Il y a longtemps que vous l'attendiez,
la voici, la voilà ; l'interview de Luc Brunschwig,
réalisée par Thierry Bellefroid pour BD Paradisio durant le
festival d'Angoulême 2000.
Luc, tu as provisoirement quitté Guy Delcourt pour signer avec les Humanos et entrer dans un autre univers. Cet univers te tenait à coeur depuis longtemps ? Luc Brunschwig : Tu parles de celui d'Urban Games ou celui des Humanos ? Des deux. Ils sont liés, je dirais, parce que « Urban Games » est un projet qui correspond totalement à l'air du temps des Humanos Luc Brunschwig : Oui, mais s'il faut replacer les choses en situation et dans un cadre chronologique, j'ai écrit la première mouture d'Urban Games juste après le tome 1 du « Pouvoir des Innocents ». C'est donc une histoire que j'ai fini d'écrire en janvier 1992, sur laquelle j'ai ramé comme un âne pour trouver un dessinateur. Dans un premier temps le scénario était écrit pour Ciro Tota, que je connaissais un peu pour avoir grâce à lui fait quelques progrès en scénario. Quand il a reçu le projet, il était à l'époque sur « Fizzbi », et est ensuite passé sur « Aquablue », donc cela devenait impossible pour lui de réaliser de nouveaux projets. Ensuite le problème chez Delcourt, qui aurait été un problème n'importe où ailleurs : comme j'étais un jeune scénariste, on ne me proposait que des jeunes dessinateurs. Comme c'était un projet extrêmement dense au niveau de la création d'univers, au niveau de la sensibilité des personnages, au niveau de la mécanique de certains objets, ça faisait beaucoup de choses à gérer pour un jeune dessinateur, donc j'en ai épuisé sept... ... et il en reste beaucoup sur cet album-ci, en plus.. Luc Brunschwig : Oui, mais on en a déjà tué un au passage.. (rire). C'est à dire que cet album a déjà détruit la carrière de deux dessinateurs : un qui s'appelle Fabrice Wise, que personne ne connaîtra jamais parce qu'il a complètement implosé sur le projet au point qu'il en a raté son diplôme de fin d'étude. Et l'autre, malheureusement ; Jean-Christophe Raufflet n'a pas supporté le choc des 80 pages. Il nous a tiré sa révérence à la fin du premier tome... Ce qui fait que le projet se poursuit, je rassure tout le monde, mais avec Laurent Cagniat et Laurent Hirn qui... ... qui ont plus l'habitude de ton profil psychopathe... Luc Brunschwig : Oui, on va dire ça... De toute façon, ils étaient déjà intervenus sur le tome 1,... C'était déjà une grosse équipe, quand même, ça devient de plus en plus courant... Luc Brunschwig : Disons que comme on ne trouvait pas un dessinateur qui était capable de gérer tous les problèmes que j'ai énumérés précédemment, j'ai préféré confier cela à une équipe un peu plus toufue qui allait encadrer LE fameux jeune dessinateur qui allait se lancer là dessus..., qui allait lui donner les bases et qui allait, je l'espérais à l'époque, lui donner l'énergie qui lui permettrait d'aller jusqu'au bout... Et bien non ! C'est vivable de travailler à 4 sur un projet ? Parlons 2 secondes gros sous... Luc Brunschwig : Le problème de base est qu'on était parti pour faire un manga dans l'esprit « Nomade » ou « H K » de chez Glénat. On était donc parti sur une base de 132 pages .. et la grosse équipe devait justement permettre d'aller très très vite et de faire une page tous les 2 jours. Jean-Christophe, dont c'était la première bande dessinée, qui a toujours été très minutieux et qui voulait monter ce qu'il était capable de faire, s'est mis à faire des pages effectivement un petit peu plus aérées parce qu'il avait cet esprit manga.. mais en même temps, plus il y avait de grandes cases et plus il mettait de détails.. alors, ce qui devait faciliter la tâche, l'a finalement davantage compliquée. On est donc passé de 132 pages à 80... le scénario du tome 1 a été divisé en 2 parties. Et puis, on avait surtout négocié un prix de planche manga.. et du jour où il s'est mis à faire des planches classiques, c'était une catastrophe. En plus, les Humanos lui disaient : «Mais c'est pas possible, avec le travail que tu fournis, le temps que tu y passes, l'argent que tu gagnes, tu vas mourir... » Mais il leur a soutenu qu'il avait des économies ...Le problème, c'est qu'il ne s'est remanifesté que le jour où il a eu ses économies à zéro... et que du jour où il a senti famine, il a pété les plombs... C'est une histoire tragique en fait ce que tu racontes, tu le dis avec le sourire, mais... Luc Brunschwig : Non, non, mais c'est au point où il était en atelier avec Laurent Hirn, il a quitté l'atelier. Il avait un groupe de rock avec Laurent Hirn, il a quitté le groupe de rock... ... les boires et déboires de ce fameux projet « Urban Games ». On va peut-être arrêter de plonger dans l'enfer du monde la BD pour parler un peu plus de l'album et de l'univers... C'est un projet très