Interview de Léo : les mondes d'Aldébaran et Bételgeuse



Créateur des mondes fantastiques d'Aldébaran et de Bételgeuse (Dargaud), Léo nous fait le plaisir de répondre aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio

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Après le premier cycle d'Aldébaran, Betelgeuse - qui en est maintenant à son deuxième album - développe un univers qui est à la fois différent et très proche. On retrouve certains personnages d'un cycle à l'autre, notamment Kim, l'héroïne principale, ainsi que des thèmes semblables. On a l'impression que ces thèmes te tiennent particulièrement à cœur ; entre autre, les thèmes humanistes.

Léo : Oui, en effet. C'était la suite naturelle de mon idée initiale ; écrire des histoires à une époque donnée, quelques 200 ans dans le futur où j'avais imaginé au départ réaliser plusieurs cycles dans différentes planètes que la Terre serait en train de coloniser. Petit à petit, j'ai décidé de garder certains personnages qui passeraient d'une planète à l'autre et qui participeraient à certains processus de colonisation. J'aurais eu trop de peine de voir disparaître Kim, par exemple, mon personnage préféré. Ici, elle va être le personnage principal de cette saga. Comme cela se passe à la même époque, avec des problèmes et un début de colonisation similaires sur Bételgeuse, on revient effectivement à un climat, des problèmes et des tensions que l'on avait déjà rencontrés dans Aldébaran.

Avec évidemment cette préoccupation de sonder un peu l'âme humaine face à des défis, face à des dangers ?

Léo : Oui.. Disons que cela vient après. Au départ, j'ai simplement envie de raconter une histoire, pas nécessairement faire passer certains messages. Je raconte et cela vient naturellement. Et forcément, je fais passer à travers les personnages ma façon de voir les choses, de voir le monde…

Quand tu as commencé à travailler, tu as travaillé avec des scénaristes. Il a fallu quand même un certain temps avant que tu trouves la possibilité de travailler en solo, en 1993. Mais tu as toujours continué Trent avec Rodolphe. C'est parce que tu aimes travailler avec lui ou c'est parce que tu trouves vraiment quelque chose d'autre avec cette série ?

Léo : J'y trouve effectivement quelque chose de différent, une autre manière de travailler. Travailler avec Rodolphe, c'est non seulement plus facile et différent, mais j'aime également beaucoup cet univers de Trent, c'est un univers que je n'aurais pas pu créer seul. En outre, après avoir commencé le premier cycle d'Aldébaran, je me suis rendu compte que le fait d'alterner mon histoire et celle de Trent avec Rodolphe me permettait de prendre du recul dans mon histoire et pouvoir écrire le scénario plus calmement, pour mieux évaluer la façon de le poursuivre. Si j'étais constamment dans ma série, je pense que je perdrais mes repères, je n'arriverais plus à avoir suffisamment de recul pour pouvoir évoluer. Je me suis rendu compte après coup que ça marchait bien et j'en suis heureux, j'adore cette méthode de travail et on va continuer ainsi.

Pourtant ça t'empêche d'aller plus vite dans ta série-phare, que le public attend avec beaucoup d'impatience.

Léo : Oui mais comme je travaille très vite, je travaille véritablement comme un fou, ça nous fait 1 album tous les 14 mois. Je pense que c'est un bon délai. Je pense qu'il ne faut pas aller trop vite sinon chaque album n'a pas le temps de s'établir réellement.

On a l'impression pourtant que tes albums sont préparés très longtemps à l'avance. Quand on les lit, on se dit: "Ce n'est pas entre le 1er et le second qu'il a choisi d'aller là, il sait très bien où il va". Les éléments sont amenés de manière très posée. Qu'est-ce qui est prévu, qu'est ce qui écrit au-delà d'un album ?

