que les textes sont séparés des images. On pourrait croire qu'il ne s'agit d'ailleurs pas de BD, puisqu'il n'y a aucun phylactère. Mais à y regarder de plus près, l'image est bel et bien signifiante, elle participe à la compréhension et à la narration du récit. C'est donc bien de la bande dessinée, mais d'un genre peu pratiqué, plutôt désuet puisqu'il en rappelle les tout débuts, lorsque les personnages s'exprimaient sous les cases et non à l'intérieur. Que ceux que ce procédé rebute sachent qu'ils vont rater un pur moment de bonheur. « Pourquoi je déteste Saturne » est un monument de cynisme, mais aussi une leçon de vie pour Anne, qui ne sort pas indemne de l'histoire, et remet en cause la plupart des axiomes qu'elle croyait immuables. Si vous aimez les réparties cinglantes et les situations « à l'américaine », vous ne serez pas déçu(e) !
Arzach par Thierry Bellefroid
« Arzach » par Moebius. Aux Humanoïdes Associés.

Je ne regarderai plus jamais un dessin de Jean Giraud comme avant. Comme certains d'entre vous, j'ai passé une matinée entière à visiter l'exposition magnifique qui lui était consacrée cette année à Angoulême. Et j'ai été soufflé par la qualité de son travail, remis en perspective et surtout proposé sous sa forme originale. Il faut avoir vu les planches en couleur directe des débuts de Moebius pour saisir à quel point le passage d'une signature à l'autre a signifié pour lui une véritable révolution. Que soient loués jusqu'à la neuvième génération les heureux concepteurs de cette magnifique expo dont la scénographie était par ailleurs tout aussi géniale. Ils m'ont permis de lire « Arzach » avec un oeil totalement neuf. Et d'apprécier à sa juste valeur cette réédition « restaurée ».

Faut-il le dire, Jean Giraud est un véritable précurseur lorsqu'il abandonne son nom dans les années soixante-dix pour explorer le vaste univers de la recherche graphique et narrative. Une exploration dont « Arzach » semble être la pierre angulaire. Dans cette BD muette, pulvérisée par des couleurs jusque là jamais vues en BD, Moebius passe de la hachure presque pointilliste (toujours chère à Manara aujourd'hui) au dépouillement le plus total qui correspond davantage à ses travaux récents. Mélangeant les techniques, il s'offre une synthèse de la gravure et de la BD réunies, plantant ses visions sur le papier sans aucune forme de concession. 25 ans après, reste de récit ou de cette succession de tableaux une force artistique magistrale. En négliger la lecture, c'est se priver d'une page de l'histoire de la BD qui éclaire bien des auteurs contemporains.
« Ophélie et le directeur des ressources humaines » par Eric Lambé, chez Fréon édition.

La première chose qui frappe en ouvrant cet album, c'est la saisissante beauté du dessin. Eric Lambé manie le pastel noir et blanc avec une assurance stupéfiante. Il arrive à donner du relief au dessin, une densité au papier. En quelques traits gras, ses personnages sont projetés dans des décors dépouillés souvent davantage exploités sous l'angle du gros plan qu'en plan large. « Ophélie » est un album à feuilleter souvent. A regarder. A approfondir.

Issu d'un atelier international effectué en octobre dernier à Bruxelles, ce livre est le premier d'une série de récits sur les villes imaginée pour le projet « Frigobox Echangeur Narratif ». Sa spécificité est d'avoir été intégralement conçu lors de l'atelier et d'être donc le résultat d'une démarche à la fois expérimentale et partagée.

« Ophélie » n'est pas une histoire facile à lire. La plupart du temps muette, elle exige du lecteur une part d'imagination. Il faut combler les blancs, relier les images entre elles, inventer des liens entre cette jeune secrétaire à la recherche d'un emploi et ce directeur des ressources humaines qui l'épie constamment en recopiant des lettres d'amour empruntées au livre « Lettres à la fiancée » dont il ne se sépare jamais. Mais passé cette démarche intellectuelle, on entre dans un univers au graphisme à la fois brut et délicat. On suit les cheminements d'Eric Lambé à travers d'audacieux fondus cinématographiques, on plonge dans la structure des choses, des lignes, des formes jusqu'à s'y perdre. Les quelques allusions à la peinture surréaliste ne sont évidemment pas là par hasard. Il y a dans cet album une part de travail sur l'écriture automatique qui est loin d'être dénuée d'intérêt.
« La tête dans les étoiles », Muriel et Boulon n°5, par Ers et Dugomier, au Lombard.

Parmi les très nombreuses séries proposées au jeune public, Muriel et Boulon me semble être l'une des plus réussies, tant par ses qualités intrinsèques que par sa régularité. Depuis ses débuts, elle s'appuie sur le dessin de Ers, qui a su donner un visage humain et profondément attachant à Boulon, le robot araignée. Mais les scénarios imaginés par Dugomier sont eux aussi pour beaucoup dans cette réussite. Il a réussi à créer deux personnages principaux alliant poésie et humour, capitalisant la sympathie grâce aux gentils défauts qui les rendent presque communs. Ainsi, l'arachnophobie, de Boulon, grand robot dessiné sur le modèle de l'araignée, prend-elle dans cet album une signification particulière. C'est une façon de ne jamais céder complètement à la « mythologie » du héros.

