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Jérôme, qu'est-ce qui t'a poussé à travailler avec ton frère et ton épouse sur Lincoln alors que tu avais un scénariste jusqu'ici ? Jérôme : C'est lui qui m'a proposé un scénario dont déjà la scène d'introduction m'avait beaucoup plu... Quant à mon épouse, après m'avoir aidé sur le tome 1 de la Région, en réalisant la couleur des quinze dernières planches parce que j'étais en retard, elle avait réalisé les couleurs du tome 2, et c'est donc naturellement qu'elle a fait les couleurs de Lincoln. Olivier : Non, ce n'est pas possible, c'est un rapport particulier. On travaille déjà habituellement ensemble pour d'autres projets, moi en tant que graphiste, Jérôme en temps que dessinateur de dessin animé, animateur etc.… Cela nous a permis de développer une grande connivence, que l'on a surtout ressentie lorsque j'ai écrit un premier jet du scénario… En commençant à travailler le découpage et à imaginer une mise en scène possible, on a réalisé qu'on avait les mêmes références, les mêmes envies, les mêmes images qui nous venaient.. Cela a beaucoup facilité le travail ; c'était même assez jubilatoire. Je n'aurais pas eu les mêmes rapports avec quelqu'un d'autre et j'espère que cela se ressent dans l'album d'ailleurs ! Olivier : Cela a drôlement accéléré le travail, d'ailleurs ! Jérôme : En gros, le travail de découpage et de mise en scène pure s'est fait en trois jours environ, ce qui m'a semblé très rapide… Alors que je travaille seul sur le tome 3 de la Région, j'ai l'impression que je vais mettre beaucoup plus de temps. Denis (Roland) écrit le scénario et lâche les rennes, je me débrouille ensuite avec le découpage. Cela fait une grosse différence de ne pas avoir à faire le découpage seul, il y a une émulation et un échange d'idées qui fait que ça va très vite et que ça fonctionne. Et en ayant les mêmes références, ça fonctionne encore mieux. Olivier : …chaque western, en tout cas pour moi, est une vieille histoire de famille. C'est d'abord une première vision de mon père habillé en cow-boy dans un film super 8 qu'il avait fait avec des amis, pour s'amuser, alors que nous étions tout gosse. On les voit habillés en cow-boy avec les vestes en peau de mouton, les chapeaux de paille, etc. Ayant à l'époque 4 ou 5 ans, cela m'avait beaucoup touché de voir mon père se faire descendre par le héros du film… Mon père avait également un certain amour pour tout ce qui concernait le genre western, il avait tous les Blueberry, les Comanche.. Et j'ai un souvenir très marquant de mon père qui m'emmène au cinéma, seul, tout petit, voir "Il était une fois dans l'Ouest". C'est une histoire entre mon père et moi… Jérôme : C'est une séance de cinéma qui l'a tellement marqué que je me rappelle encore quand il me l'a racontait ! Et toi Jérôme ? Puisqu'on a parlé cinéma, le casting est important… et ici, dès la couverture, on a compris que le casting est imparable !Ca t'a pris combien de temps pour trouver la gueule du teigneux, du méchant ? Jérôme : Pas très longtemps. Lorsqu'Olivier me décrivait le personnage à travers le scénario, j'ai tout de suite imaginé quelqu'un qui fronçait les sourcils tout le temps et... Olivier : Il faut tout de même dire que Jérôme a eu la réputation durant toute son enfance de tirer la tronche parce qu'il fronçait les sourcils. Même son prof à l'école pensait que Jérôme ne l'aimait pas parce qu'on avait l'impression qu'il tirait la tête tout le temps… Jérôme : .. et ensuite, je me suis dis que lorsqu'on tire la gueule, et bien, on a le menton qui tombe. C'est l'histoire d'un mec qui tire la gueule pendant presque 20 ans… et finalement le menton est descendu très très bas. Après plusieurs essais d'un personnage avec le menton prononcé en avant, je suis arrivé à ce dessin là ! Olivier : Il ne fallait pas que cela ressemble aux "Dalton". C'était ce personnage que tu avais aussi "plus ou moins" imaginé en tant que scénariste ou il t'a surpris avec ça ? Olivier : Il m'a surpris. J'ai imaginé beaucoup de personnages autour de Lincoln mais pas le personnage principal, je n'avais pas d'idées préconçues et je crois que j'attendais quelque part que Jérôme amène sa vision des choses. Comme en plus, c'est un personnage qui est assez vide au début de son histoire et qui a besoin de se remplir du scénario que je lui ai imaginé après, il n'avait pas encore d'apparence précise. Quand on lit Lincoln, on vous attend sur le terrain de l'humour puisque l'on se rend compte très vite que c'est une BD d'humour.. mais là où on vous attend moins, c'est sur le terrain "philosophique" - même si c'est un grand mot - il y a tout de même une confrontation entre un héros et Dieu… C'était une volonté pour toi de surprendre le lecteur en cours de route ou c'est vraiment l'idée première qui était "j'ai envie de raconter l'histoire du teigneux que Dieu choisit…" Olivier : Maintenant dire d'où m'est venue l'idée du scénario, c'est difficile. C'est assez flou. Je sais d'où me viennent les influences du western. En ce qui concerne les influences "spirituelles", les réflexions philosophiques, je pense que c'est davantage le fruit de lectures, de travaux assez récents, de rencontre… Ma chère belle-mère est nonne bouddhiste du côté de Bordeaux. Nous avons dans notre entourage familial une personne qui a beaucoup compté pour nous et qui est prêtre. J'ai eu des influences religieuses multiples, j'ai donc été confronté très tôt à des réflexions sur ce thème-là. J'avais envie de travailler le scénario sur le ton de l'humour tout en ayant des choses à dire qui me semblaient importantes, qu'elles soient autobiographique, issues d'expériences personnelles, ou autre…
C'est également un dieu très amateur, il joue un peu l'apprenti sorcier. C'est un peu comme Merlin l'enchanteur qui mettait quelques gouttes dans un chaudron en se disant : "On verra bien ce que cela donnera !" Forcément, c'est amusant et c'est le but bien sûr. Olivier : C'est un Dieu qui accepte l'idée d'être surpris par sa propre création. Dieu n'est pas présenté comme quelque chose ou quelqu'un en qui on doit croire obligatoirement. Même s'il est représenté graphiquement dans la bande dessinée, le doute persiste… On n'a peu de preuves tangibles qu'il se passe quelque chose !
