Argentine, terre de bandes dessinées
L'Argentine est un des grands pays producteurs de la bande dessinée.
Il est frappant de constater que ce territoire du bout du monde a accueilli
sur ses terres des gens aussi différents que René Goscinny, le père
d'Astérix, qui y vécut toute son enfance, Hugo Pratt, le créateur de
Corto Maltese, qui y créa notamment la série Sergent Kirk, ou Marten
Toonder (Tom Poes), l'un des dessinateurs hollandais les plus
marquants. Même Hergé pensait y émigrer, lors des heures les plus sombres
de la Libération.
Mais l'école argentine n'en est pas moins riche : un premier groupe
constitué autour de Hugo
Pratt, Alberto Breccia et Solano Lopez, puis José Muñoz, animé par
Hector Oesterheld, définit une grammaire graphique qui influencera jusqu'Art
Spiegelman ou Frédéric Bézian. Une autre, constituée autour de Dante
Quinterno, influença directement René Goscinny dont on peut affirmer
qu'il doit beaucoup au "Hergé argentin".
Une exposition en ombres et lumières
L'Argentine en noir et blanc confronte, à travers un choix représentatif
de documents originaux (planches, travaux d'illustrations, peintures),
l'œuvre des deux grandes figures de la bande dessinée argentine : Alberto
Breccia et José
Muñoz.
Le
titre de l'exposition renvoie à la fois à la dimension esthétique des
œuvres et à leur dimension socio-politique. Unanimement reconnus comme
deux des plus grands maîtres de la BD en noir et blanc, Breccia et Muñoz
ont chacun abordé cette technique selon une approche qui leur est propre.
L'exposition visera à confronter chacune des deux démarches, à en montrer
les convergences et les divergences.
Le second axe de l'exposition tient au contexte historique dans lequel
elles ont été créées. Loin d'être anodin, celui-ci a profondément influencé
la nature même de ces œuvres. Demeuré en Argentine, souvent au péril
de sa vie, Breccia traite de l'oppression et du climat de terreur généré
par celle-ci. Muñoz, en revanche, a préféré quitter sa terre natale
pour immigrer en Europe ; le thème de l'exil traverse l'ensemble de
son œuvre.
La bande dessinée comme œuvre de résistance
Il
est rare qu'une œuvre d'art, quelle qu'elle soit, apparaisse indépendamment
du contexte culturel, social et politique de son créateur. La bande
dessinée ne fait pas exception à la règle. La naissance des premiers
super héros est intimement liée aux angoisses nées de l'imminence du
second conflit mondial, l'exaltation de la modernité dans les pages
du journal "Spirou" d'après-guerre doit beaucoup à l'arrivée dans les
foyers de la technologie de pointe, le contenu des revues dites de la
Nouvelle Presse française ("Pilote", "Charlie", "Métal Hurlant"…) a
été largement imprégné par les idéaux issus de Mai 68… Toutefois, il
n'est peut-être pas de bande dessinée aussi profondément marquée par
les turbulences historiques que celle qui fut produite durant les années
noires de l'Argentine.
En 1968, Alberto Breccia publie, en collaboration avec son fils Enrique
et le scénariste Hector Œsterheld, une biographie d'Ernesto
Che Guevara ; "une figure qui, du moins à l'époque [...], représentait
l'espoir de l'Amérique du Sud toute entière" (1). Mais l'avènement
de régimes militaires de plus en plus répressifs condamne l'ouvrage,
qui est bientôt interdit. Breccia et son fils sont menacés de mort,
alors qu'en 1977, Œsterheld disparaît définitivement, enlevé par un
groupe paramilitaire. La répression et le climat oppressant des périodes
les plus sombres de l'Argentine contemporaine trouvent dans l'œuvre
de Breccia une traduction de type métaphorique. Dans L'Éternaute,
des envahisseurs extraterrestres provoquent la chute ininterrompue d'une
neige dont le contact est mortel ; les survivants, rongés par l'angoisse,
n'ont pas d'autre alternative que de demeurer cloîtrés dans leurs habitations.
