 | A la suite d'une demande de monsieur Bruno Lemaitre, c'est avec plaisir que Bd Paradisio publie le dossier
suivant. Les dessins reproduits sont Copyright Dargaud et ne peuvent être repris sans autorisation de l'auteur. Cet entretien avec Christain Godard, réalisé en mars 97, est extrait d’un portfolio intitulé : « Martin d’Hier et
d’Aujourd’hui » paru en Mai dernier et tiré à 180 exemplaires numérotés / signés (dont 30 hors commerce).
Celui-ci comprend également des dessins inédits, une histoire en 6 planches inédite en album, des hommages
rendus par des gens de la profession (Ribera, Magnin, Ridel, Plumail, Rodolphe et Tarvel), une bibliographie
détaillée.
Le tout dans une luxueuse présentation format 26 x 36.5 en tirage Offset.
Martin Milan va fêter cette année ses trente ans d’existence - un âge qui semble être le sien - Une
telle longévité mérite que l’on s’y attarde et nous allons, au fil de cet entretien, essayer de vous faire
découvrir, ou redécouvrir, ce personnage hors du commun.
Opale BD : Bonjour Monsieur Godard. Dans un premier temps, j’aimerais que nous évoquions la genèse de
Martin Milan. Pouvez vous nous expliquer comment ce personnage est il né ?
Christian Godard : Tout est parti d’une série que je faisais pour
un journal qui s’appelait IMA ; c’était un journal qui distribuait
des points avec lesquels on pouvait faire des achats. Cette série
s’intitulait « Tim et Anthime ». A cette époque, je croyais être à
court d’idées et j’avais demandé à ma rédactrice en chef de me
trouver un scénariste pour cette série. Elle m’avait alors proposé
de faire appel à un certain Michel Regnier dont je ne savais pas, à
l’époque, qu’il signait GREG.
Je ne l’ai appris que plus tard, et je me suis aperçu qu’il écrivait
des scénarios fabuleux, pour Franquin, extrêmement difficiles à
réaliser avec une multitude de personnages qui couraient dans
tous les coins. ça m’a fait peur, et j’ai vite fait machine arrière, et
souhaité que le dénommé Michel Greg accepte de se contenter
de me fournir des synopsis, à charge pour moi de décider de mon
propre découpage (sans scènes de foules). Greg a dû me prendre
pour un rigolo. Mais, chose curieuse, il ne m’en a pas voulu -
Merci Greg - et lorsqu’il a été nommé rédacteur en chef de
Tintin, c’était à l’époque où nous travaillions tout deux à Pilote, il
m’a proposé de reprendre, dans les pages de son journal, la série
« Tim et Anthime ». Il m’a dit : « Si tu as envie de faire quelque
chose dans le journal, fais le ! ».
C’est à cette époque que j’ai essayé de trouver un personnage
qui, contrairement à la plupart des autres, ne soit pas embarrassé
par une multitude de personnages récurrents. Au départ, c’était une pure raison de facilité. J’ai donc imaginé ce
personnage qui avait envie de traverser la vie à bord de son vieux zinc, lequel est pour lui ce que le cheval est au
cow-boy ou ce que la pirogue est au polynésien. C’est très progressivement que j’ai réalisé que je me trouvais en
face d’un personnage bien plus complexe que je ne le pensais moi-même.
Opale BD : Justement, je voudrais que nous abordions l’évolution du personnage au fil de ces trente
années de carrière et plus exactement le passage de cet aspect humoristique, notamment au niveau du
physique de Martin Milan, à un trait beaucoup plus réaliste, tant au niveau du personnage principal de
cette série que des histoires devenues moins optimistes qu’à leur début. Pourquoi ce changement ? Est-ce
pour ne pas s’attacher à un personnage stéréotypé ?
