Interview de Lorenzo Mattotti



Lorenzo Mattotti, auteur de Stigmates, Murmure, Labyrinthes et bien d'autres encore, répond aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio.

 

Lorenzo Mattotti, lorsqu'on regarde vos œuvres; ce qui frappe d'emblée c'est que votre sens de la couleur n'est pas quelque chose d'inné. Il est venu peu à peu. Aujourd'hui, on peut franchement dire que c'est pourtant à travers la couleur que vous vous exprimez réellement.

Mattotti : Oui, c'est une chose qui est arrivée lentement dans mon travail. J'ai commencé en noir et blanc comme on devait le faire. On était obligé de faire du noir et blanc parce que c'était beaucoup plus facile à publier. Dans la bande dessinée, il y a une tradition du noir et blanc et il faut d'abord maîtriser cette technique avant d'affronter les couleurs. Mais quand j'ai commencé les couleurs, on était très libre en Italie, on pouvait tout utiliser. Il n'y avait pas la tradition des "bleus", ni des couleurs divisées. Les jeunes auteurs utilisaient toutes les matières de couleurs, de coloration. Moi, j'ai peu à peu découvert les crayons et les pastels parce que c'était plus souple pour mes critères.

Plus pur aussi, non ?

Mattotti : Plus pur, je ne sais pas. Je trouvais que c'était une matière très souple. Peu à peu, j'ai commencé à découvrir les autres matières. Je crois que j'ai découvert la force des couleurs de façon expressive. Pas en utilisant les couleurs d'une façon descriptive - comment dire ?… un pantalon bleu -… Pour moi, les couleurs ont une signification, une émotion. Ca nous donne des émotions. J'ai commencé à l'utiliser pour ça.

Vous employez essentiellement le crayon gras ou le pastel, vous l'avez dit. Il y a quand même une part de crayonné au départ ?

Mattotti : Oui, oui. Les méthodes de dessin sont toujours le mêmes. D'abord le crayonné, après l'encre ou une ligne rouge comme ça et puis viennent les couleurs.

Vous avez déjà fait des dessins à main levée ? Sans encrage ou sans crayonné ?

Mattotti : Oui. C'est que j'ai fait dans "Feux" (chez Albin Michel, 1986, ndlr). C'était presque émotionnel, c'était presque comme des peintures abstraites. Ca m'arrive, oui. Quand il faut le faire, on le fait.

Ce qu'on peut se demander en regardant vos œuvres, c'est pourquoi vous avez choisi de continuer à faire de la bande dessinée alors que vous auriez pu être un grand affichiste - illustrateur ou un peintre ?

Mattotti : Parce que la bande dessinée, je crois que c'est mon grand amour et ma grande malédiction. C'est-à-dire que je suis fasciné par la richesse des possibilités qu'il y a dans les moyens de la bande dessinée. A mon avis, on peut tout faire avec la BD, on peut faire de la bande dessinée poétique, on peut faire de la bande dessinée dramatique, on peut faire du journalisme, on peut tout faire. Le problème est d'essayer de le faire et c'est très complexe. Quand je termine un livre en fait, j'ai l'impression d'avoir terminé une étape de ma carrière. Parfois l'illustration, c'est très rapide. Il faut la faire, c'est tout. Mais on oublie que la BD, pour moi, c'est comme faire un livre, c'est comme faire un film pour un réalisateur. C'est un travail très complexe.

Alors, il y a deux scénaristes ou deux auteurs qui ont compté jusqu'ici parmi ceux avec lesquels vous avez travaillé. C'est surtout Claudio Piersanti et Jerry Kramsky. Quelle est la signification de ce travail avec eux ?

Mattotti : Kramsky, c'est mon grand copain. C'est avec lui que j'ai commencé à faire de la bande dessinée. On se connaît depuis qu'on a 14 ans. Après, j'ai travaillé avec Lilia Ambrosi ("L'homme à la fenêtre", chez Albin Michel, ndlr). J'aime bien travailler avec quelqu'un d'autre parce que ça me permet d'avoir un regard distancié sur le travail que je suis en train de faire mais aussi un travail très soudé. On travaille toujours ensemble. Il n'y a jamais un scénario d'abord et après le dessin. Les dessins et les scénarios vont ensemble. En fait, on construit l'histoire avec le rythme des images normalement et après, seulement, on ajoute les textes. C'est toujours un travail d'échange. Il y a d'abord la discussion sur le thème de l'histoire, puis une structure, mais ce n'est pas un travail divisé et séparé.

Si je parlais de Claudio Piersanti, c'est aussi parce que « Stigmates » (paru au Seuil en 1998, ndlr) est un album vraiment étonnant qui vous a permis de dégager une énergie incroyable dans le noir et blanc.

Mattotti : Oui. Je crois que c'est une œuvre très importante pour moi. C'est un noir et blanc assez sauvage pour exprimer l'histoire et le personnage. Parfois, les gens sont un peu perdus devant le style. On a essayé de faire une histoire très linéaire, très simple à lire. Comme ça, le lecteur peut entrer sans trop de craintes, de réticences dans l'histoire. Après, je crois que le regard comprend très bien. Le regard du lecteur, s'il est engagé dedans, je crois qu'il peut ressentir l'émotion de l'histoire.

Certaines personnes qui vous connaissent bien comme Gabriella Giandelli, qui a été une de vos élèves, (auteur de "Silent Blanket" au Seuil, entre autres, ndlr) disent qu'elles n'arrivent pas comme vous à maîtriser et la couleur et la lumière. C'est difficile ?

Mattotti : Je ne sais pas. Mais Gabriella est très douée pour beaucoup de choses. Moi, j'ai toujours l'impression de continuer à découvrir quelque chose. Je n'ai jamais l'impression de savoir ce qu'il va se passer dans l'image que je suis en train de faire. Et ça, ça me permet des découvertes permanentes, ça me procure une énergie aussi. C'est un vrai mystère. C'est un défi d'avoir en tête un sentiment précis, de savoir ce qu'on veut fixer sur le papier et d'essayer d'arriver jusqu'au bout. Si on a un petit doute, il faut absolument s'arrêter et changer de direction.

Vous recommencez des planches ?

Mattotti : Je recommence, je change. Je change beaucoup les couleurs jusqu'au moment où je suis convaincu. Il y a certains moments où on commence une image et on voit tout de suite que ça ne marche pas. Alors, parfois, je jette. Mais c'est rare. Normalement, je travaille beaucoup sur l'image elle-même pour arriver au résultat.

Il y a eu aussi dans votre parcours une longue expérience en animation, en dessin animé, qu'est-ce que ça représente pour vous ça ?

Mattotti : L'animation c'est un travail très complexe. Quand je l'ai fait, c'était un très bon travail d'équipe. J'avais peur d'être solitaire, d'être quelqu'un qui n'était pas capable de travailler en équipe mais j'ai trouvé des gens qui aimaient mon travail, qui le connaissaient bien et c'était vraiment un grand plaisir de travailler ensemble. Et puis, l'animation, c'est aussi ma relation avec le cinéma. L'idée, c'est de retrouver sur l'écran la même liberté, la même force dans les images que pour ce que je fais tout seul. C'est très difficile à cause de tous les problèmes de travail d'équipe et avec les différents ingrédients qui s'additionnent. Il y a des contraintes très précises. Et pour surmonter ces contraintes, il faut une énorme force, beaucoup de volonté. Parfois, je préfère être tout seul dans ma chambre qu'obliger les autres à travailler avec moi.

Un tout grand merci.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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