Dans cette nouvelle aventure, on retrouve Muriel et Boulon tels qu'on les avait laissés. Devenus « stars » de la télévision, les voilà qui s'en vont tourner à la mer quelques épisodes de la série qui leur est consacrée. Ils font connaissance avec les pêcheurs de kernic, le coquillage local que l'on s'arrache à prix d'or, avant de débarquer dans une maison particulièrement lugubre. La curiosité et l'opiniâtreté de Muriel plongeront le duo dans une aventure maritime qui m'a rappelé les ambiances de certains Gil Jourdan. Les auteurs n'hésitent pas à faire commettre une grosse erreur de jugement à Muriel et Boulon, persuadés d'avoir mis en déroute un dangereux malfaiteur alors qu'ils ont ruiné un pauvre pêcheur. Mais bien entendu, tout cela va s'arranger, de même que nos deux héros vont mettre fin aux activités du sinistre Calfond. On n'est pas dans une BD enfantine pour des prunes, non ? Bon, c'est vrai, tout ça a l'air un peu téléphoné. Mais le charme opère, surtout grâce aux personnages secondaires et à l'adorable Boulon, aux prises dans cette histoire avec une véritable crise d'identité. Un très bel album qui confirme une valeur sûre de la BD jeunesse.
Simple par Thierry Bellefroid
« Simple » par Silvestre, dans la collection Octave des éditions Amok.

Après la lecture de « Relations », paru en septembre dernier, j'étais curieux de voir si Silvestre pouvait faire mieux. Minimaliste, l'album jouait très intelligemment sur les codes de la bande dessinée pour interpeller le lecteur, disserter sur la création, rendre la liberté aux personnages imaginés dans la sphère du rêve et feindre d'observer ce qu'ils en faisaient. Dans un savant jeu de miroirs, Silvestre se montrait avec humour. Et il le faisait en arrivant à ne dessiner que quelques tâches, voire quelques lignes sur la feuille blanche. Etonnant.

« Simple » est la suite logique de ce travail, mais peut surprendre par son côté apparemment plus cloisonné. Si « Relations » ignorait la plupart du temps le contour de la case, tournant résolument le dos aux traditions de la bande dessinée, « Simple » est un album essentiellement fondé sur la case elle-même. Celle-ci ira même jusqu'à dialoguer avec le personnage dans un jeu de mise en formes particulièrement réussi (avant un final tout à fait inattendu dont je vous laisse la surprise). Pour mieux comprendre de quoi il s'agit, plantons le décor. En bas à droite d'une case vide, un personnage assis, un chapeau sur la tête, se lance dans un long soliloque. Son nom : Silvestre, bien sûr. Ce petit bonhomme se trouve confronté à ses propres créations, à son imaginaire. Et à son indéfectible solitude. Quel que soit le personnage qui prend possession de l'espace, Silvestre demeure assis en bas de la case, souvent silencieux, toujours immobile. Cela donne lieu à une série de confrontations dont la plus réussie, sans doute, est celle où Silvestre dialogue avec la Grande Muse de la Bande Dessinée. Tout cela est léger, inventif, très artistique. La traduction française (édition originale en espagnol) est rigoureuse et comme toujours chez Amok, l'album est magnifiquement imprimé sur papier épais. Un bel objet, donc. A condition d'aimer les expériences nouvelles, d'apprécier le minimalisme et de trouver l'album (bonne librairie obligatoire), vous ne regretterez pas cet achat.
Mémoire Morte (Mémoire Morte) par Thierry Bellefroid
« Mémoire morte », par Marc-Antoine Mathieu, chez Delcourt.

Marc-Antoine Mathieu, scénographe, graphiste, nous rappelle qu'il est aussi et même avant tout scénariste et dessinateur de BD. Sa « mémoire morte » est formellement magnifique. Un album où le noir et blanc livre ce qu'il a de meilleur. Univers de buildings façon Manhattan des années trente, parcouru de lignes et de formes géométriques audacieuses (on pense aux murs qui « poussent » partout dans la cité, bien sûr, mais aussi à l'inquiétante « ROM », cette mémoire vivante qui est le centre névralgique de la ville... et du récit), sa ville sans fin a tout du labyrinthe. Comme dans « La fièvre d'Urbicande » un élément inexpliqué vient bousculer la vie sociale et politique de la Cité. Des murs se mettent à pousser partout (obligeant l'administration à percer des brèches à coup de « rueuses », de grandes scies circulaires hautes de plusieurs étages) et un à un, les habitants perdent la mémoire. Notre héros, un petit moustachu quelconque dénommé Houffe, se voit confier une mission inattendue et importante : la direction de la commission pour l'observation du phénomène en vue de l'élaboration d'une analyse ». Kafka n'est pas loin.