Léo : J'ai une ligne générale. En général, je sais où je vais et comment ça va finir. Mais le chemin à emprunter pour y parvenir n'est pas toujours aisé. Quand j'ai commencé Aldébaran, je voulais absolument tout raconter, j'avais la hantise de louper le moindre détail de l'histoire.. Je voulais tout montrer, prévoir ce que chaque album allait raconter… Ensuite, avec le temps, je me suis rendu compte que c'était trop long à dessiner. Les années passent, on évolue, les idées viennent, on progresse.. Avec le second cycle - Bételgeuse - je me suis laissé la possibilité de m'ouvrir à de nouvelles inspirations à chaque album. Mais j'ai néanmoins une vue générale, un fil conducteur que j'essaie de suivre, même si ce n'est pas toujours évident. Il m'arrive parfois de terminer l'écriture du scénario avant de commencer à dessiner quoique ce soit. Je peaufine, j'écris, je réécris et je re-élabore jusqu'au dernier moment.

Dans Bételgeuse, on a, dans cette communauté, qui est une communauté terrienne au départ, deux clans, deux groupes. Au départ, on a l'impression que c'est un peu le bien et le mal. Il y a ceux qui ont l'air tout à fait antipathique et ceux qui ont l'air très sympathique. Et puis, on brouille les cartes, on brouille les pistes. Finalement, on se rend compte que même ceux qui ont l'air très gentil, et bien… ils ont peut-être certaines choses sur la conscience. C'est une volonté de ne pas donner des clivages trop établis ?

Léo : Tout à fait. Pour ne pas être trop monothéiste, je voulais faire en sorte que tous les rôles ne soient pas attribués dès le départ, que les bons ne soient pas que bons et les méchants.... Même les méchants peuvent avoir leurs raisons à certains moments. Il arrive même à Kim, l'héroïne d'exagérer, de dépasser certaines limites. Je voulais que cela ne soit pas trop simple. Je trouve que c'est parfois le cas dans Aldébaran ; trop gentil-méchant. Je voulais que cela soit plus complexe cette fois.

Et la Mantrisse dans tout ça ?

Léo : Ah, la Mantrisse, c'était une autre raison de faire une suite à Aldébaran. En effet, après les 5 tomes, on ne sait pas encore très bien ce qu'est la Mantrisse. Je trouvais que c'était une idée à exploiter, qu'il y avait encore des choses à raconter. On retrouve donc la Mantrisse sur la nouvelle planète. D'autres formes et d'autres manifestations de la Mantrisse. Je vais davantage maintenant développer ce sujet et donner certaines explications, mais pas toutes…

Qu'est-ce qui t'as tenté justement dans cet élément-là ? Est-ce que ce n'est peut-être pas les manifestations, au départ, qui étaient très spectaculaires et le côté sagesse qui pouvait en découler ?

Léo : J'aimais cette idée d'un être complètement différent de nous, avec lequel, malgré le fait qu'il soit intelligent (parfois même davantage que la race humaine), les humains aient une énorme difficulté à le comprendre et à communiquer. Intelligent mais en même temps si différent… J'aimais l'idée de mettre des siècles à étudier la créature et à tenter de la comprendre et de découvrir que c'était une créature intelligente. Je voulais fuir l'idée trop exploitée que l'intelligence rencontrée était soit humanoïde soit très proche de l'homme. Je voulais des intelligences plus avancées que les nôtres, avec une forme et une façon de se comporter et de vivre complètement différentes des nôtres. Cela donne un être impressionnant, qui a des côtés spectaculaires notamment par sa faculté de changer de forme et son rapport étrange et incompréhensible avec la mer. J'aime également beaucoup le côté graphique que cette forme de vie me permettait de représenter ; par exemple, l'image de la mer qui se solidifie… Cela donnait des images très fortes.

Les images, on sent que c'est quelque chose qui t'a beaucoup guidé dans la confection des monstres, des êtres des univers. Ici, il y en a un, je trouve, qui est particulièrement réussi ; c'est cette espèce de grenouille verte qui a l'air tout à fait sympathique au départ, qui est quand même un petit peu un E.T., et puis qui, en fait, est un horrible monstre. D'où te vient ce bestiaire ?

