Alberto Breccia, une vie en Argentine
(Montevideo, 1919 - Buenos Aires, 1993)
D'origine
uruguayenne, mais vivant depuis son plus jeune âge à Buenos Aires, Alberto
Breccia se lance dès l'adolescence dans le dessin afin de quitter son
travail d'ouvrier dans les abattoirs du quartier de "Matadores".
Spécialisé dans le fantastique, il réalise ses premiers chefs-d'œuvre
durant les années '60, dont Mort Cinder, histoire d'un immortel
qui relate à un vieil antiquaire les événements étranges qu'il a vécus
au cours de l'histoire de l'humanité. Optant pour un graphisme expressionniste,
Breccia élabore une œuvre grave aux accents souvent grand-guignolesques;
il adapte notamment EA Poe, Stevenson, et HP Lovecraft. Rétrospectivement,
il est évident que le caractère halluciné de ces récits traduit de manière
métaphorique les angoisses liées à l'existence en Argentine d'une dictature
sanguinaire.
Dans L'Éternaute, une invasion extraterrestre plonge les habitants
de Buenos Aires dans l'angoisse ; ses habitants disparaissent mystérieusement
les uns après les autres… Mais l'engagement politique radical de Breccia
s'exprime également de manière plus directe dans sa biographie de Che
Guevara. La plupart des planches originales ont été détruites, Breccia
ayant reçu des menaces de mort. Quant à son scénariste Hector Œsterheld,
il disparaît en 1977 dans des conditions demeurées obscures, sans que
son corps ait jamais été retrouvé. Après la chute de la junte militaire,
Breccia réalise une bande dessinée qui fait en quelque sorte le bilan
des années de terreur, Perramus, véritable cauchemar de plus
de 500 pages où se croisent, entre autres, les silhouettes de Jorge
Luis Borges, de Fidel Castro ou d'Henry Kissinger. D'une puissance d'expression
hors du commun, son graphisme visionnaire s'adapte tant au noir et blanc
qu'à la couleur, comme en témoigne ses adaptations très personnelles
de Dracula ou des Contes de Perrault.
Pédagogue convaincu, il a enseigné - en compagnie d'Hugo Pratt - la
bande dessinée à l'Escuela Panamericana de Arte à Buenos Aires. Parmi
ses élèves, le tout jeune José Muñoz. L'influence d'Alberto Breccia
est encore bien perceptible chez des auteurs comme Frank Miller, Pascal
Rabaté, Raúl ou Thierry Van Hasselt).
Jalon incontournable de l'histoire de la bande dessinée, l'œuvre d'Alberto
Breccia reste, pour une bonne part, inédite en langue française.
Breccia par Breccia
"Il
faut avouer que je n'ai jamais lu de bandes dessinées, je n'en ai pas
lu comme enfant, ni comme adolescent".*
"Il y a très peu de choses qui me plaisent dans tout ce que j'ai
fait jusqu'ici. Je suis satisfait de quelques vignettes, de quelques
intentions aussi, qui n'ont pas nécessairement abouti, mais qui étaient
justes".*
"La plupart des dessinateurs s'arrêtent au moment où ils ont atteint
le succès, s'installent confortablement et ils n'ont plus envie de bouger.
Il faut savoir risquer tous les jours son propre succès"
"L'éditeur est un monsieur qui publie des bandes dessinées comme
il pourrait fabriquer des saucisses".*
"Normalement, je choisis de travailler avec un scénariste, parce
que sa façon d'écrire m'intéresse, et j'interromps dès que je peux cette
collaboration, quand je me rends compte qu'il commence à s'habituer
à ma façon de travailler et ne fait qu'écrire à ma mesure."
"J'adapte
par ailleurs des œuvres littéraires par amour pour le texte, parce que
les bons scénaristes sont rares, parce que je suis trop paresseux pour
écrire mes propres scénarios et que je n'ai d'ailleurs pas de très grandes
qualités pour cela".*
"Borges. Je veux adapter Borges. C'est un éternel refrain : Borges,
les guapos, le tango, Buenos Aires. Toujours les mêmes choses, presque
une obsession. Borges a écrit des nouvelles où il raconte le Buenos
Aires des guapos, la vie dans la banlieue de la grande ville: tout cela
c'est ma vie, ce sont mes racines."
"Je reste en Amérique Latine parce que c'est mon île, parce que
mes racines sont là. […] C'est mon habitat naturel".*
"Je viens de pays, de lieux où la mort est quotidienne, où l'environnement
n'est pas particulièrement joyeux, où la vie ressemble à un jeu de hasard.