C'est vrai que Marc-Antoine Mathieu louche du côté de l'absurde. Mais son histoire est avant tout une métaphore sur la communication. Avec ce que ce genre d'exercice comporte de risques. Mathieu évite la lourdeur et la démonstration, mais il s'en est fallu de peu. En attendant, il nous offre un bel album sur le langage et la mémoire. Un album au découpage soigné, dont l'esthétique froide mais brillante n'échappera pas au lecteur. Personnellement, je l'ai lu deux fois, la première n'ayant pas totalement comblé ma curiosité. Sans doute ne faut-il pas en dire plus, au risque de déflorer l'histoire. Bonne lecture, donc.
Norbert le Lézard par Thierry Bellefroid
« Norbert le lézard », par Cothias et Loisel, chez Granit Associés.

Oui, vous avez bien lu. Par Cothias et Loisel. Cet album réunit deux des toutes grandes signatures de la BD française actuelle. Et le plus drôle, c'est que derrière une couverture moderne qui « sonne » très Loisel, se cache en réalité une histoire vieille de plus de vingt ans. Comme l'explique l'éditeur en préface, Norbert le lézard est né (et mort, d'ailleurs) dans les pages du magazine Plop en 1977. Depuis, il attendait une publication en album. Patrick Cothias et Régis Loisel n'ont plus travaillé ensemble après cette expérience alors qu'ils avaient démarré main dans la main, dès 1972. Il faut dire qu'ils ont pris des voies très différentes, celles du Moyen-Age pour l'un, qui trouva le succès grâce aux Sept Vies de l'Epervier (avant de se diversifier et d'aborder tous les genres), celle de l'Heroïc Fantasy pour l'autre, qui n'eut pas moins de succès en dessinant la mythique Quête de l'Oiseau du Temps. Leur réunion dans cette oeuvre de jeunesse n'est pas seulement un intéressant témoignage historique ou patrimonial. C'est l'occasion de lire sept épisodes des histoires d'une petite communauté animale où l'on découvre que Cothias peut manier l'humour et la poésie. C'est sans doute le plus étonnant, à la lecture de ces mini-récits. Car au plan du dessin, le lecteur n'aura guère de surprise. La patte de Régis Loisel est déjà là, sa palette de couleurs aussi. La vivacité du trait dans certaines scènes d'action est tout simplement magnifique. Et les dessins crayonnés qui ornent les têtes de chapitres sont, quant à eux, de véritables bijoux.

L'univers imaginé par Patrick Cothias tient à la fois de la Jungle en Folie et d'Olivier Rameau, les humains en moins (des moulins à poivre en guise de maisons, des baskets qui volent...). Les meilleurs personnages sont bien sûr Norbert le lézard (le héros, un peu fayot et toujours prompt à piquer les bonnes idées des autres) et le Baron Fulbert de Noirbec (le méchant de service, un corbeau qui vole dans une énorme basket bleue), mais aussi Miss Ratched, amoureuse folle de Fulbert prête à tout pour lui passer la bague au doigt. Quelques-unes des histoires sont très attendues, mais leur traitement graphique suffit à les rendre agréables à lire, voire passionnantes. C'est le cas, par exemple du « champignon magique » où la virtuosité de Loisel s'exprime déjà pleinement. Un agréable délassement et une belle initiative d'éditeur. Signalons quand même qu'il s'agit clairement d'un album jeunesse.
Carton jaune par Thierry Bellefroid
« Carton Jaune », par Didier Daeninckx et Assaf Hanouka. Sous le label « Atmosphères » des éditions du Masque.

Assaf Hanouka a 25 ans. Il débute dans la BD en publiant coup sur coup deux albums pour les éditions du Masque. L'un dans la collection « Petits Meurtres ». L'autre, celui-ci, avec un prestigieux scénariste, Didier Daeninckx, écrivain renommé et engagé déjà adapté par Tardi. Un sacré défi. Pour ne pas dire un quitte ou double. Première constatation, Hanouka s'en tire bien. Dans un style forcément perfectible, il restitue sa vision de la Tunisie et de la France d'entre deux guerres. Le travail sur les couleurs est réussi, l'ensemble est très lisible, les personnages sont bien rendus. Le jeune Israélien n'a en tout cas pas à rougir : pour des débuts (il est encore aux études à Lyon), c'est franchement à la hauteur !

L'histoire de Jacques Benzara, joueur de football qui passe de la misère des rues de Tunis à la gloire des stades français rappelle inévitablement « Les chemins de l'Amérique », la BD de Baru, Thévenet et Ledran récemment rééditée par Casterman dans laquelle on assiste à l'ascension fulgurante (avant la disparition tragique) d'un boxeur algérien sur fond de guerre d'indépendance algérienne. Comme le héros de Baru, Jacques Benzara va être rattrapé par ses origines. Et comme le héros de Baru, il aurait dû être boxeur, puisque le personnage authentique qui a inspiré cette histoire à Daeninckx était un boxeur juif tunisien, Victor Perez. (Est-ce pour ne pas risquer de trop ressembler au « Chemin de l'Amérique » que celui-ci est devenu un footballeur dans « Carton Jaune » ?)

