Interview de Zentner : la sensibilité à fleur de scénario



Jorge Zentner, scénariste, répond aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio.

Ton actualité est double ces derniers mois et même plus que double. Il y a eu l'édition -enfin !- de « Blues et autres récits en couleur » qui sont de petits récits paru dans (A Suivre !) il y a très longtemps. Il y a eu « Tabou » et puis « Replay - Le début et la fin » qui est le dernier opus. On commencera peut-être par la nouveauté. Changement de dessinateur ?

Zentner : Ce n'est pas un changement de dessinateur. Un scénariste a besoin de travailler avec plusieurs dessinateurs. Peut-être parce que je ne suis pas un scénariste de série. Je n'ai pas eu la possibilité de travailler, comme d'autres, avec plusieurs dessinateurs à la fois… D'ailleurs, j'ai fait des livres avec d'autres. J'ai fait des livres avec Mattotti, avec Bernard Olivié, avec d'autres dessinateurs… C'est très difficile d'entamer une collaboration dans le temps, ça ne dure pas, normalement…

C'est vrai que ton nom est associé à celui de Ruben Pellejero dans le domaine de la bande dessinée pure.

Zentner : Oui, c'est vrai

Quand on regarde « Replay », il y a une chose qui est certaine, c'est qu'il n'y a pas de parenté dans le dessin entre David Sala et celui de Ruben Pellejero. Donc, il n'y pas une volonté de faire un même univers…

Zentner : Non, on ne peut pas le faire... Moi, je fais le scénario d'après les envies des dessinateurs et d'après la façon de dessiner de ces derniers. Alors, c'est normal, si tu connais un dessinateur différent, tu commences à puiser dans son univers esthétique et personnel… et c'est une autre histoire qui va émerger.

Alors justement, à ce niveau-là, il y a eu jusque ici des histoires qui étaient souvent ancrées dans le policier, au sens large du terme…

Zentner : oui, très large, …

…Ici, on a vraiment l'impression que c'est, quelque part, du polar … mais que c'est surtout une rencontre de personnages. C'est le thème de l'amitié qui t'intéresse ?

Zentner : Dans ce premier livre, oui. Il faudrait cependant préciser un peu les choses parce qu'on parle trop facilement de polar. Dans notre société -et en général- il y a des conflits et il y a, par exemple, un meurtre (comme dans le cas de l'album). Mais un meurtre ne fait pas un polar. Un polar est un genre où il y a une enquête policière, où il n'y a pas toujours un meurtre. Il peut y avoir un vol, un viol, une trahison, … il peut y avoir mille choses. Il peut même sembler y avoir quelque chose alors qu'il n'y a rien. Mais il y a une enquête de quelqu'un, normalement un policier ou un journaliste ou un flic privé. Et il y a des codes propres au genre. Donc, je crois que ce n'est pas bon de confondre les choses. S'il y a de la violence, un meurtre, si ça se passe dans un univers contemporain, ça ce n'est pas du polar ! Par exemple, dans « Blues », il y une histoire qui s'appelle « The Pink Neon » : ça, c'est un polar. Pourquoi ? Parce qu'il y a la première personne, d'abord. Il n'y a pas la première personne dans « Replay ». Il y a une enquête dans « The Pink Neon », il y a un policier, il y a un coupable, il y a tout… ça, c'est un polar. Même si l'histoire est un peu « spéciale », le coupable existe. Il y a un coupable. Dans « Replay », là, c'est une histoire d'amitié, de garçons...

Les contraires qui s'attirent, c'est vraiment ça, quoi ?

Zentner : Oui, mais là, ce sont les complémentaires… Toi, petit, tu as eu des amis.. Il y a toujours le gros, qui est un peu lâche, un peu lent,… ça, ça existe toujours. Et la puissance psychologique de l'un sur l'autre, ça existe toujours… Et ça c'est très humain…

Ce qui t'intéressait, ici, c'était de démontrer les mécanismes de la subordination… ?

Zentner : Non, non, je n'écris pas des histoires pour démontrer des choses, je ne veux rien démontrer….

Démontrer, c'est une façon de parler…

Zentner : Ce qui m'intéresse, c'est raconter une histoire…

Oui, mais raconter l'histoire d'un type qui se fait entraîner malgré lui. Finalement, c'est Chuby qui a l'air un peu à la traîne.