Christian Godard : Tout était inclus dans la proposition de base, j’avais voulu un personnage sans élément
récurrent autour. A partir de là, il était tout à fait naturel que j’essaie de justifier un tel choix. Il fallait le définir sur le
plan psychologique, comme étant quelqu’un qui voulait cette situation. Je « devais », d’une manière cohérente, en
faire un individualiste, et réagissant en tant que tel. Son mode de fonctionnement, son style se devaient d’être en
adéquation avec le fait qu’il ait choisi cette vie là. Il était nécessaire que je justifie sa psychologie par rapport à un
environnement social. Si mon personnage bouge beaucoup, si vous le retrouvez au fin fond de la Birmanie ou
encore en Amérique du Sud, c’est qu’il est plus ou moins en désaccord avec notre époque, il ne s’y plaît pas. Bien
que cela ne soit pas clairement exprimé, on sent bien, on devine que les hommes, en général, le déçoivent. Du
coup, toujours cette putain de cohérence « interne », j’ai été amené à gommer le contexte humoristique mais très
progressivement pour ne pas choquer les lecteurs.
Et le graphisme a suivi ; bien entendu. Bref ! Rien de tout cela n’a été concerté. Si le personnage existe, il s’impose
à vous sous une certaine forme. Cela dit, c’était ma pente. Je n’ai pas eu de difficultés à imaginer un personnage
de ce type parce que j’ai moi-même une vie à l’écart des gens, de la foule ; je ne suis pas quelqu’un qui s’insère
facilement dans un groupe.
Opale BD : On retrouve donc vos traits de caractère chez le personnage de Martin ?
Christian Godard : Oui, à ceci près que j’ai résolu
mon problème d’une manière tout à fait différente. Lui
l’a résolu avec ses moyens : il est devenu pilote
professionnel d’avion-taxi (et non pas pilote d’une
compagnie d’aviation) et pilote d’un zinc complètement
déglingué ! Ça lui a suffit pour se libérer de toute espèce
de contingence, de contrainte. Moi je me suis libéré
d’une autre manière et qui fait une sacré différence ! Je
ne suis donc pas Martin... mais c’est probablement un
cousin, oui. Eloigné.
Opale BD : Martin passe par tous les registres
émotionnels possibles aux travers de la série ; nous
le voyons tour à tour céder à la colère, être pris de
timidité ou encore utiliser le registre de la moquerie.
Il serait trop long de citer toutes les phases
émotionnelles qu’a pu rencontrer Martin durant ses
périples ; il y a cependant un sentiment qu’il
n’éprouve que très rarement, voire jamais, c’est la
peur et pourtant, nombreuses sont les fois où il
aurait eu toutes les raisons d’avoir peur. Y a-t-il une
explication au fait de ne pas montrer cette facette ?
Christian Godard : Voilà une question intéressante...la peur !... Attendez ! Revenons tout d’abord sur les
émotions... c’est vrai qu’à partir du moment où j’ai posé la problématique d’un personnage qui semblait se
rattacher à certains prototypes humains, qui n’était pas une pure « fabrication », je me suis trouvé en possession
d’un outil inattendu avec lequel j’ai eu envie d’aborder quelque chose de nouveau pour l’époque concernée (la fin
des années 60), quelque chose qu’on n’abordait qu’avec réticence dans la bande dessinée : le registre des
émotions : appelons ça comme ça.
Il serait inexact de dire que les personnages de BD des années 60 ne ressentaient pas d’émotions, mais celles-ci
faisaient rarement le sujet de l’histoire, son noyau dur. D’abord parce qu’on avait souvent affaire à des « menhirs
», des blocs inattaquables qui ne variaient pas d’un album à l’autre. Or, dans le domaine des émotions, celles-ci
vous conduisent à avoir en permanence des réactions totalement différentes d’un jour sur l’autre. Alors, c’est vrai,
la tentative m’a semblé intéressante et s’il doit rester quelque chose de ce personnage, j’aimerais sûrement que
l’on dise de lui qu’il est un de ceux qui aura utilisé au mieux le registre des émotions. C’est incontestablement ce
qui me plaît le plus chez lui (bien qu’aujourd’hui, à l’époque des Mangas, cette préoccupation puisse paraître...
inattendue).