Léo : Le bestiaire est devenu petit à petit un truc important dans la série. Lors de mes contacts avec le public, je me rendais compte à quel point le bestiaire semblait impressionnant. Cela m'amusait énormément de créer ce genre de bêtes bizarres et différentes, et qui m'aidaient à créer une ambiance exotique d'une planète différente de la Terre. Au départ, j'avais fait exprès de montrer une végétation et une ambiance assez semblables à la Terre, mais je voulais qu'il y ait des éléments qui montraient soudain qu'on n'était pas sur Terre mais bien sur une autre planète. Pour ça, ces "bêtes" sont très importantes. Et elles me servent beaucoup dans l'évolution de mon scénario. Par exemple, il fallait que le colonel Wong, un des personnages gradés de l'équipe, meure pour permettre à Kim d'assumer un poste à responsabilités plutôt lourdes pour elle. J'ai donc fait en sorte que Wong soit attaqué par une bête bizarroïde dès le début de l'histoire, dès leur arrivée sur cette nouvelle planète.

La plupart des personnages, en fait, sont mis en danger davantage par leurs propres sentiments, par leurs propres faiblesses que par l'environnement extérieur. Dans l'ensemble des deux cycles, on se rend compte qu'il y a finalement assez peu de gens qui meurent de causes extérieures mais, en revanche, c'est vrai que la plupart se retrouve soit confrontée à des dangers tout simplement humains, soit mis en doute c'est le cas de Kim dans cet album-ci, qui doute vraiment très très fort. C'est cette envie de montrer comment sont les gens en vrai ?

Léo : Oui, ça faisait partie de l'histoire sans trop d'arrière-pensées. Par exemple, le fait que, surtout sur Aldébaran, la menace vienne plutôt des humains que de la planète. Ce ne sont pas les bêtes qui vont les tuer. A la fin du cycle, ils arrivent à survivre dans ces terribles marécages …et la menace vient des hommes, des autres. Ils vont mourir là à cause d'eux. Dans le second cycle, on montre que même dans un petit groupe en nombre restreint, ils arrivent à se déchirer, à avoir des comportements dictatoriaux. J'aime exploiter ces idées-là.

Peut-être aussi parce que tu viens d'un continent où la dictature t'a rattrapé deux fois ?

Léo : Oui, j'ai vécu toute ma jeunesse sous la dictature.

Au Brésil, puis au Chili

Léo : Oui, et arrivé en Europe, je me suis rendu compte qu'à côté, c'était la même chose : toujours cette violence. La violence religieuse, par exemple, m'a beaucoup impressionnée. Au Brésil, on est un peu éloigné de ça. Mais en Europe, par exemple, la violence de l'intégrisme musulman est pire, plus choquante peut-être pour moi que les affrontements des catholiques contre les protestants en Irlande. Pour moi, c'est incompréhensible que des Européens se tuent pour des religions. J'ai voulu faire passer un peu de ça dans mon histoire, faire perdre la face, ne pas donner raison aux méchants, dans le premier cycle d'Aldébaran et montrer que même dans un petit groupe de gens, alors qu'ils sont en situation de crise, on peut en arriver à s'entre-tuer et à avoir des comportements dictatoriaux.

Tu as une formation d'ingénieur ?

Léo : Oui

Est-ce que ça t'aide dans la façon dont tu conçois à la fois tes récits, tes scénarios, mathématiquement parlant je dirais, et dans des tas d'appareils que tu peux imaginer et inventer ?

Léo : J'essaie de ne pas être trop technique malgré ma tendance naturelle à me laisser emporter par elle. Mais je crois que les gens ne suivraient pas et donc, j'essaie de me freiner. Malgré tout, il n'est pas dit qu'inconsciemment, cela ne transparaisse tout de même dans mes histoires et que cela m'aide à les rendre cohérentes. Même mes élucubrations du futur sont assez cohérentes. J'essaie de toujours tout expliquer.

L'aérojeep, par exemple, le véhicule qui vole, il fallait que j'explique pourquoi il volait sinon cela faisait un peu "facile". C'est effectivement peut-être là mon côté technique et ma formation qui me font me préoccuper de ces aspects-là, de cet ensemble cohérent et plausible. C'est plus facile aussi pour les lecteurs de s'embarquer dans l'histoire.