Il est probable que cet environnement et ce contexte m'influencent inconsciemment
dans mon travail".*
"Nous revenons toujours à la même chose : ce que je vis et ce que
j'ai vécu. 70 ans d'oppression, de Coups d'Etat, de peuples frustrés,
d'un pays qui, quand il arrive à toucher le ciel d'un doigt, est anéanti"
"J'ai
réalisé Perramus au lavis, avec plein de nuances de gris, parce
que Buenos Aires, pendant la répression, s'éteignait ; les teintes nettes,
le noir et le blanc, disparaissaient. La ville devenait grise, perdait
son âme. Tout était gris de peur et de silence. Si le peuple s'était
révolté, cela ne serait pas arrivé. Il y aurait peut-être eu une véritable
boucherie, mais dans une lutte à visage découvert ; sans tortures, sans
enlèvements, sans vols."
"Je commençais Dracula en pleine répression. Le dernier
épisode que j'ai dessiné fut Fué Leyenda ("Je ne suis plus une légende"),
et, à cette époque, la dictature était déjà très affaiblie. Même comme
ça, s'ils retrouvaient chez moi la page où j'écris "boucherie d'état",
par exemple, ils allaient sûrement me fusiller. Ils l'ont fait pour
beaucoup moins que ça"
" Si un jour ils étaient venus me voir à la maison, j'aurais toujours
pu leur dire : "Je suis en train de dessiner une histoire bizarre,
un peu comique, un peu grotesque". Peut-être que de cette façon je
pouvais arriver à leur arracher un sourire, et éviter qu'ils me massacrent
à coups de crosse. Les militaires étaient méfiants et ignorants."
"Je
me suis rendu compte qu'avec une arme ridicule, comme un petit pinceau,
je pouvais dire des choses très graves, très importantes."
"Je ne vois pas le beau côté des choses, je n'en vois que le côté
grotesque".*
"Je crois - au fond - être un romantique, et non pas un dessinateur
"noir". Je suis quelqu'un qui montre les blessures, tout en désirant
ardemment qu'elles n'existent pas. Tout cela c'est du pur romantisme,
car ces blessures vont continuer à exister."
Extraits d'Alberto Breccia, ombres et lumières
(Conversation avec Latino Imparato) sauf * extraits de la vidéo Alberto
Breccia, collection "Portraits d'auteurs", CNBDI, 1992.
Bibliographie en français
de Muñoz et Breccia
Alberto Breccia
- Mort Cinder (scénario Hector Œsterheld), Serg, 1974, réédition en
trois volumes, Glénat, 1982, réédition en deux tomes, Vertige Graphic,
1999 et 2000
- Cthulhu (d'après HP. Lovecraft), Les Humanoïdes associés, 1979
- Perramus (scénario Juan Sasturain), Glénat, 1986 et 1991 (trois volumes)
- L'Éternaute (scénario Hector Œsterheld), Les Humanoïdes associés,
1993
- Dracula, Dracul, Vlad? Bah!…, Les Humanoïdes associés, 1993
- Rapport sur les aveugles (d'après Ernesto Sábato), Vertige Graphic,
1993
- Le Cœur révélateur et autres histoires extraordinaires d'Edgar Poe,
Les Humanoïdes associés, 1995
- Che (avec Enrique Breccia, scénario Hector Œsterheld), Fréon, 2001
- Buscavidas (scénario Carlos Trillo), Rackham, 2001
José Muñoz
Scénario : Carlos Sampayo
- Alack Sinner, Le Square, 1977 réédition sous le titre Viet Blues,
Casterman, 1986
- Sophie Comics / Sophie going South, Futuropolis, 1981
- Flic ou privé, Casterman, 1983, réédition en deux tomes sous les titres
Mémoires d'un privé, Casterman, 1999 et Souvenirs d'un privé, Casterman,
1999
- Le Bar à Joe, Casterman, 1981
- Rencontres, Casterman, 1984
- Sudor Sudaca, Futuropolis, 1986 réédition partielle sous le titre
Automne et printemps, Amok, 1998
- Histoires amicales du bar à Joe, Casterman, 1987
- Nicaragua, Casterman, 1988
- Jeux de lumière, Albin Michel, 1988
- L'Europe en flammes, Albin Michel, 1990
- Billie Holiday, Casterman, 1990
- La Fin d'un voyage, Casterman, 1999
- Le Poète, Amok, 1999
- Histoires privées, Casterman, 2000
- Dans les bars, Casterman, 2002
Scénario : Jerome Charyn
- Le Croc du serpent, Casterman, 1997 - Panna Maria, Casterman, 1999
-
Scénario Daniel Picouly
- Retour de flammes, Casterman, 2003 (à paraître)
Ouvrages illustrés
- Les Damnés de la Pampa, Vertige Graphic, 1999
- Carnet argentin, Alain Beaulet, 2000
D'Alberto Breccia et José Muñoz
- Antiperiplea (d'après João Guimarães-Rosa, adaptation de Juan Sasturain)
suivi de L'Agonie de Haffner, le ruffian mélancolique (d'après Robert
Arlt), Belfond/Vertige Graphic, 1988