Quoi qu'il en soit, même si l'on pense à l'une en lisant l'autre, ces deux BD ont chacune leur place et cette ressemblance n'enlève rien aux qualités de « Carton Jaune ». Un album d'une remarquable justesse de ton, évitant le pamphlet ou la démonstration tout en dénonçant avec vigueur l'attitude française pendant la rafle du Vélodrome d'Hiver. (La ministre française de la Jeunesse et des Sports y ajoute même les excuses de la France en guise de post-face) Ceux qui connaissent Daeninckx savent que ses récits policiers ne sont jamais gratuits. Celui-ci ne l'est donc pas davantage que les autres. Cette BD intelligente et engagée prouve en tout cas qu'il y a de la place pour des gens comme lui dans la bande dessinée d'aujourd'hui.

Chimères par Thierry Bellefroid
« Chimères » par Jeanne Puchol, chez PLG.

Un petit album qui passe presque inaperçu sur les présentoirs des libraires spécialisés. C'est vrai que « Chimères » n'a pas d'ambitions commerciales affichées et c'est tant mieux. Car Jeanne Puchol y donne libre cours à une écriture automatique à laquelle la BD ne nous a pas habitués. Les ruptures narratives et temporelles d'une part, l'onirisme de l'autre, font de ce petit livre en noir et blanc d'une cinquantaine de pages un objet de curiosité. L'héroïne (terme particulièrement peu approprié en l'occurrence) est une petite fille en pyjama et lunettes qui balade un air de Little Nemo des temps modernes sur les toits de Paris. Auto-portrait décalé de Jeanne Puchol, cette petite fille fréquente de drôles d'oiseaux. Et le mot n'est pas trop fort pour qualifier les trois griffons (animaux fabuleux, monstres aux corps de lion, à têtes et à ailes d'aigles, ndlr) la sirène et le marabout qui partagent la vedette de ce « Chimères » avec notre petite rêveuse. Des toits parisiens à la plage d'un océan de pétrole, tout est permis, puisque c'est le rêve qui est le fil conducteur. D'autres ont déjà tenté l'expérience (à commencer par Winsor Mc Cay avec le vrai Little Nemo ou Hermann avec « Nic, tu rêves ? ») mais Puchol y va peut-être plus franchement que tous ses prédécesseurs. Sans aucune crainte, elle aborde la feuille libre de toute contrainte. Les personnages ne se répondent pas (ou parfois plusieurs cases plus loin, seulement), soliloquant chacun dans leur coin et passant davantage de temps à s'interroger qu'à répondre aux questions. La logique ne sera d'aucun secours au lecteur qui doit accepter, en ouvrant ce livre, d'entrer dans le rêve de quelqu'un et d'en partager l'utopie. Très loin de Judette Camion, la série qu'elle anime chez Casterman avec Anne Baraou, Puchol livre ici un graphisme où encrage précis, hachures et larges aplats noirs se conjuguent avec bonheur. Une certaine idée de l'esthétique et du rêve que partageront avec plaisir les amateurs de BD « de traverse ».
Tell me dark par Thierry Bellefroid
« Tell me, dark », par Karl Edward Wagner, Kent Williams et John Ney Rieber. Paru sous le label « Atmosphères » aux éditions du Masque.

La couverture de cet album est à elle seule comme un appel. Il faut dire que Kent Williams, artiste américain d'une quarantaine d'années couvert d'Awards les plus divers est un peintre plus qu'un dessinateur de BD. Ouvrir « Tell me, dark » suffira à vous en convaincre. Vous y trouverez un univers graphique d'une richesse et d'une qualité rares, avec des références évidentes à certains peintres comme Egon Schiele ou Gustave Klimt. Un univers qui rappelle un peu celui du très fameux « Cages » pour les plus riches d'entre vous qui auront pu se payer cette bible de Dave Mc Kean traduite l'an dernier par Delcourt. Tantôt le dessin laisse volontiers apparaître la plume et ses contours tranchants, presque maladroits. Tantôt, au contraire, il est proche de la photo peinte. Et toujours, il y a une recherche sur les couleurs qui dépasse de loin le travail traditionnel en bande dessinée. Du grand dessin.