ambitieux, comme on l'a déjà compris avec ce que tu viens de nous raconter. On a l'habitude chez toi de scénarios qui ne sont ni particulièrement évidents ni faciles. Tu mets la barre de plus en plus haut. Pourquoi ? Luc Brunschwig : Je ne sais pas si c'est « de plus en plus haut », je dirais que c'est systématiquement haut. Etant donné qu'on y passe beaucoup de temps, autant que ce ne soit pas en vain. C'est l'envie de créer quelque chose qui donne des éléments « en dehors » de l'histoire, qui crédibilise tout un univers, qui donne aux gens l'envie de fantasmer, de délirer autour de l'univers pour qu'ils finissent par l'intégrer et qu'ils y apportent beaucoup de choses d'eux même. Finalement, c'est donner beaucoup pour qu'on nous l'enlève et que les gens se l'approprient, on va dire... C'est ici presque un prologue, puisque tu dis toi même que vous n'avez gardé que la moitié de ce qui était prévu pour le premier album.. Luc Brunschwig : C'est un peu comme si, dans le cadre du « Pouvoir des Innocents », on avait fait un album pour expliquer l'actualité à New-York aujourd'hui.. Voilà, j'allais justement te le dire, et ce n'est pas un reproche... on a l'impression qu'il y a une moins grande ambition psychologique entre guillemets, que sur les précédents opus et que, au contraire, ce qui t'intéressait cette fois-ci, c'était plutôt de développer un univers, un monde en soi et pas tellement des personnages. Rassure-nous puisque tu es jusqu'ici connu pour ça.. Luc Brunschwig : Comme on vient de le dire, c'est un univers qui est mis en place, justement parce que c'est un univers de science-fiction.. donc il y a des règles, un espace qui doit entrer dans la tête des gens,.. qu'ils se l'approprient, comme je disais précédement, qu'ils comprennent comment il fonctionne : le Haut, le Bas, en Bas les pauvres, en Haut les riches - enfin bon, ça, c'est un classique - afin de comprendre cet effet d'ascenseur, de comprendre comment marche cette affaire de paris, qui est Spingy Fool, quelle est à peu près la situation géopolitique à cette époque-là.. Le personnage, dont apparemment les gens n'ont pas encore vraiment compris toute l'importance (ni le fait qu'il allait devenir le personnage principal), c'est le jeune interceptor qui intervient à la fin. Il a en fait un point commun avec le jeune Dustin - ce qui constitue un peu le passage de relais entre les deux personnages - c'est cette passion commune qu'ils ont pour le personnage d'« Overtime ». Cette passion du jeune interceptor sera complètement développée dans le tome 2. Et là, effectivement, on va commencer à creuser la psychologie et même à passer derrière l'écran par rapport au personnage de Spingy Fool, qui pour l'instant n'est juste qu'une image plaquée. On va donc découvrir ce qu'il se passe derrière l'écran, ses relations, sa paranoïa, ses... je n'en dirai pas plus... Il n'y avait pas moyen d'aller plus vite plus loin, de passer directement de ce stade de qui est qui, quel est l'univers, le haut, le bas etc... directement au personnage dans le même album ? Luc Brunschwig : Déjà dans un premier temps, on était parti sur 132 pages.. Effectivement, il y a 56 pages qui manquent pour justement lancer l'aspect psychologique pur de l'histoire qui recentre toute l'affaire sur la mort du gamin, l'interceptor qui a envie d'en savoir plus, qui va enquêter... Le problème est donc qu'on était parti sur ces 132 pages et si on avait sû dès le départ qu'on allait doubler le tome 1 en 80 pages, on ne l'aurait pas traité comme cela ! Donc, regrets.. Vous avez dû vous plier aux containtes du moment, y compris point de vue scénario, ... Ce n'était plus possible de le retravailler ? Luc Brunschwig : On est passé à 80 pages, on était déjà à la moitié de l'album, on avait installé un rythme, on ne pouvait plus revenir en arrière... Mais bon, c'est une façon aussi d'explorer une autre manière de raconter. C'est vrai que mes autres séries sont plutôt basées sur les ellipses, et là c'était vraiment le bonheur de développer l'anecdote. Et je te jure que c'est très agréable de pouvoir au moins le faire un fois dans sa vie, et puis d'avoir un gros album de 80 pages...