Je me suis efforcé d'imaginer au départ, dans Aldébaran, un espace restreint où un petit groupe de gens restait isolé pendant une centaine d'années. Je me suis efforcé d'imaginer comment un peuple ainsi isolé pouvait évoluer, le déclin intellectuel et culturel qu'il y aurait, les difficultés technologiques inhérentes à l'absence de pétrole par exemple, et qui dit pas de pétrole, dit pas de moteurs à explosion mais plutôt des machines à vapeur.. C'est plus rustique mais plus facile à construire. Ils n'auraient ni avions ni bateaux à moteur, donc ils devront exploiter les ballons et les bateaux à voile. J'ai donc essayé d'imaginer tout cela et cela donne Aldébaran, un mélange de techniques avancées avec des éléments plus anciens et plus rustiques. D'un autre côté, j'imaginais des armes qui continuaient à être fonctionnelles bien au delà de 100 ans, armes hyper-résistantes comme on en voit aujourd'hui, et qui co-existeraient à côté des machines à vapeur et des bateaux à voile, mélange rustique et ultra-moderne. C'est peut-être mon côté d'ingénieur qui m'a fait entrer dans ce genre de détails.

Alors, pour un Brésilien qui a, dans son imaginaire ou dans son histoire, connu quand même encore beaucoup de réminiscences de la période des conquistadores, le fait d'avoir choisi de travailler sur la colonisation, c'est un hasard ou une façon de régler ses comptes ?

Léo : Non, pas consciemment en tout cas. C'est plutôt comme la Conquête de l'Ouest, cette découverte permanente et passionnante. Et comme aujourd'hui, on n'a plus de mondes à découvrir, on a toujours dans notre imaginaire cette époque des découvertes, quand les Européens découvrirent l'Afrique par exemple, c'était une grande réussite….

Les découvertes en général, c'est plutôt réservé aux hommes. Ici, les personnages qui sont les plus attachants, ce sont ceux qui sont féminins. Pourquoi ? Parce qu'ils ont autre chose que les hommes ?

Léo : J'avais plutôt envie de faire ça parce que je trouve que souvent, le personnage féminin est mal ficelé dans les histoires en général. La femme est souvent celle qui gêne le héros, l'être faible … Cela m'énervait et je voulais aller à contre-courant. Par exemple, j'ai beaucoup aimé le personnage de la femme, capitaine de vaisseau, dans "Alien". Le fait que le capitaine d'un vaisseau soit un femme est déjà impressionnant en soi, mais c'était en plus le personnage fort du film. J'ai beaucoup aimé. Parmi ces mecs-là, malgré leur gabarit, c'était la femme qui était la plus forte. Je trouvais que c'était sympa et j'ai voulu faire ça.

Comment vis-tu avec tes personnages ?

Léo : Les personnages, c'est une expérience bizarre. Au départ, on entend toujours dire que les personnages ont une vie propre. Et j'ai un peu ressenti ça à la fin. C'est vrai que le personnage commence à avoir une vie propre. Quand j'écris une scène, je sais que le personnage X va se comporter ainsi. Si je lui donnais un comportement différent, cela ne collerait pas au personnage. Et je sens : "Non, il n'aurait jamais dit ou jamais fait ça mais il aurait plutôt fait comme ci". Ca se fait automatiquement. Cela intervient également au niveau du dessin, que ce soit dans les visages ou les expressions. Parfois, quand je dessine Kim, je me dis : "Non, ce n'est pas Kim, il y a quelque chose qui cloche, je ne sais pas quoi ou pourquoi mais ce n'est pas Kim". Et il faut que je redessine le visage… après c'est automatique, ça vient tout seul.

Est-ce qu'Aldébaran et Bételgeuse sont le reflet de ta personnalité, de ton univers à toi finalement ?

Léo : Je suppose. C'est une histoire que je voulais écrire et qui me trottait dans la tête depuis longtemps. Je suppose que c'est forcément ça.

Il n'y en a pas d'autres que tu veux écrire ?

Léo : Pour le moment c'est ça. Je n'ai pas d'autre chose de précis. C'est ça qui m'occupe toute la tête et donc mon naturel, c'est de continuer cette histoire. Après, je ne sais pas, on verra.

D'autres cycles sont déjà prévus ?

Léo : Oui, je pense continuer. Il va y avoir 5 tomes sur ce cycle-là. Et après, oui, j'ai envie de continuer. Mais je ne sais pas encore comment se passera le prochain cycle. Je n'en ai aucune idée.

Un tout grand merci.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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