Mais « Tell me, dark » n'est pas que du grand dessin. C'est aussi ce que l'on appelle une « graphic novel », une BD d'auteur au sens le plus noble du terme. Avec un propos original, en marge de la production américaine, même si l'on y retrouve certains thèmes déjà développés dans la BD adulte. Tout de même, explorer avec tant de complaisance les bas-fonds de l'âme humaine est loin d'être courant. « Tell me, dark » propose de suivre les mésaventures d'un homme déchiré d'amour pour une créature de la nuit, une femme qui abîme son corps et son esprit dans le sado-masochisme, voire... le cannibalisme. On passe par le comble de l'horreur, dans les sous-terrains londoniens où ce monde de dégénérés sévit en toute impunité, mais les auteurs le font avec une telle démarche artistique que ce n'est jamais sordide. L'histoire d'amour fou qui tenaille le héros, Michael, ancienne star du rock US, est le fil conducteur de cette descente aux enfers dont la fin surprendra plus d'un lecteur. Il s'agit donc bien d'une variation sur la passion et la douleur. Un récit baroque, à la frange du fantastique, mais poétique aussi, à plus d'un titre. Pour deux raisons. D'abord les citations de poèmes de Baudelaire qui introduisent chacun des chapitres. Ensuite, des récitatifs d'une musicalité surprenante. Car « Tell me, dark » est un livre qui allie parfaitement graphisme artistique et écriture sophistiquée. Ce n'est pas tout à fait un hasard. Il a tout de même fallu trois personnes pour concevoir ce projet. Kent Williams a participé au scénario et dessiné le tout. Karl Edward Wagner a co-scénarisé. Et John Ney Rieber est venu apporter son rythme narratif à l'ensemble en assumant l'écriture des textes. L'album original paru chez DC Vertigo datait de 1992. Il était temps qu'il soit traduit en français.

« Mes voisins sont formidables », tomes un et deux. Par Sébastien Gnaedig et Philippe Thirault, dans la collection Comix des éditions du Cycliste (Comix n°13 et Comix n°21)

J'ai lu d'un coup les deux récits concoctés par le brillant scénariste de « Miss » et dessinés par le directeur des Humanos himself. Et j'ai pris mon pied. Ces deux comics de 24 planches en noir et blanc sont un petit chef d'oeuvre de série noire en BD. Des dialogues aux récitatifs, ça fleure bon les expressions fauchées dans la vraie vie. Argot, verlan, mots d'auteur, Thirault manie la langue sans complexe et sans académisme. Ca donne des « 9H. J'ai dû trop fumer hier soir cette merde que m'a refourgué Mazdak. Elle rend space. Elle ferait tomber la bite à Clinton. ..» qui vous plantent un décor mieux qu'un descriptif de vingt-six lignes à la Blake et Mortimer. On est dans le polar à la française et les loosers tombent de partout. A commencer par Julien Banes, auteur raté et incompris, qui tente de fourguer ses livres édités à compte d'auteur à tout ce qui bouge.

Même si j'ai trouvé le premier volume meilleur que le second, ces personnages de beaufs et de paumés désoeuvrés m'ont beaucoup amusés. Sans trop d'effets ni de moyens, Sébastien Gnaedig plante décors et personnages à coup de feutre, soignant son découpage sans le rendre trop apparent. Ce surdoué de la BD qui est passé de la librairie à la direction d'une des maisons d'éditions parmi les plus en vue semble en tout cas s'amuser à donner vie aux histoires de Philippe Thirault. Quant au scénariste de « Miss » par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages au Serpent à Plumes, dire qu'il s'amuse est carrément un euphémisme. Ses dialogues sont jouissifs et son talent pour la satire sociale s'exprime à chaque coin de page.

Exemples choisis parmi les conversations de voisinages entendues d'une fenêtre à l'autre :
« Il te faut combien de marque de doigt pour que tu t'endormes ? Faut refaire les grottes de Lascaut ? »
« -Mais regarde-moi ça, Josette ! PPDA sourit à ce nègre de Mandela ! »
« -Calme-toi, c'est pas des vraies interviews ».

Ce serait dommage que ces deux petites perles restent confinées à un lectorat confidentiel. Alors, faites le siège de votre libraire préféré et demandez-lui « Mes voisins sont formidables » ou « Un bon plan de chez bon plan », le tome deux. C'est comme lire Monsieur Jean en version trash. Ca libère.
Les ruminations de LD' : "La déchéance du spermatozoïde", par D. Kelvin et JP Duffour, chez Rackham.

En une dizaine d'années, Jean-Pierre Duffour a réussi à se faire un nom sans pour autant être très prolifique. Cela tient notamment à quelques albums excellents, dont « Gare centrale », déjà paru chez Rackham, un petit livre concocté avec Lewis Trondheim en 94, et « Les sept vies du dévoreur d'ombres » paru à L'Asso en 98. Le voici qui frappe très fort à nouveau, même si le projet doit beaucoup à Didier Kelvin.

Le héros de cet album, LD' (prononcez « eldéprime » et vous aurez déjà compris beaucoup de choses) apparaît en silhouette, sur des pages au format italien généralement faites d'une succession de trois cases. Il rumine sans cesse et s'interroge sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort. Pourquoi ? Parce que comme son nom l'indique, LD' n'est pas un joyeux luron. Dépressif, il passe le plus clair de son temps à se mésestimer et à détester cordialement le monde qui l'entoure. Ce qui est fabuleux, c'est qu'il le fait avec un humour noir, tranchant, maniant les mots comme un antidote puissant à tous les maux. Ses aphorismes rappellent un peu certains gags du Chat de Geluck, mais teintés du même humour que celui de Franquin dans « Les idées noires ».

