| La fin d'une bibliothèque
Par Benoît Peeters
Auteur - directeur de la collection "Bibliothèque de Moulinsart"
Voici dix ans que j'anime chez Casterman la "Bibliothèque de Moulinsart", collection qui tente de présenter à un
large public les facettes les moins connues du travail d'Hergé (ses dessins de jeunesse par exemple, ou la première
version du "Temple du Soleil") en même temps que les commentaires, variations et divertissements que son oeuvre
suscite. Ces ouvrages ont reçu un excellent acceuil de la presse et des lecteurs, et l'un d'eux a même constitué un
best-seller inattendu : Le Haddock illustré d'Albert Algoud.
Ce sont pourtant les difficultés rencontrées par le nouveau projet d'Albert Algoud, Le Dupondt sans peine, qui
me conduisent aujourd'hui à mettre fin à la "Bibliothèque de Moulinsart" et, plus globalement, à une longue
collaboration avec les ayant-droits d'Hergé. Non que ces problèmes soient les premiers que je rencontre : depuis
quelques années, il devient de plus en plus difficile de développer un projet autour de Tintin, qu'il s'agisse d'une
exposition ou d'un documentaire, et d'autres manuscrits de qualité, ceux de Pierre Sterckx ou de Yves Horeau
par exemple, ont déjà vu leur publication entravée. Mais le report sine die du projet d'Albert Algoud constitue
pour moi le signe qu'il est temps de lever l'ancre.
La vie d'une oeuvre après la disparition de son créateur est une chose toujours délicate, et loin de moi l'idée de
vouloir jouer les donneurs de leçons. Mais je suis personnellement persuadé que la prodigieuse gloire posthume
d'Hergé (épargnée par cet effet de "purgatoire" dont tant d'oeuvres de qualité sont victimes) aurait été
inconcevable sans les cent volumes et quelques publiés depuis 1983.
Loin de détourner des Aventures de Tintin, ces livres y ont multiplement reconduit, prouvant tangiblement sa
richesse, à travers la diversité des approches qu'elle peut susciter. Et même si beaucoup de ces publications ne
s'adressent qu'à une partie réduite de l'immense public des Aventures de Tintin, elles ont aussi permis de relancer
régulièrement la curiosité pour les albums. Une oeuvre qui ne suscite plus le discours critique, qui ne soulève plus
de discussion et d'interprétation, est une oeuvre qui s'éteint doucement.
A l'heure où Blake et Mortimer, Astérix, Gaston Lagaffe et Alix occupent massivement les vitrines des libraires et
les unes des journaux, et sachant que Tintin ne peut, de par la volonté de son créateur, connaître de nouvelle
aventure, je ne crois pas que la publication de la version originale de "L'Ile Noire", si intéressante soit-elle, puisse
y faire contrepoids. Je ne prétends pas non plus que "Le Dupondt sans peine" y suffirait, mais je suis persuadé
que, du fait de la qualité du projet, de son caractère ludique, et de la personnalité de son auteur, ce livre est en
mesure d'y contribuer davantage que bien des réalisations de merchandising.
Que jamais cet ouvrage n'ait été commandé par Nick Rodwell, ainsi qu'il le reproche à Algoud, est une évidence
qui ne diminue en rien, bien au contraire, la valeur de ce projet. La force d'un livre, qu'il soit d'Hergé, de Michel
Serres, d'Albert Algoud ou de Pierre Sterckx, est d'abord d'émaner d'un auteur et de son désir. Entraver
aujourd'hui la publication de manuscrits de cette qualité, interdire ou limiter à l'extrême l'usage de cases extraites
des Aventures de Tintin, s'apparente à un acte de censure et à un abus de pouvoir.
N'y aurait-il place désormais que pour des gadgets coûteux, dûment estampillés "Moulinsart sa" ?
Ce serait, à n'en pas douter, s'orienter dans la voie d'un insidieux ensevelissement d'une série qui mérite un autre
destin.
Je finirai sur une note plus personnelle. Pour avoir rencontré Hergé plusieurs fois, pour avoir lu de larges pans de
sa correspondance, je me souviens de sa délicatesse, de son humour, de son respect constant de l'interlocuteur.
Tous ces traits, je ne les retrouve guère dans les attaques incessantes dont sont victimes bon nombre de
défenseurs sincères et fidèles de Tintin.
Protéger une oeuvre, n'est ce pas aussi tenter de prolonger l'esprit de son créateur ?
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