L'univers de Zoo selon Frank
BDP : La nature est assez omni-présente dans vos albums, c'est le moins que l'on puisse dire. Vous arrivez à nous montrer un sorte de symbiose parfaite entre l'homme, la nature et les animaux. Cela voudrait-il suggérer la nature comme remède ? Ce serait cette symbiose qui guérit peu à peu Anna ? Frank : D'abord, le zoo n'est pas ce paradis terrestre qu'on pourrait parfois imaginer. Je pense que les gens sont un peu surpris. En fait, c'est au début du siècle, et c'est un zoo que j'ai conçu avec les principes des grands zoo actuels. C'est à dire qu'on n'est plus dans la configuration des gros barreaux et de treillis, on est davantage dans une sorte de parc ouvert. Mais normallement, dans notre zoo, c'est tout à fait possible. J'ai bien étudié, pour chaque espèce, le type d'enclos. Il y a de petites exagérations, du genre de certains animaux qui se trouvent en liberté, et qui devraient peut-être être un peu plus "encadrés" mais enfin, pas tellement. En général, les gens ne savent pas que dans les grands zoo modernes, c'est effectivement comme ça (ex : Rotterdam, Berlin, San Diego,..). Donc la vision que je montre n'est pas extrêmement paradisiaque. BDP : et au sujet de cette fameuse symbiose ? Frank : Les quatre humains ont effectivement une relation très particulière avec la nature et ce lieu, ce lieu qu'on a voulu - et là c'est la fiction qui intervient - un lieu vivant au point d'être presque un personnage. Et un personnage qui répond au personnage de Manon ; Manon étant une jeune fille simplette, très instinctive, très entière, et la personnification-même du zoo justement. Donc quand Manon ne va pas bien, le zoo ne va pas bien et vice versa. Elle ressent ça dans toutes ses cellules. Buggy, en tant qu'artiste, a évidemment une sensibilité très grande aussi. Son sujet privilégié, ce sont les animaux et il a donc une connection très forte avec eux et la nature. Et Célestin, c'est plus le scientifique, c'est quelqu'un qui a un regard peut-être un peu plus cartésien, qui ne manque pas de profondeur non plus, parce que c'est un humaniste, quelqu'un qui voit les choses globalement. Donc ces personnages forment un trio assez percutant. Arrive Anna qui est toute "cassée" dans sa tête et dans son nez. Et, dans un lieu où la nature est extrêmement forte, cela ne peut évidemment qu'aider. Une nature qui, en plus, est transcendée par un artiste, comprise par un scientifique et ressentie par un être qui n'est qu'instinct, là, la nature prend ses dimensions d'aide au passage, de transformation. Il est certain qu'Anna venant de Sibérie, ayant été plongée dans une culture animiste, ne peut qu'être en phase avec ce genre d'approche. Tout cela joue. Il y a effectivement un lien très fort entre la nature et les personnages et l'histoire que l'on raconte. C'est quelque chose que l'on voulait mettre en place sans tomber dans le fantastique.... On reste dans un cadre réaliste, mais c'est sûr qu'à travers cette histoire, qui se passe dans la période de la guerre 14-18, je voulais aussi que ce soit une sorte de fable sur le rapport entre l'homme et la nature. C'est un thème particulièrement problématique à notre époque. Plus que l'écologie au sens politique, je suis intéressé par l'avenir de la nature sur la terre entière. Actuellement, on est vraiment dans le creux de la vague. On est à un point absolument dramatique, ce qui n'est pas pris en compte dans notre quotidien, dans notre manière de voir le réel. On parle beaucoup des bombes qu'on lance sur la tête de Sadam Hussein, et des choses comme ça... A mon avis, la disparition des éléphants et des rhinocéros est aussi, si pas plus, importante que cela. Pas que je veuille minimiser la guerre ou les morts d'hommes, ce n'est pas cela. Je veux dire que ces espèces-là, quand elles disparaissent, il n'y en a plus et il n'y en aura jamais plus. C'est une question de maturité. Beaucoup me traitent de naïf de par cette façon de voir. Mais au contraire, je pense que c'est naïf et puéril de se faire la guerre et de ne pas trouver l'harmonie avec le lieu qui nous a enfanté et qui nous porte. BDP : Dans ce monde "idéal, vous auriez aimé y vivre dans ce zoo ? Frank : Non, ce n'est pas un monde idéal. D'ailleurs, les gens y souffrent aussi, ont du mal. Il y a des grands moments de gaité, mais il y a aussi des morts dans