Il n'en faut pas des tonnes quand le personnage est un parfait adepte du Prozac. Quelques phrases bien senties font mouche, comme cette page où l'on voit LD' assis sur son divan, la tête basse et disant : « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Tant pis... Je resterai locataire. » Ou encore, lisant le journal dans la première case, LD' relève la tête et se demande : « Je me suis toujours demandé ce que signifiait ADN. Dans mon cas, j'aurais bien vu : affreusement déprimé de naissance ». Et plus loin, en quelque sorte la justification du titre de l'album : « Que le spermatozoïde qui m'a fabriqué ait été le seul parmi des millions à avoir la chance de féconder l'ovule... tout ça pour en faire ça... me fait songer à ces gens qui gagnent au loto et qui ne trouvent rien de mieux que de s'acheter un pavillon de banlieue. » Bref, vous l'aurez compris, LD' n'en finit pas de se lamenter sur son sort et curieusement, la lecture de ses déboires est totalement jouissive. Ces 140 pages se lisent d'une traite puis se relisent, par petits bouts. On y revient, on s'y complaît. Vous aussi, vous verrez.
"Tante Henriette ou l'éloge de l'avarice", par Isabelle Dethan, dans la collection Encrages des éditions Delcourt.

Madame Mazan nous propose ici un album magnifique, sensible, personnel. Pas besoin d'en dire grand-chose. Tante Henriette a vraiment existé. Comme ont existé les autres personnages et les décors de cette histoire. Tout simplement, Isabelle Dethan y raconte son enfance. Avec une tendresse mesurée, elle nous raconte « sa » Tante Henriette, une femme de la haute bourgeoise qui a élevé l'avarice au rang de religion, ou presque. On rit souvent, mais on n'arrive pas à détester la tante en question. Sans doute parce que Dethan ne la déteste pas non plus. Il y a des scènes superbes, comme celle de l'héritage, celle de l'armoire à provisions, pendant la guerre (mais là, c'est l'oncle Alphonse qui est visé), celle du restaurant, celle de la pâtisserie. Et puis il y a ces mille et un détails qui ne s'inventent pas, comme le sachet de thé réutilisable, les tasses non lavées pour économiser l'eau de vaisselle, les élastiques autour des chaussures ou la ceinture autour de la valise. Bref, tout un petit monde qui sent un peu la nostalgie et que cet album raconte sans fioriture.

Et puis il y a le dessin d'Isabelle Dethan. Un lavis très dilué, très pâle, qui convient parfaitement à l'histoire. Les visages sont superbes, à commencer par celui de la Tante Henriette au nez crochu, les ombres et la lumière sont délicatement travaillées, ciselées par le pinceau. Le tout contribue à donner le sentiment de feuilleter un album de photos de famille et c'est exactement ce qu'il fallait pour apprécier une histoire tellement simple qu'elle pourrait presque en devenir banale si les personnages n'étaient pas si étonnants par eux-mêmes.
« Le journal de mon père », tome deux : La séparation. Par Jiro Taniguchi.

C'est avec beaucoup d'impatience que j'attendais ce deuxième tome du journal de mon père. Le premier m'avait véritablement réconcilié avec le manga (j'avoue, je ne suis pas un fan du genre, les lecteurs de cette rubrique s'en seront sans doute déjà aperçu...). Après « Le grand incendie », qui racontait la prime enfance de Yoichi Yamashita, ce deuxième volume aborde, comme son nom l'indique, la séparation des parents du petit garçon. Une expérience douloureuse qu'ont vécue des milliers d'enfants d'un bout à l'autre de la planète. Et ce livre nous montre qu'elle n'est guère différente selon qu'on est un petit Japonais ou un petit Américain.

Mais « La séparation » n'est pas une démonstration ou un livre-témoignage sur les affres du divorce. C'est une histoire très belle et très sensible, l'histoire d'un petit garçon qui ne peut vivre sans sa maman, qui noie son chagrin dans la solitude et la compagnie de son chien, un petit garçon dont le père travaille tout le temps, ce qui rend précieux les rares moments passés avec lui en vacances. Une histoire racontée par Yoichi mais aussi par sa soeur et son oncle, présents lors de la veillée funèbre de son père pour évoquer la mémoire du disparu. Les regards se complètent, on éclaire certains comportements mal compris à l'époque, et surtout, on ne juge pas. Les faits sont présentés avec pudeur, jamais la rancoeur ne prend le dessus.