Dans ses choix d'adaptations littéraires (Histoires extraordinaires
de Poe, Les Mythes de Chtulhu de Lovecraft…), le dessinateur
opte également pour des œuvres dont le dénominateur commun est la thématique
de l'horreur ou de la peur dans son expression la plus extrême. Sa très
libre adaptation de Dracula transpose le personnage de Bram Stoker à
Buenos Aires. On peut y voir des scènes de tortures et des manifestations
populaires réprimées dans le sang. Après la chute de la dernière junte
militaire - peut-être la plus sanglante qu'ait jamais connu l'Argentine
-, Breccia réalise, avec le romancier Juan Sasturain, Perramus, véritable
cauchemar halluciné de plus de trois cent planches. Le graphisme expressionniste
joue sur toute la gamme des gris et se révèle, une fois encore, en adéquation
parfaite avec le propos : "[Buenos Aires] devenait grise, perdait
son âme. Tout était gris de peur et de silence. Dans cette période fleurissait
lâcheté et égoïsme : c'était la complicité du silence"(2)
"Premier
chef-d'œuvre qui ait pour objet la dictature argentine"(3) , Perramus
n'en possède pas moins une portée véritablement universelle, évoquant
toutes les formes d'oppression. L'impérialisme occidental y est clairement
évoqué, notamment à travers la figure de Mr Whitesnow, transposition
à peine voilée d'Henry Kissinger. Déjà, dans Dracula, on pouvait distinguer,
dans les rues de Buenos Aires, la présence d'un Superman de pacotille
ou d'auxiliaires de l'Oncle Sam servant une soupe populaire au goût
de Coca-Cola. Cette dénonciation de l'Amérique triomphante, dont la
puissance économique s'est construite, en grande partie, au détriment
des laissés pour compte, est également une des constantes de l'œuvre
de José Muñoz, dont l'engagement politique radical n'a rien à envier
à celui de Breccia.
Des
ouvrages comme Le
Bar à Joe ou la série Alack
Sinner ont pour cadre New York. Au royaume de la réussite économique
et du capitalisme triomphant, Muñoz et Sampayo se penchent sur la marge
de la société américaine. Leurs bandes dessinées sont une œuvre de résistance
face au modèle culturel dominant fondé sur la réussite financière, l'abrutissement
des masses, la répression policière et la prééminence WASP. La mégapole
américaine est ici une véritable Babel où se côtoient des individus
de toutes origines : italiens, sud-américains, polonais, descendants
d'esclaves noirs… Souvent, les auteurs saturent l'espace des cases de
bulles innombrables où chaque individu s'exprime dans sa propre langue.
Si Breccia a bâti une œuvre profondément ancrée dans la réalité argentine,
Muñoz et Sampayo - eux-mêmes immigrés plus ou moins volontaires- ont
fait de l'exil la thématique centrale de leur œuvre. L'omniprésence
du jazz est de ce point de vue extrêmement révélatrice. Cette musique
d'essence noire a souvent évoqué le souvenir douloureux de la terre
originelle. L'homme déraciné est la figure centrale de ces bandes dessinées
; chacun des personnages pourrait faire siens les propos de Carlos Sampayo
: "Je suis un étranger définitif, pas encore libre comme l'air bien
que j'aspire à sa légèreté"(4) …
Erwin Dejasse et Frédéric Pâques
Une esthétique du noir et blanc
En recherchant les prémices de l'esthétique de Breccia et de Muñoz,
on aboutit inévitablement à l'œuvre de l'Américain Milton Caniff (1907-1988).
S'il n'est pas l'inventeur du noir et blanc en bande dessinée - qui
est aussi ancien que le mode d'expression lui-même -, il innove par
son approche résolument picturale. Le noir n'est plus réservé au seul
trait de contour mais envahit résolument l'espace de la planche. Les
qualités graphiques exceptionnelles de Caniff génèrent un nombre incalculable
d'émules américains (Eisner),
belges (Jijé,
Comès),
espagnols (Bernet), italiens (Pratt, Battaglia)... et bien sûr argentins.
Son influence traverse les générations au point d'en faire la figure
tutélaire de toute la tradition de la BD "réaliste" argentine : Arturo
del Castillo, Francisco Solano López, Domingo Mandrafina, ... et bien
sûr Alberto Breccia et José Muñoz.
Il
convient de remarquer que contrairement à la bande dessinée franco-belge
qui, dès l'après-guerre, généralise petit à petit l'utilisation de la
couleur, l'Argentine a longtemps privilégié le noir et blanc, à l'origine,
pour des raisons davantage économiques qu'esthétiques. A leurs débuts,
le dessin tant de Muñoz que de Breccia ne se distingue pas véritablement
du tout venant de la production. L'un comme l'autre n'atteint la maturité
graphique que lorsqu'ils disposent de scénarios à la mesure de leur
talent. Cette mutation est, dans les deux cas, le fruit d'une rencontre.