Zentner : L'histoire est beaucoup plus longue que ce que raconte le premier volet..

C'est vrai, trois tomes… Donc, ne tirons pas de conclusions hâtives.

Zentner : Oui, voilà. Le premier volet ne fait que préparer le terrain..

Tb : C'est un grand flash-back.

Zentner : Non, ce n'est pas un flash-back, il n'y a pas de flash-back dans cette histoire.

Un grand retour en arrière.. .

Zentner : Oui, mais pas un flash-back parce que ce que tu trouves comme récit historique n'est pas dans la tête du personnage. Ca commence à la troisième personne,… il n'y a donc pas de flash-back. C'est le récit de la vie de deux jeunes hommes, et le rapport qu'ils ont entre eux.. Et surtout, c'est la quête de liberté de la part de l'un d'eux. L'autre personnage rêve de liberté aussi, comme tous… N'oublions pas que ce sont des enfants de l'Amérique profonde. Moi, je viens de l'Argentine profonde. Et si tu veux, il y a des choses très auto-biographiques dans ce livre. Il y a des choses littéralement auto-biographiques, d'ailleurs, dans les rapports entre les enfants.

Plus que dans d'autres ouvrages ?

Zentner : Ah oui, beaucoup plus.

Pourquoi ce tournant alors ?

Zentner : Parce que, moi, je suis plus vieux… Tu sais, quand tu es plus vieux, tu te permets davantage de regarder vers l'intérieur et de te documenter plutôt dans l'expérience que dans les livres ou dans les films ou dans la vie quotidienne. Moi, j'avais envie de traiter le sujet du rapport entre l'enfant qui ne fait que « parler » et l'autre qui agit. Et là, tout à coup, j'ai trouvé la place. C'est pour ça que ça devient une histoire de plus en plus riche pour moi…

Mais de plus en plus humaine aussi… ?

Zentner : Ah oui, certainement…

Parce que tout ce qui est fantastique… ça passe au second plan. On sent que ce qui t'intéresse, ici, ce sont les relations humaines.

Zentner : Oui, parce que, dans ce cas, si tu fais un décalage vers le fantastique, tu perds ce qu'on appelle le seuil de réalisme. Si tu en déduis le fantastique, tu ne peux croire en rien de ce que tu racontes. Il y a le seuil qu'il ne faut pas dépasser. Dieter Lumpen, il dépasse toujours le seuil, c'est un personnage de papier, il n'a pas une réalité..

Et il est très décalé, en plus…

Zentner : Oui, il est à côté de la plaque !

C'est un personnage que tu as envie de reprendre ?

Zentner : Oui. Je veux le reprendre mais en changeant très profondément les caractéristiques, en faire un personnage plus vivant, plus « homme », plus consistant… lui donner une histoire…

Tu as l'impression que c'est vers ce genre de choses que tu vas aller dans tes autres productions ?

Zentner : Non, pas nécessairement, mais je trouve que s'il faut reprendre Dieter Lumpen, il faut le mener dans ce sens-là, sinon, il ne faut pas y toucher. Parce qu'il a été créé il y a 15 ans et avec une autre démarche. Je crois que pour le public d'aujourd'hui, il faut que je m'adresse à lui avec des choses différentes. Dieter Lumpen, il est sympa mais il est très insaisissable, il n'a pas vraiment une personnalité, il était plutôt un alibi pour raconter des histoires. Mais là, je voudrais faire un personnage… Peut-être n'étais-je pas capable de le faire il y a 10 ans…

Est-ce que tu crois que « Caraïbes » est un album qui, s'il était réédité, pourrait trouver son public ou est-ce qu'il est daté ?

Zentner : Non, je ne pense pas. En général, ces bd ne sont pas datées….

C'est le cas de « Blues et autres récits… »

Zentner : Pour « Blues », il s'est passé trois quatre ans...