Jiro Taniguchi prouve avec ce deuxième volume qu'il pouvait aller plus encore à rebrousse-poil du manga traditionnel. Toujours plus intimiste, son récit aborde les questions de la famille, de l'amour, de la séparation, autant de thèmes généralement ignorés sous cette forme par la BD japonaise. C'est aussi étonnant que si un dessinateur américain nous pondait tout à coup un « Monsieur Jean ». Bref, j'ai aimé. Au point d'en oublier le dessin forcément très japonais (on ne peut pas tout révolutionner d'un coup) et d'apprécier cet album pour ce qu'il est vraiment : une histoire d'auteur.
Une balle dans la tête ! (Luka) par Thierry Bellefroid
Luka N°5 : « Une balle dans la tête », par Mezzomo et Lapière, dans la collection Repérages des éditions Dupuis.

Cette fois, Luka arrive là où on ne l'attendait pas. Personnage aux contours ambigus que Denis Lapière a voulu placer à la frange entre policiers, universitaires et éducateurs de rue, Luka, sociologue et grand sportif, se retrouve embrigadé dans la production d'un long métrage en plein milieu cannois. Il y a de quoi surprendre le lecteur. Ce qui le surprend encore davantage, c'est une histoire qui commence très fort et très violemment. D'un coup, la série jusqu'ici raisonnablement policière bascule dans la BD adulte ou, à tout le moins, ado. Le sang gicle copieusement, les filles se déshabillent, la came traîne par-ci par là et projette son ombre sur l'intrigue elle-même. Lapière assume ses choix, à tel point qu'il apparaît physiquement sous les traits du scénariste du film pour lequel Luka a été engagé comme « expert ès banlieue ». Et il faut dire que le scénariste liégeois a franchement mis le turbo. Cet épisode, qui ne répond bien sûr pas aux questions que se pose le lecteur (l'histoire est en deux tomes, comme chaque fois. Et comme chaque fois, le premier laisse le lecteur en plein suspense)) fonctionne en revanche comme une machine de guerre. Dès les premières pages, on est projeté dans l'action sans comprendre. Luka, blessé, revoit un à un les événements qui ont précédé le massacre. Autour de lui, des cadavres. Chaque personnage croisé, chaque objet important est le début d'un flash-back qui vient, comme une pièce de puzzle, compléter la trame de l'histoire. L'exercice est bien mené, nerveux, intelligent. On est pris dans la toile dès le début, on commence à comprendre ce qui se passe au milieu et ensuite, on emboîte le pas dans la course folle du héros pour retrouver sa compagne en un seul morceau.

Denis Lapière tente en ce moment un nouvel exercice dans les pages de Spirou. Avec Sikorski, il propose « La clé du mystère », une enquête policière où le lecteur doit trouver le coupable tout seul. Après la planche 38, le magazine interrompra la publication de l'histoire le temps de lancer un grand concours auprès de ses lecteurs. Lapière a conçu l'histoire en se basant sur l'énigme, et en tissant autour d'elle une toile qui lance le lecteur sur autant d'indices que de fausses pistes. Ce Luka N°5 semble en avoir été la répétition générale. Si le prochain volume apporte les réponses avec autant de qualité que le premier, il s'agira indiscutablement des deux meilleurs albums de la série. Dommage que le dessin de Mezzomo soit encore si souvent approximatif , sans quoi cet album serait vraiment excellent.
"La foire aux cochons", sous-titré « L'art d'accommoder les restes », par Ptiluc, chez Albin Michel.

Après Eric Liberge (Monsieur Mardi-Gras Descendres, paru chez Pointe Noire, Prix Goscinny 1999, à lire ABSOLUMENT) voici que Ptiluc nous livre sa vision du purgatoire. Et elle est pour le moins originale. Au début du siècle, nous retrouvons quelques personnages célèbres autour d'une mare. Il y a là Napoléon Bonaparte (le personnage principal de cette histoire), Victor Hugo (arrivé là à cause de son goût immodéré pour les femmes, semble-t-il) et quelques criminels notoires parmi lesquels la bande à Bonnot ou Landru. Tous se sont réincarnés en cochon. Et leur cauchemar ne fait que commencer. Cochon ils sont, cochon ils resteront. Pendant un siècle entier, nous les retrouvons, bientôt rejoints par une incroyable galerie de géniaux bouchers et de chefs d'Etat spécialisés dans la guerre (Staline, les Habsbourg au grand complet, les généraux français de 14-18, Pétain, Lénine, Hitler, pour n'en citer que quelques-uns), se réincarnant à chaque fois que la main de l'homme leur ôte la vie. Certains reviennent plus vite que d'autres, comme Hitler, qui expie la mal qu'il a fait en jouant à chaque fois les porcelets à la broche dès sa naissance, condamné à revivre sa mort sans fin. D'autres cherchent à atteindre la vieillesse et avec elle, la sagesse ou à tout le moins une certaine forme de sérénité. C'est le cas de Napoléon (affectueusement appelé Napo par les autres), le plus vieux d'entre eux, qui espère ainsi échapper au purgatoire à perpétuité pour « bonne conduite ». Et tout cela sous le regard des vaches, présentées par Ptiluc comme les seuls animaux intelligents de la création.