Le véritable point de rupture dans l'œuvre de Breccia se situe sans
aucun doute à la fin des années cinquante, lorsqu'il fait la connaissance
du scénariste Hectór Germán Œsterheld. Libéré des contraintes que lui
imposaient jusqu'alors des éditeurs davantage soucieux de rentabilité
que d'innovation, il peut désormais se livrer à d'incessantes expérimentations
graphiques. Il veut couvrir tout le champ des contrastes, depuis les
tons tranchés, jusqu'aux demi-teintes, en passant par toute la gamme
des hachures, monotype, collage d'images extraites de magazines, papiers
déchirés, encre diluée au white spirit, étalée au sèche-cheveux ou réfrigérée
au congélateur... Chaque récit est une nouvelle exploration des potentialités
techniques du noir et blanc.
Avec
Mort Cinder, il se singularise par son approche expressionniste
et joue sur la violence des contrastes entre le noir et le blanc. Certains
motifs sont à peine esquissés ; ses représentations d'arbres, par exemple,
se résument à des enchevêtrements de lignes qui confinent à l'abstraction.
Ce sens du raccourci et de la simplification atteint des sommets dans
L'Éternaute. D'une inventivité hors du commun, cette bande dessinée
se distingue par la coexistence de registres graphiques radicalement
différents. Il joue en permanence sur la tension visuelle entre la courbe
et la ligne droite. Les extraterrestres sont des sortes d'énormes insectes,
masses d'encres presque informes afin de ne pas "donner au lecteur
[sa] propre représentation de ces monstres […], qu'il utilise cette
base informe […] pour y greffer ses propres frayeurs, sa propre peur"(5)
Dans Le Cœur révélateur, Buscavidas ou Les Jumelles, Breccia
opte pour l'aplat, jouant sur le contraste radical entre les valeurs
de blanc et de noir. Dans Perramus, c'est le gris qui est utilisé,
sous la forme de lavis d'encre de Chine : "J'ai utilisé le gris de
manière insistante dans Perramus, au point que c'en est la couleur principale.
Le gris doit transmettre la sensation d'une ville qui se fond, qui se
dilue sous l'effet d'une dictature qui lui fait perdre son identité."(6)
Chaque œuvre de Breccia est une recherche du traitement le plus à même
de servir le propos de l'ouvrage. Quel que soit le style ou la technique
utilisée, il se révèle, à l'égal d'un Goya, capable, dans ses dessins,
de faire sourdre la terreur et l'angoisse.
L'œuvre de José Muñoz, quant à elle, prend sa véritable dimension
au contact de son compatriote, le scénariste Carlos Sampayo.
Sa recherche d'un langage épuré le mène lentement à une forme d'expression
graphique très aboutie, dialectique complexe entre les noirs et les
blancs, qui confine souvent à l'abstraction. L'éclatement des formes
en parcelles distinctes et l'incroyable foisonnement des scènes représentées
ne permettent que rarement l'appréhension directe et instantanée de
ce qu'elles représentent ; images-mondes, images fouillis exubérant
et grotesque : "[il faut] laisser la tache se rompre et inonder le
blanc, mais la diriger ensuite, lui construire des digues et en rompre
d'autres ; laisser le noir inonder les carrés qui divisent la page blanche
suivant un plan savant, suivant les règles établies et celles, faites
siennes, du récit, du roman…"(7) L'approche est spirituelle, quasi
magique.
En
outre, l'ombre et la lumière distillent des sensations et véhiculent
une symbolique, le noir est celui "des ruelles, des petits hôtels
douteux et des locaux refuges, des regards soupçonneux et des pas circonspects.
[…] Il est l'ombre qui menace, mais dans laquelle on peut se cacher,
et de là s'ouvrir précautionneusement en spirales de lumière, à la rencontre
de miraculeuses affinités, mystérieuses mais irrépressibles."(8)
Enfin, le dialogue entre le noir et blanc apporte une énergie, un
rythme: "les précipités d'une blancheur vertigineuse dénotent des
sensations de violence, de peur, mais aussi de rapidité, tandis que
les masses sombres ressortissent au régime de l'intimité, de la confidence,
et freinent la lecture." (9)
Demeuré pratiquement toute sa vie en Argentine, Breccia fait figure
de sédentaire. Pourtant, il n'a pas cessé de vagabonder d'un style à
un autre, recherchant à chaque fois la forme la plus à même de traduire
son propos. Muñoz a vécu à Buenos Aires, Londres, Barcelone, Milan,
Paris… A l'inverse de son compatriote, l'œuvre de ce nomade exilé a
connu assez peu de ruptures stylistiques. Inlassablement, il creuse
le même sillon et revient habiter son approche si particulière du noir
et blanc. Il produit, sur la base d'un dispositif formel à peu près
immuable, des effets toujours renouvelés.