(rire) Oui, c'est vrai que ce n'est pas courant. Tu étais jusqu'ici « formaté », on va dire ça comme ça... Luc Brunschwig : Oui, enfin bon. Les gens trouvent bizarre que l'album soit moins dense sur 80 pages que les albums de 54. Bon, ce n'est pas vraiment une erreur, c'est... .. un incident de parcours... Luc Brunschwig : ..voilà ! Cet univers virtuel, du jeu, du « Las Vegas de bazar », si tu me permets l'expression, ce n'est pas comme de la science-fiction ? Luc Brunschwig : C'est une bête constatation d'une société qu'on prétend tendre de plus en plus vers le loisir et... quels loisirs ? Le souci, quand on voit les apports culturels actuels et la capacité des gens de les aborder - ce que va peut-être faciliter Internet, d'ailleurs ! - je ne pense pas qu'on tende les gens vers le haut. Le parti pris d'Urban Games, c'est : les gens travaillent comme des fous parce qu'il y a une colonisation du système solaire. Il y a un mec qui leur crée un « bol d'air ». À ce moment là, le mec devient complètement le maître.. Ca sera un peu la conclusion de la série. Il va se passer des choses qui vont faire qu'on va tendre à abattre ce monde, mais il y a tous ces gens en Haut qui continuent de bosser et qui ont besoin de cet univers là, donc il y a un problème sérieux... Le serpent qui se mord la queue et qui finit par se retrouver complètement gobé.. Luc Brunschwig : Exactement... Est-ce que tu as vu ce film avec Gérad Lanvin, Michel Picolli : Le Prix du danger ? Luc Brunschwig : C'est incroyable ! Quand on me pose la question, j'ai tendance à dire que c'est pas vraiment le sujet parce que le sujet du Prix de danger, c'est des mecs qui acceptent consciemment de jouer dans un jeu où ils mettent leur vie en cause, alors que le principe de l'Urban Interceptor, ce n'est pas du tout ça. C'est plus dans le style d'une évolution de ce que tu vois aux Etats-Unis. Ce qui s'est passé avec O.J. Simson, le mec qui s'enfuit, les hélicoptères de course, en train de filmer les flics qui lui courent après,.. Là, on transforme cela carrément en jeu, on lui donne des règles,.. les flics, ce ne sont plus vraiment des flics mais plutôt une espèce de boyz-band musculeux, les poursuites sont un peu trafiquées, pour qu'elles soient un maximum spectaculaires et puis, on parie dessus,..! C'est plus dans la dérive de ce genre de choses que vraiment dans l'idée du Prix de danger où c'est mettre dans la balance sa vie pour gagner un maximum d'argent... Enfin, manifestement, je ne suis pas le seul à y faire allusion... Luc Brunschwig : Non, non, c'est systématique mais c'est vrai aussi que ce jeu-là n'est pas le coeur de l'histoire. Le coeur de l'histoire c'est la mort du gamin, ce qu'on va découvrir après.. Le jeu, à la limite, c'est du décorum, quoi, ça fait partie du reste... C'est vrai aussi que ton personnage de Spingy Fool rappelle celui de Michel Picolli, qui avait ce côté maître de jeu délirant, mais on sentait tout de suite qu'il était psychopathe en même temps.. Luc Brunschwig : Animateur, quoi ...(rire) Par exemple, de télé en plus...(rire) Et donc là forcément il y a une reminiscence par rapport à ce film. Tu crois que tu as été marqué par ce film inconsciemment ou tu assumes totalement.. ? Luc Brunschwig : Je ne suis même pas sûr de l'avoir vu, c'est surtout ça.. ! De toute façon, rien ne vient de rien. Eux, c'est une dérive des jeux donc, forcément, qui dit jeu, dit animateur. A partir du moment où on fait un jeu vicieux, on se retrouve forcément avec un animateur vicieux... Une question que j'ai envie de te poser depuis longtemps. Manifestement, tu aimes la BD, ça se sent. Mais pourquoi n'avoir jamais tenté une expérience dans le roman, série noire ou quelque chose de ce style-là ? Je te pose cette question uniquement parce que plus je t'entends, plus je me rends compte que tu es à l'étroit dans le BD... Une question de format, de longueur,... Luc Brunschwig : Oui, je suis assez d'accord avec toi. Je ne sais pas, c'est peut-être une question de timidité. Mon rêve depuis mes 8 ans, c'était de faire de la BD, j'ai eu la chance d'en faire, j'ai la chance d'avoir des projets qui sont lus par des gens qui ont envie de participer à l'aventure,.. J'ai pas mal de projets. Le roman, c'est tentant. Le cinéma moins déjà parce qu'il y a quand même beaucoup d'obligations et je ne pense pas que je fasse partie des scénaristes politiquement corrects comme l'affectionne généralement le cinéma. Donc, plutôt que de devenir millionnaire mais frustré, je préfère garder mes illusions et faire ce que j'aime... Alors, on va faire un petit retour en arrière quand même, parce qu'on a vite écarté tes « vieilles » histoires, qui traînent chez un « vieil » éditeur, pour en revenir à la nouveauté, c'est normal... Petit retour en arrière donc sur la période Delcourt : pas finie quand même.. ? Rassure tes lecteurs..! Luc Brunschwig : Non, non.. Le tome 5 du Pouvoir des Innocents devrait sortir en novembre. Ce sera la fin, c'était prévu depuis toujours. Le tome 3 de Vauriens, qui sera la fin aussi, devrait sortir à la rentrée, septembre 2000. Et enfin : le tome 4 de L'Esprit de Warren.. Eh bien, comme Stéphane Servain a fait un tome 1 avec Serge Le Tendre d'une série à venir qui s'appelle Siloé, il va redémarrer L'Esprit de Warren en juillet, donc je pense que l'album devrait sortir en septembre/octobre 2001.. Images Copyrights © Luc Brunschwig, Laurent Hirn,
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