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Serge, quelle est l'idée de départ de Siloë, qu'est-ce qui t'a travaillé pendant tant d'années, qui a fait que tu as eu envie de mener ce scénario à terme ?
Ce qui est frappant quand on voit le résultat, c'est que l'histoire de Siloë, dans ce premier album, n'est pas tellement l'histoire de Siloë, mais plutôt l'histoire de l'univers de Siloë. Le personnage est vraiment en creux, il est très peu développé dans ce premier album. J'imagine que c'est voulu. Le Tendre : C'est pour cela qu'on appelle la série : "L'histoire de Siloë" et non pas Siloë. Ce qui était intéressant, c'était de présenter l'environnement autour de Siloë, mais surtout de s'intéresser dans ce premier album à l'histoire des autres, et notamment un journaliste, Norman, qui pourrait être juste un faire-valoir, un héros tout à fait ordinaire. Et puis, il y a ces inventions, notamment le "Dreambox" et toutes les autres, on se rend compte dans tout cela que ce sont de petites douleurs, de petites joies éparpillées autour d'un personnage qui n'a pas encore trouvé sa révélation. Mais je rassure le lecteur frétillant, au tome 2, Siloë va prendre du relief… A un moment, on parle de particules virtuelles du temps. Eh bien, Siloë est une héroïne virtuelle, dans le sens où elle oriente le comportement des autres par son absence, mais à mesure que les autres s'intéressent à elle, lui donnent de l'importance, elle se remplit, elle s'enrichit du regard des autres et elle va influer sur le cours de leur vie. Stéphane, quand tu as reçu le scénario en main, tu ne l'as pas pris pour argent comptant. D'après ce que j'ai compris, vous avez discuté, argumenté, changé certaines choses. Quelle est la vision que toi, tu as amenée dans cette histoire ?
Servain : C'est plutôt une première. Luc a une vision extrêmement précise, calibrée, de son scénario. Comme il envoie aussi ses pages petit à petit, on ne peut pas influer sur l'ensemble. Avec Serge, j'avais 70 pages écrites. Donc on a tout regardé, tout découpé, on a fait évoluer le tout. 70 pages qui n'ont pas toujours été 70 pages, puisque les premières versions étaient plus courtes. Pourquoi les avoir rallongées ? Le Tendre : C'est un enrichissement. Certaines scènes d'action étaient trop courtes, certaines scènes d'émotion pas assez développées. Parfois, il manquait de place pour de grandes images. A force de se pencher sur l'histoire, il y a toujours des petits "plus" qui apparaissent, du plaisir, une facétie, un enrichissement… Servain : J'aime bien l'idée d'avoir un gros bouquin en main. C'est quelque chose qui me plaît en tant que lecteur. Je trouve donc que c'était une bonne idée de le faire pour Siloë. Le Tendre : Non. Parce qu'un éditeur a des impératifs de rentabilité. Avec l'histoire de Siloë, rien ne permet d'avoir la certitude que cela va être un succès. On espère que cela va toucher un certain public. Et du coup, Delcourt fait le même pari. Peut-être que cela va marcher, mais ce ne sera peut-être pas à la hauteur de notre espérance. Par ailleurs, cette histoire, Guy (Delcourt) la connaissait depuis longtemps. Il y est très attaché et il a fait le nécessaire. La preuve, c'est que vous êtes là. Servain : Oui, d'emblée. C'est ça qui a emporté ton adhésion au départ ? Servain : Oui, mais c'est l'univers aussi, c'est le défi que cela représentait. Je ne considère pas que la fin soit la seule qualité. Il ne faut pas attendre la fin pour que cela soit bien. Le défi qu'a représenté la création d'un univers de science-fiction me plaisait beaucoup. Plusieurs personnages me touchaient aussi. J'aime l'idée que l'histoire s'attache plus à des personnage qu'à elle-même, qu'à l'aventure. J'aime qu'il y ait une interaction directe, que l'histoire naisse des personnages. Quelle est l'influence du cinéma dans ton traitement ? Il y a un film qui t'a inspiré au niveau des décors Servain : Le film standard, culte, c'est "Blade Runner", d'où j'ai gommé tout l'aspect brouillard, pluie… Avec une volonté de se détacher du modèle ? Servain : Oui, oui. Complètement, bien sûr. L'univers qui est décrit dans Blade Runner est d'un réalisme assez terrifiant, du moins quand on est proche des gens. Parce que si on s'éloigne, c'est une vision d'artiste. Moi, je voulais quelque chose de plus optimiste, parce que l'histoire prend un tour assez sombre, et que je ne voulais pas tout de suite que ce soit écrasé par l'ambiance.