Erwin Dejasse et Frédéric
Pâques
Sommaire (suite
page suivante)
5. José Muñoz, une vie en exil
6. Entretien avec Muñoz
7. Alberto Breccia, une vie en Argentine
8. Breccia par Breccia
9. Bibliographie de Muñoz et Breccia
|
-A. En marge de l'exposition
Ateliers pédagogiques destinés aux écoles de Charleroi (info
: 071/ 86 22 74)
Axe 1 : ateliers de dessins animés par des professionnels de la bande
dessinée issus du Groupe Fréon, afin de sensibiliser des enfants de
12 à 15 ans au dessin N/B. Axe 2 : visite guidée de l'exposition, suivie
d'un atelier pédagogique lié à la période militaire et à la situation
économique actuelle de l'Argentine.
Cinéma Le Parc (Charleroi) : Programmation de 8 films dont
le contenu est en concordance avec le fonds social et humaniste traversant
l'ensemble de l'œuvre de Muñoz et Breccia. Chaque projection sera suivie
d'un débat. Une production du Gsara.
Animation du centre-ville avec de la musique argentine (tango,
bandonéon…)
Présence d'une crèche de Noël argentine sur la place du Manège,
face au Palais des Beaux-Arts. Destiné aux plus jeunes, un concours
de dessins réservé aux écoliers, leur demandera d'illustrer la question
" Dessine-moi l'Argentine ? ". Les meilleurs dessins seront exposés
au Palais des Beaux-Arts.
-B. L'Argentine en noir et blanc en pratique
Palais des Beaux-Arts de Charleroi - place du Manège à
6000 Charleroi - Belgique
Exposition organisée par l'ASBL Charleroi Image de la Ville de Charleroi
et l'ASBL SAMARA Muñoz et Breccia "L'Argentine en Noir et Blanc"
du 30 novembre au 17 février 2003 du mardi au dimanche
de 10 à 18h00.
Fermé les lundis et les jours fériés
Prix d'entrée : 3 Euro
Service Educatif : des visites guidées des ateliers créatifs peuvent
être proposés aux enfants à partir de 3 ans accompagnés de leurs
enseignants.
Des dossiers pédagogiques sont disponibles au + 32 (0)71/ 86 22
74
Informations générales : Tel : + 32 (0)71/ 86 22 74 - fax
: + 32 (0)71/ 86 22 68 |
Relations presse :
Belgique:
Eric Verhoest - Auteurs Associés - 163, rue Washington - 1050 Bruxelles
- Belgique - Tel : + 32 2 346 11 12 - Fax : + 32 2 346 16 09 - GSM :
+ 32 (0)475 26 94 08 - E-mail : verhoest@skynet.be
France:
Didier Pasamonik - 26, avenue de l'Opéra - 75001 Paris - France - GSM
: + 33 (0)6 03 84 11 78 - E-mail : pasamonik@pasamonik.com
(1)Autodafé(entretien) (conversation avec Jan Baetens)
in Che, Fréon, 2001, p. 5
(2) Alberto Breccia, ombres et lumières (conversations avec Latino Imperato),
Vertige Graphic, 1992, P. 48.
(3) Oswaldo Soriano, Préface à Perramus, tome I et II, Glénat, 1993,
p. 4.
(4) Carlos Sampayo, préface à Sudor Sudaca, Futuropolis, 1986, p.6.
(5) Ombres et lumières (conversation avec Latino Imparato), Vertige
Graphic, 1992, pp. 22 à 24.
(6) Breccia, vidéo éditée par le CNBDI, Angoulême, 1992.
(7) Hombre di china, catalogue de la rétrospective Muñoz., Hazard Edizioni,
2001, p. 7.
(8) Idem
(9) Jean-Philippe Martin, La question du réalisme dans Le Bar à Joe
in "9e Art", n° 3, 1998, p. 42.