le zoo, des naissances qui se passent mal,... Il y a certainement des maladies à soigner, .. c'est quand même la nature, des mâles rivaux, etc. J'aime bien les zoo, c'est un lieu où j'aime me promener. C'est vraiment un lieu d'observation, d'initiation et d'humilité. On n'arrête pas d'apprendre,.. d'apprendre cette relation avec la nature. C'est dans ce sens-là que je vois les choses, beaucoup plus que des lieux où on enferme et où l'on martyrise les animaux. BDP : Le style de Zoo est assez différent du ton adopté par la plupart des BD grand public que l'on voit actuellement, de celles qui marchent pour l'instant, pour ne pas les citer, du genre de XIII, Largo Winch ou Soda....où les accumulations de faits et le rythme retiennent l'attention du lecteur pour aboutir à une conclusion "concrète" d'une situation donnée... Chez vous, l'action est distillée au niveau d'une ambiance qui est très forte, des sentiments qui sont plus importants que des actions. Quelle a été la réaction du public, quels sont les échos que vous avez eus par rapport à ce style de BD ? Frank : C'est effectivement un point très intéressant. Quand nous avons mis sur pied ce projet d'histoire, nous voulions y tenir un ton bien particulier. L'intériorité y ayant beaucoup d'importance, nous devions donc brancher le lecteur sur les émotions, et même peut-être au-delà des émotions, ce qui n'est pas facile et assez inhabituel. En fait, la bande dessinée s'est forgée des codes, des codes qui sont partagés par les auteurs et par les lecteurs. Quand on sort un peu des codes connus, on prend des risques. Nous avons calculé notre coup, on a vraiment essayé de maîtriser cela le plus consciemment possible, d'où par exemple cette introduction dans le Tome 1, qui a déstabilisé beaucoup de gens. Certains nous ont reproché d'être incompréhensibles parce que l'on raconte une histoire avec les images, et on raconte une autre chose avec le texte. On nous a dit qu'il n'était pas possible de tout comprendre en même temps, que l'on devait relire plusieurs fois, etc... Tout ce que nous pouvons répondre, c'est que c'était voulu ; non pas de vous énerver, mais que vous lâchiez cette compréhension objective des choses, lâcher l'esprit, laissez-vous aller à ce que vous percevez... C'était ça l'introduction de Zoo, et le ton que l'on essaie de garder tout au long de l'histoire, c'est faire travailler beaucoup plus le cerveau droit, le cerveau intuitif, celui de l'instinct, plutôt que le gauche, qui est sans arrêt sollicité dans notre culture et qui est davantage cartésien, la pensée, la parole, la ligne claire... Voilà, tout ça a été très bien fait, et cela a été poussé à l'extrême dans des scénarios comme Largo Winch où l'on parle d'argent, où on tient un discours très clair et où, quand l'histoire se termine, il n'y a plus aucune question qui reste posée... on reste dans une réalité très terre-à-terre. Dans Zoo, on est tout-à-fait à l'opposé de cela. Comme on pouvait s'y attendre, il y a une partie du public qui rejette en bloc, une autre partie que cela dérange, qui va être un peu mal à l'aise,... Une partie du public découvre quelque chose à son insu, à qui ça plaît, qui est un peu étonné, rafraîchi par Zoo, ça fait du bien mais on ne sait pas trop pourquoi, ils ne savent pas en parler... Et puis il y a une partie du public qui a cette même réaction et qui sait en parler... Ils nous disent avoir ressenti quelque chose de neuf, différent, qui fait du bien... et cela me fait très plaisir parce que c'est le but recherché. Ce que je peux dire à ceux qui se sentent heurté par la narration, c'est de tenter l'expérience de se plonger dedans et de jouer le jeu...A mon avis, c'est la seule manière de vraiment faire passer des émotions, c'est de trouver un niveau où les défenses tombent, où on est surpris... et aussi, de toucher, au-delà des émotions, l'âme - même si le mot "âme" fait un peu cliché - et de faire passer des choses un peu plus profondes même si on ne met pas de mots dessus, des choses qui font totalement défaut dans notre société. C'est une approche bien modeste que nous faisons, mais je trouve que cela vaut le coup de le tenter en bande dessinée, parce que que ça été très très peu fait et cela me semble tellement essentiel. |
Toutes les images et dessins © Dupuis - Frank, 1999
(http://www.BDParadisio.com) - © 1999