Le Tendre : Pour l'anecdote, j'ai été témoin direct d'un attentat. Donc, quand on fait une histoire ou qu'on la dessine, il y a toujours un moment où cela sert d'exorcisme. Il faut sortir des émotions. Ce qui permet aussi des scènes catastrophes. Le Tendre : J'ai pas encore vu de Concorde s'écraser, mais… Non, ce n'est pas ce que je veux dire, mais dans l'album, il y a des scènes catastrophes. Le Tendre : Oui, mais, ça c'est un principe de narration, c'est qu'il faut quand même commencer dès le départ par accrocher le lecteur en lui disant qu'il y a du danger dans l'air, si on peut dire. A partir de là, comme un journaliste, on refait une enquête jusqu'au moment où on arrive à une proposition de résolution. Donc, il faut bien attirer le lecteur dans l'histoire, et le mystère est entier sur les "psybombes" ; on ne sait pas comment ça marche et d'où ça vient. Le Tendre : Oui, oui. D'où cela vient, je dois dire que je ne m'en souviens plus. Peut-être, je peux parler de Philip K. Dick, de Stephen King, ou de gens comme ça.. Non, je dois dire qu'il doit sûrement y avoir des origines, mais je ne m'en souviens plus. J'ai parfois la paresse de ne plus savoir d'où je tire mes sources. Alors, il est facile de toujours répéter les mêmes noms. Dans certaines histoires, je nomme des personnages comme Hitchcock, parce que ce sont des références, et je rends hommage à ce moment, mais il y a certainement des tas d'oubliés. Quand je lis des histoires, le lendemain je les pose. Six mois ou un an plus tard, j'ai oublié, mais cela continue à faire son petit bonhomme de chemin. Donc, les psybombes, peut-être que quelqu'un d'autre les a inventées avant moi. C'est tout à fait possible. Ce que tu assumerais pleinement… Le Tendre : Oui, oui, … sauf si on me fait un procès ! (rires). Non, mais même le caisson, tout ça, je suis sûr que c'est K. Dick. Je ne crois pas qu'il y ait de caisson, mais il y a des drogues qui permettent de remonter dans le passé. Bien. On va parler de la science peut-être… Le Tendre : Oui, la fragmentation du quark Voilà. C'est quelque chose qui t'intéresse réellement, que tu suis, tu lis "Sciences et Vie" chaque mois …? D'où vient le nom de l'héroïne ? Le Tendre : Le nom de Siloë est un nom biblique, qui est le nom que Jésus citait à un aveugle qui essayait de retrouver la vue : "Va à la piscine de Siloë (qui est un quartier de Jérusalem) et tu t'y baigneras et tu recouvreras la vue". Donc, le nom vient de ce quartier et d'une piscine qui "donne à voir". Et, pour moi, l'histoire de Siloë, c'est aussi cette révélation.
Le Tendre : Oui, les Esséniens sont une secte, au sens large du terme, qui faisait partie de l'Ancien Testament aussi, et qui, il semblerait, auraient aidé à l'initiation de Jésus et qui étaient un petit peu des "purs et durs" d'un certain tenant de la religion. Il n'est pas interdit de penser que les Esséniens ont continué à exister et, si on peut dire, se sont dévergondés, c'est-à-dire qu'il peut y avoir des gens qui utilisent l'esprit, la foi des Esséniens pour en faire des sectes d'extrémistes. Et, en l'occurrence, ces gens-là ont un but et grâce à Siloë ou à travers Siloë ou à cause de Siloë, ils vont essayer d'atteindre ce but dans des circonstances terrifiantes. Est-ce que les deux albums à venir sont déjà définitifs ? Le Tendre : Non. Ils ne sont pas écrits. Ils auraient pu être écrits, mais à partir du moment où, avec Stéphane, on a travaillé ensemble sur le premier, il aurait fallu les réécrire entièrement. Je sais où je vais, je connais le bruit de fond de chacun des deux albums, les relations entre les personnages, ce qui doit être raconté, mais comme, justement, il y a eu une mayonnaise, une sauce qui s'est solidifiée avec Stéphane, du coup, moi, cela me donne du ferment, et je vais l'utiliser pour écrire le deuxième et le troisième. Le Tendre : Les relations de pouvoir sont plus anecdotiques. Elles sont moins fortes. Les relations familiales, c'est ce qui tient Siloë dans son monde. C'est aussi ce qui tient son père. Le Tendre : C'est un noeud gordien.