Cela m’a poussé à tenter des choses sur le plan narratif qui ont fini par forger pour partie ma personnalité. Par
exemple, à un certain moment, je me suis dit « puisque ce personnage ressent des émotions, il a donc des « états
d’âmes », il y a des moments où il est de mauvaise humeur, où ses réactions ne sont pas claires, justifiées. Il y a
des moments où il est injuste ». Un personnage de BD n’est jamais injuste, surtout si c’est le personnage principal
(tous les commerciaux vous le diront). Martin, lui, peut être contradictoire avec lui-même, il peut même à un
certain moment se dire : « mais qu’est-ce que je fais ? je déconne aujourd’hui, qu’est-ce qui m’arrive ? Je fais
n’importe quoi ». Enfin ; ce genre de trucs. Comme vous et moi.
Opale BD : C’est vrai que l’on voit rarement cela dans les
autres bandes dessinées
Christian Godard : Lui, par contre, se dit volontiers, je n’aurais
pas dû penser de cette façon là, agir de cette manière là,
éprouver ce genre de sentiment. Je suis sûr que, parfois, il se dit :
« Je suis con ! ». Et donc, j’en suis venu à raconter Martin
lorsqu’il était d’une humeur absolument massacrante, tout le
temps, du début jusqu'à la fin de l’album. On m’a alors dit : « il
est bizarre ton personnage, il est à deux doigts de devenir
antipathique ». Vrai ! Voulu ! C’était un moment de sa vie. Je me
souviens avoir dit à mon rédacteur en chef de l’époque : « Tu
sais... on raconte toujours les histoires des personnages dans des
albums, mais entre deux albums, il doit bien leur arriver des
choses. C’est pas forcément des aventures avec un grand « A »,
et ils n’ont pas forcément un rôle de héros. Peut-être qu’ils ont
oublié de se laver pendant trois jours, qu’ils sentent des pieds ».
Martin, par moment, doit sentir des pieds. Probablement parce
qu’il se trouve dans des endroits où l’on ne se lave pas facilement
; je ne l’ai jamais dit, mais j’aimerais diablement qu’on le devine.
Ça ne fait pas partie de la panoplie habituelle d’un personnage de
bande dessinée que de sentir des pieds, ou éventuellement d’être
insupportable. « Alors est-ce que tu imagines que je puisse
raconter comme ça des petites séquences entre les albums où il
n’est pas en train de faire, de vivre quelque chose, qui en vaille la peine ». Du style « Que fait un héros de BD
entre deux albums, quand il vit comme toi et moi, quand il s’emmerde ? ».
Il m’a regardé en se demandant s’il n’avait pas affaire à un fou. Puis un jour, l’éditeur en question, Guy Leblanc,
du Lombard, qui publiait dans les « Tintin sélection » des romans courts, m’a proposé d’en écrire. J’ai donc écrit
un récit où, justement, je me suis amusé à rencontrer Martin personnellement ; moi, Christian Godard rencontrant
Martin Milan, et Martin me regardant avec une certaine condescendance, un œil amusé, en me disant : « Tu me
dessines autrement que je suis, je ne suis pas ressemblant, j’ai pas du tout cette tête là ! ». C’était une façon de
montrer le personnage entre deux albums en quelque sorte.
Donc voilà pour le chapitre des émotions. En ce qui concerne la peur, je n’irais pas jusqu'à dire qu’il n’en éprouve
pas. Je pense qu’il est, dans mon esprit, trop humain pour ne pas avoir peur. Par contre, c’est certainement
quelqu’un qui ne le montrera pas.
Opale BD : Pensez-vous que Martin aimerait qu’on dise de lui que c’est un héros ?
Christian Godard : Non, il n’aimerait pas. Pas du tout même. Il se paierait une franche rigolade d’ailleurs. Ça
n’en est pas un ! c’est même un Pur anti-héros. Il ne provoque jamais les affrontements, et essaie toujours d’y
échapper. Ça lui semblerait grotesque d’avoir le rôle de héros, sans doute parce qu’il est proche de nous. Dans la
vie de tous les jours, dans laquelle si on se coupe, on saigne vraiment, il n’y a pas beaucoup de héros. Quand il y
en a, c’est souvent parce qu’ils sont magnifiés par le temps, par l’histoire. Enfin moi, je n’en ai pas rencontré
beaucoup vu qu’ils meurent très vite, ces gens là : Statistiquement parlant, les chiffres sont bas. Je parle ici de
héros vivants, évidemment.
Suite ..
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