Que vous a apporté votre passage dans les ateliers d'Yslaire ? Jung: Lorsque Sambre est sorti aux environs de 85 - 86, j'ai vraiment flashé. C'est vraiment quelque chose comme ça que j'aurais aimé faire. J'ai eu l'occasion de travailler dans son atelier à l'époque. Mais concrètement, ça ne m'a pas apporté grand chose si ce n'est de pouvoir voir ses originaux. Ca permet à un débutant - tel que je l'étais - d'apprendre certaines choses. Mais je ne suis pas resté très longtemps, environ 3 mois. Kwaïdan est votre premier album en couleurs directes.. Jung : Oui. Actuellement, les techniques d'impression sont telles que l'on peut travailler en couleurs directes et les planches sont très bien rendues. Surtout chez Delcourt, qui travaille avec un très bon imprimeur. Le rendu est réellement très proche des originaux. Le fait de travailler seul sur le scénario, le découpage, les dessins, les couleurs, etc. vous permet de garder un rythme qui vous satisfait ? Vous ne vous dites pas parfois que vous souhaiteriez aller plus vite ? Jung : Non. Combien de temps vous a-t-il fallu pour la conception et la réalisation de Kwaïdan ? Jung : Le synopsis a été écrit en 4 jours, ce qui est assez rapide. Quant au développement, c'est-à-dire le story board, je fais ça au fur et à mesure. C'est surtout la recherche de documentation qui m'a pris le plus de temps. Ce n'est pas non plus vraiment le dessin en tant que tel qui m'a pris du temps, étant donné que je dessine assez rapidement, mais plutôt la précision du dessin, les multiples détails à respecter au niveau vestimentaire, les décors etc. Vous vous donnez d'ailleurs beaucoup plus de liberté dans vos découpages notamment. Dans le dernier album de "La jeune fille et le vent", vous commenciez à faire quelques planches à bords perdus, dans Kwaïdan, on sent que vous vous amusez, vous vous utilisez et vous vous appropriez pleinement l'espace. Jung: Oui, absolument. En ce qui concerne les bords perdus, c'est une influence de Civiello. On a travaillé en atelier ensemble. Même si nos styles sont très différents, je pense qu'il m'a vraiment influencé. Quant à l'utilisation de la couleur directe, c'est une volonté de ma part pour tenter tout un travail sur la lumière... Il y a notamment une planche superbe (planches 9 ou 23). Un fond sous-marin (le fond du lac) dans lequel perce la lumière, une planche entièrement dans les couleurs vertes… Jung: Oui. Et c'est absolument impossible à faire sur des bleus de coloriage parce que même si j'essaie de faire un travail de lumière sur les bleus, tout s'estompe à l'impression. On ne rencontre pas ce problème en couleurs directes. Le travail de la lumière est respecté, et c'est très important pour rendre et conserver les ambiances. On a l'impression également que vos ambiances, vos couleurs sont beaucoup plus "ajustées" maintenant, vos planches sont beaucoup plus homogènes, plus uniformes. On passe d'un univers de couleurs à un autre univers de couleur. Ce qu'on avait un petit moins dans les albums précédents. Jung: Je pense que c'est un tout. A partir du moment où on a un scénario, un univers qu'on veut développer, et qu'on souhaite le rendre de la meilleure façon possible, la technique arrive par la force des choses. Pour "La jeune fille et le vent", je sentais beaucoup moins le sujet. Je ne pense pas que ça se soit très bien passé avec le scénariste, même s'il a fait de très bonnes choses. Je n'étais pas très content non plus de l'évolution que prenait cette histoire. Je suis content d'avoir fini et de passer à autre chose. Tant dans La jeune fille et le vent que dans Kwaïdan, les femmes ont une place prépondérante. L'homme est plutôt secondaire, sorte de faire-valoir ou de personnage qui permettra justement à la femme d'accéder à son objectif, de la seconder dans sa quête… C'est un hommage ? Jung: C'est marrant. J'ai récemment fait des dédicaces à Paris et un lecteur m'a dit qu'elle pensait que j'étais une femme. J'ai pris cela plutôt comme un compliment. La sensibilité… Jung: Oui. C'est ce que je veux faire passer dans la bande dessinée. Ce côté machiste, super héros, super as de la BD m'énerve et ne m'intéresse pas du tout. J'ai envie de mettre en scène des personnages qui ont une sensibilité, une psychologie et tout un vécu. Pourquoi les femmes ? Je ne le sais même pas moi-même. J'aime beaucoup les femmes peut-être ? C'est naturel, quoi (rires). Jung: Voilà, c'est naturel. Peut-être me touchent-elles beaucoup plus… Histoires d'amour, d'amour contrarié ou quête de l'amour, le fil de vos histoires est effectivement basé sur les sentiments, le développement de ceux-ci et la psychologie de vos personnages. Par rapport à vos origines asiatiques, sans que cela ne soit péjoratif, qu'est-ce que ça vous a apporté de faire une BD européenne avec des personnages et un histoire asiatiques, contrairement à beaucoup d'auteurs japonais ou asiatiques qui s'orientent davantage vers le manga ? Comment pensez-vous que le public perçoive cela ? Ne pensez-vous pas qu'une grande partie de celui-ci, intéressé par des univers asiatiques, s'orientent davantage vers les mangas. Même si les histoires n'ont absolument aucun rapport. Jung: J'ai l'impression que le public le perçoit très bien. Je rencontre régulièrement aux dédicaces des lecteurs intéressées par des histoires de Samouraï, alors que Kwaïdan n'est pas une histoire de Samouraï - même s'il y en a… Ce n'est pas du tout ça. Je me rends compte que cet album leur plaît également. J'ai effectivement aussi un public d'adolescents qui aime les mangas. Et il y a également tout un public qui aime bien les jeux de rôle, dont certains se déroulent au Japon médiéval, etc. Le public est assez varié. Mais encore une fois, ce n'est pas une histoire destinée à un public japonais. Celui-ci n'adhérerait d'ailleurs pas à ce genre d'histoire. C'est vraiment pour un public occidental et je suis heureux de voir que ça à l'air de prendre. On a parlé tout à l'heure des influences de Civiello, par exemple.. Pensez-vous avoir subi d'autres influences au niveau de votre dessin ? Jung: A l'époque, il y a eu Bernard Yslaire. Par la suite, plus rien de très précis. Je pense qu'à un moment donné, il faut arrêter de travailler avec des bouquins ouverts sur sa table. Je suis toujours influencé par les autres mais ce serait davantage de manière inconsciente. Je pense que c'est la meilleure manière d'acquérir son propre style, d'évoluer par soi-même. Une de mes influences essentielles reste quand même le cinéma. Comme j'avais des problèmes pour trouver de la documentation, je me suis constitué toute une vidéothèque par les films de Kurosawa, etc. et avant de commencer l'album, j'ai fait des recherches sur les vêtements, sur les ambiances, etc. en faisant des arrêts sur images. Je faisais ainsi des croquis pour voir par exemple comment un kimono se place sur le corps, quels plis ils forme, etc. Ca m'a vraiment beaucoup aidé. Kwaïdan sera constitué de combien d'albums ? Jung: J'étais parti sur deux volumes. J'avais en tout cas écrit le synopsis pour deux volumes mais je me suis rendu compte que je manquais de place sur le premier album. 46 pages, c'est peu, du moins par rapport à l'histoire que je veux raconter dans un volume. J'ai dû supprimer pas mal de passages, notamment sur l'enfance de Setsuko. C'est un personnage touchant sur lequel j'aurais aimé passer plus de temps. Je reviendrais néanmoins, à l'aide de quelques flashback, sur cette période dans le second volume. J'ai dû également supprimer certaines scènes de la maison close. Il y a certains détails de la vie quotidienne, même sans vouloir en faire quelque chose de didactique, qui sont intéressants à montrer. Mais donc, finalement, il y aura un album supplémentaire et ce sera donc une trilogie. Deux albums, c'est un peu court, trois me semble un bon chiffre.
Vous avez déjà d'autres projets en plus de Kwaïdan ou après Kwaïdan ? Jung : Après Kwaïdan, il y aura un projet de bande dessinée érotique. Je précise érotique - qui sera… Chez Delcourt ? Jung : Il y a de fortes chances. En solo ? Jung : Toujours en solo. J'ai l'avantage aussi de vivre avec quelqu'un qui a une formation littéraire. C'est ma première lectrice et elle m'aide parfois à réorienter le tir. Quel est le plus beau compliment que l'on vous ait fait par rapport à Kwaïdan ? Jung : Souvent, en dédicaces, on me dit que Kwaïdan, c'est la création d'un univers, c'est personnel ; une oeuvre que je me suis entièrement appropriée, qui m'est propre, à laquelle je m'identifie pleinement… et ça, c'est l'un des plus beaux compliments. C'est la seule histoire où je peux dire que c'est vraiment mon univers. Merci beaucoup. Interview et dossier réalisés par Catherine Henry Images Copyrights © Jung - Editions
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