En fait, ils sont indissociables. Le père développe un sentiment de culpabilité
qu'inconsciemment, il a fait reporter sur sa fille, laquelle, suite à
l'accident de sa naissance, a développé une personnalité schizophrénique
qui était alimentée par le complexe de culpabilité de son père. Donc,
il faut sortir de cela. Et ça, c'est plus important à mes yeux, cette
demande, cette relation, que les luttes de pouvoirs économiques, politiques
ou religieux.. Ceci dit, on ne peut pas ne pas tenir compte de ces pouvoirs
qui sont là, puisque justement, dans le premier tome, même si c'est peut-être
rapidement évacué, Siloë est déjà utilisée à un niveau de pouvoir. Dans
le deuxième, ce sera un deuxième niveau de pouvoir qui sera encore plus
fort et qui sera l'objet d'un enjeu politique extraordinaire. Qu'est-ce qui te tente tant dans les relations familiales ? Le Tendre : Ce n'est pas que ça me tente, c'est que je ne peux pas faire autrement. C'est la façon dont la plupart des histoires que j'ai écrites en bande dessinée, sont le reflet de ma vie. Servain : Je dirais plutôt assistées par l'ordinateur. C'est une conception par ordinateur. Cela amène des cadrages, des idées, mais c'est simplement parce que cela permet de revenir en arrière sur ce que l'on fait. C'est en ça qu'on pourrait dire que l'ordinateur assiste parce qu'il permet de revenir en arrière. Maintenant, il ne faut pas s'imaginer qu'on va glisser une page à l'ordinateur et lui dire : fait ceci, fais ça. Ce n'est pas vrai, ce n'est pas comme ça que ça marche. Pour commencer, il y a des options, des choix de couleurs des choix d'ambiance. Servain : C'est ça. Quand on fait des couleurs sur ordi, en fait, on va chercher des couleurs sur une palette, on les étale avec un crayon, exactement comme on fait à la main. Tu as peu recours à tout ce qui est "effet". Servain : Oui, ça c'est un choix, par goût. C'est une volonté de recréer le même type de couleur que ce qu'on voit avec le « bleu ».
Avec des codes qui sont quand même relativement présents.
C'est une couleur qui peut évoquer la schizophrénie. Servain : Oui, c'est ça. En plus, c'est un rouge qui progresse selon la puissance de ce que l'on peut percevoir. Après, il y a des ambiances bleues, parce que ce sont celles que j'aime, enfin, c'est une question de goût. Ce sont des couleurs qui ne correspondent pas nécessairement au lieu ou au temps. Servain : Non. Ce sont plutôt des couleurs d'ambiance. Je me suis rendu compte que j'avais éclairci mon dessin au trait. Donc, j'ai transposé ce travail là à la couleur. Le problème, c'est que, jusqu'à maintenant, je ne les faisais pas moi-même, donc j'étais tenté d'être responsable des ambiances au noir, ce qui faisait que je ne voulais pas laisser trop de champ aux coloristes et leur imposer davantage ma vision. Alors que là, comme je faisais moi-même mes couleurs, j'ai pu très facilement enlever …
Servain : Ou alors, le noir devient une couleur. Cela facilite le travail préparatoire ou pas ? Ton travail d'encrage a été plus simple ? Servain : Non. Je ne dirais pas plus simple. Avant, quand je mettais des noirs, c'était souvent pour cacher certaines faiblesses (rires), donc je me suis fait violence pour essayer de dessiner ce que je ne savais pas dessiner aussi. C'est-à-dire ? Servain : Oh, je ne sais pas. J'ai des tas d'exemples. Souvent, on est tenté de mettre du noir, cela évite de dessiner ça ou ça.
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