La lecture de cet album est un régal. D'abord parce que sous leur forme porcine, tous ces spécialistes de la chair à canon devenus chair à saucisse potentielle continuent de régler leurs comptes avec l'Histoire. Les conversations surréalistes permettent à Ptiluc de nous livrer une vision du monde à la fois pessimiste, noire et drôle. L'humour est salutaire. Il en faut d'ailleurs pour accepter quelques cases grinçantes, dont celle où l'on voit les vaches regarder passer les trains de déportés... Et puis il y a le siècle qui avance, transformant le purgatoire en question. L'idée est excellente. La mare des débuts devient tour à tour champ de bataille, petit élevage de porcs puis « Pig Corporation », un lieu horrible coincé entre le centre commercial et deux tours de centrale nucléaire où ne pousse plus un brin d'herbe. Là encore, Ptiluc règle ses comptes avec le siècle. Farines animales et vaches folles auront leur place dans la fin du récit. Tout cela est donc moral sans être pédant, drôle sans être gratuit. En un mot, un très bon album, qui confirme l'excellente forme de l'auteur de Rats, par ailleurs scénariste du très amusant « Frigo », dessiné par Joan et dont le premier tome vient de sortir aux Humanos. Seuls regrets, peut-être, les accents russes et allemands qui deviennent lourds au bout de quelques pages, et le lettrage parfois un peu... cochonné. Mais c'est bien peu de choses.
Le prophète (Lucky Luke) par Thierry Bellefroid
"Le prophète", nouvel album de Lucky Luke, par Patrick Nordmann et Morris, chez Lucky Comics.

Quelques jours après la mort de Will, cet album vient rappeler une dure réalité : Morris est le dernier survivant de « la bande des quatre » (Franquin, Jijé, Will et Morris), ce quatuor qui a révolutionné la BD franco-belge d'après-guerre. Bien sûr, Will ne publiait plus depuis quelque temps déjà, mais le savoir parti fait de ce nouveau Lucky Luke un objet particulier. On a souvent demandé à Morris comment il avait pu passer sa vie entière à dessiner le même héros. Inlassablement, il a répondu « parce que ça m'amuse ». Et on est tenté de le croire, même si avec les années, les personnages ont commencé à montrer quelques tics et les décors à se simplifier à l'extrême.

Autre élément d'actualité lié à la sortie de cet album, le changement d'éditeur. Après dix ans d'existence, Lucky Production passe la main à Lucky Comics, ce qui équivaut plus ou moins à un retour chez Dargaud (même s'il s'agit d'une association et non d'une appropriation !). Après avoir perdu son procès contre Albert Uderzo, l'éditeur français a en effet renoué le contact avec Morris et trouvé les mots pour le convaincre. Les lecteurs ne verront sans doute pas le changement. N'empêche, la machine Dargaud récupère ainsi le cow-boy qui tire plus vite que son ombre et il faut s'attendre à une offensive en terme de communication et marketing, offensive à laquelle le ronronnant éditeur Lucky Production ne nous avait pas habitués. Si l'on regarde en arrière, on s'aperçoit que les changements d'éditeurs de cette série ont souvent été déterminants. Même si les premiers albums de la seconde période sont excellents (je pense au « Pied Tendre » ou à « La caravane », par exemple), la plupart des nostalgiques vous diront qu'ils ne jurent que par la période Dupuis. Et la chute de régime s'accentue encore lorsque Lucky Production remplace Dargaud. Bref, après plus d'un demi-siècle d'existence, Lucky Luke joue peut-être sa seconde jeunesse.

Parlons de l'album, maintenant. Scénarisé par un journaliste suisse, Patrick Nordmann, il nous emmène dans le petit monde des communautés religieuses qui ont tenté d'essaimer (certaines avec succès, d'ailleurs) dans l'Ouest américain. « Le prophète » est un détenu, Dunkle, qui va évidemment réussir sans peine à entraîner dans son sillage le plus bel imbécile que la BD ait créé : Averell Dalton. Et pendant que le plus « haut » des frères joue les disciples parfaits, les trois autres découvrent avec stupéfaction une ville où la violence et l'argent n'existent pas. Sans parler des saloons, remplacés par des salons de thé où l'on boit de la verveine ! La caricature est évidemment poussée à l'extrême, et les Dalton, bêtes et cupides comme on les connaît, ne loupent pas l'occasion de renverser l'ordre établi. Rien que de très attendu et conventionnel, mais ça fonctionne. Lucky Luke joue son rôle à la virgule près mais finit par devenir un personnage secondaire de sa propre série. Quant à la fin, elle est un peu expédiée, alors même que certains passages sont tirés en longueur dans le reste de l'album. Bref, ce « Prophète » est un album honnête, surtout si on le compare à la plupart de ses prédécesseurs. Mais n'en espérez pas davantage. Et si vos enfants découvrent Lucky Luke grâce à lui, n'hésitez pas à profiter de l'occasion pour leur faire découvrir l'âge d'or de la série, ils en redemanderont.
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