C'est vrai qu'on peut sortir un album beaucoup plus tard que la création de l'histoire…

Zentner : Tu sais, Dostoïevsky a écrit ses livres le siècle dernier, et ce n'est pas daté. Je ne veux pas me comparer à Dostoïevsky, mais ce que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas penser que la vie d'une oeuvre littéraire - et je considère la bd comme une oeuvre littéraire - est liée à sa production. Sinon, on parle de nouveautés mais on ne parle pas des oeuvres. Mafalda (de Quino, ndlr) a été fait il y a 30-40 ans et ce n'est pas daté… même si ça touche des choses de la réalité quotidienne. Il ne faut pas confondre les avatars de l'industrie de l'imprimerie avec les oeuvres.

Tu ne nieras pas qu'il y a des modes, ou en tout cas, des courants dans la bande dessinée, qui vont plus vite que dans le roman, par exemple. ... Parce qu'il y a le dessin aussi… Ca évolue en fonction des techniques… Il y a des choses que tu n'acceptes plus de voir aujourd'hui.

Zentner : Non, pas du tout… C'est vrai que la machine à écrire a beaucoup changé l'écriture et l'ordinateur a énormément changé l'écriture. Et je ne sais pas si l'ordinateur a tellement changé le dessin de la bd comme il a changé l'écriture. Je ne suis pas sûr. Je crois qu'on a du mal à comprendre la vitesse des choses. On est dans la vitesse industrielle… Tu es jeune, tu vois les choses passer…

Il y a encore deux choses dont je souhaiterais te parler. La première : « Le Silence de Malka » Tout à l'heure, tu disais qu'il y avait beaucoup d'autobiographie dans « Replay »… J'ai l'impression qu'il y en a encore plus dans « Le silence de Malka »… C'est peut-être moins personnel, et plus familial en fait…

Zentner : Il est plus littéraire, plus littéral… C'est à dire que je parle à la première personne, de ma famille. Tandis que dans « Replay », j'ai écrit une fiction.

Qu'est ce que ça a représenté « Le silence de Malka », pour toi ?

Zentner : D'abord l'envie de faire un livre. Je crois que c'est la première fois que j'ai fait un livre sans le dessinateur. C'est à dire, je l'ai fait parce que j'avais envie de raconter cette histoire-là. Et c'était la première fois que je faisais une histoire si autobiographique. Ca se passait en Argentine, c'était différent.. Il a remporté le prix d'Angoulême. Tu sais, tous mes livres ont été nominés pour le prix d'Angoulême, tous… et c'est la seule fois où je l'ai eu…

C'est flatteur, non ? (rires)

Zentner : …Et avec un livre « affectivement » particulier. C'était quand même l'histoire de la famille, de la mer et des paysages, etc. C'est un livre que j'ai écrit tout au long des années, j'ai travaillé dans ce livre petit à petit… Après, je l'ai écrit très vite, mais j'avais déjà tout en tête.

Le traitement graphique est très étonnant de la part de Pellejero, parce que c'est très différent de ce que vous avez fait avant et de ce qu'il a fait après. On ne retrouve ni les albums de Dieter Lumpen, ni Tabou, c'est tout à fait différent.

Zentner : Disons que sans « Malka », il n'aurait pas pu faire Tabou. Si tu regardes bien, dans Tabou, il y a des traits qui viennent de « Malka », sans la couleur.

La couleur est très particulière dans « Le Silence de Malka ». C'est un choix de sa part ou ça été discuté entre vous ?

Zentner : En fait, ça s'est passé comme ça. Moi, j'avais l'histoire mais je pensais que je ne pouvais pas la faire avec un dessinateur européen. Je pensais qu'il fallait attendre un Argentin pour le faire. Je pensais qu'un Européen qui ne connaissait pas l'Argentine ne pouvait pas donner ces paysages. Et un jour, en discutant des projets à venir avec Pellejero (qui est Espagnol, ndlr), je lui ai dit que j'avais une histoire à laquelle je tenais énormément mais que je pensais que ce n'était pas pour lui. Je lui ai raconté l'histoire et il m'a dit qu'il voulait absolument la faire. Et il s'y est mis et il l'a perçue comme ça.

Ca t'a surpris le choix des couleurs, très expressives… ? Tu ne t'attendais pas, au départ, à ce qu'il traite l'histoire comme ça, je suppose ?

Zentner : Petit à petit, je vois les pas qu'il fait. Ce n'était pas comme je l'imaginais, moi. Mais il y a mis sa sensibilité.

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Images Copyrights © Pellejero & Zentner - Editions Casterman
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