On a l'impression qu'à la fin de l'album, il s'en fout toujours… Olivier : En tant que scénariste, cela m'intéressait de connaître ou d'imaginer les réactions que Dieu pourrait avoir devant telle ou telle réaction, mais j'avais envie de focaliser ce genre de situation face à un personnage, Lincoln, qui, lui, refuse et a beaucoup d'indifférences vis-à-vis de tout ça. C'est forcément vis-à-vis de Dieu mais aussi vis-à-vis de tout ce qu'il y a autour : faire le bien, cette mission de justicier que Dieu lui confie, etc.. Tout cela l'emmerde… Olivier : Oui, il n'y voit pas d'intérêt ! Quelque part c'est une métaphore de la moralité, tout en étant pas un type amoral.. parce qu'au fond, qu'a-t-il d'amoral… ?
C'est une série prévue pour durer ? Jérôme :On a l'idée d'une série qui peut continuer 10 ou 15 albums, on n'en sait rien ! Ça nous plairait bien ! Dès le début du projet, l'éidée était de faire évoluer le personnage dans le temps, pas seulement rester au western, mais peut-être aller un peu plus loin, aller ailleurs aussi,… Rien n'est vraiment prévu.. C'est aussi pour ça qu'il est immortel. C'est déjà intéressant au niveau de l'histoire mais également très pratique parce que cela nous permettra de faire évoluer Lincoln à d'autres époques, dans d'autres milieux, dans d'autres circonstances, avoir une grande liberté d'expression.
En fait, on a un peu l'impression que si tu n'avais pas eu le déclic ou l'envie de travailler une histoire "drôle" et légère par certains côtés, tu aurais très bien pu te mettre à faire un "Troisième Testament" bis ou quelque autre ouvrage à la Loge Noire. Tes idées sur les questions que se pose Dieu, la confrontation entre Dieu et l'homme, etc auraient finalement pu déboucher sur une BD très sérieuse et philosophique… Olivier : Oui, mais je crois que je suis incapable de le faire correctement. Il y a des gens qui savent le faire beaucoup mieux que moi… Olivier : Généralement, dès qu'on parle de religion ou de philosophie, soit on fait des bouquins très sérieux où il faut être initié ou avoir une certaine culture pour comprendre, soit on parle carrément par parabole… Je trouve que l'humour est un très bon moyen justement pour garder du recul par rapport à tout ça. Si l'on parle par parabole, cela peut parfois être mal interprété, si on parle très sérieusement, ça veut dire qu'on affirme une vérité ou des hypothèses qui peuvent, entre autres, être mal utilisées.. et je trouve ça dangereux la plupart du temps. Jérôme : On ne veut surtout pas non plus passer pour des donneur de leçons. On a envie de parler de choses comme la peine de mort, etc, - on ne veut pas non plus ne faire qu'une bd légère - mais en les enrobant dans l'humour et le second degré, cela permet de garder un certain recul, et nous pensons que c'est ce qui nous permet d'en parler plus correctement. Jérôme :Cela pourrait paraître un choix délibéré d'avoir fait la séquence entière de l'attaque du train sous la pluie, mais, en fait, c'était presque une obligation. Pour la couverture, j'ai voulu dessiner Lincoln assis sur ce tronc d'arbre en train d'attendre le train… On l'a dessiné, on a mis en couleur.. c'était pas mal mais il manquait quelque chose, ce n'était pas assez représentatif de l'état d'esprit de l'album… Et on s'est dit que la pluie rajouterait beaucoup… Du coup, j'ai été obligé de dessiner la séquence de l'attaque du train sous la pluie. Je ne l'ai pas regretté, ça rajoute une ambiance particulière à cette séquence... Olivier : On était tous d'accord là-dessus. Il y a beaucoup de bande dessinée où il fait toujours beau, où les saisons n'interviennent jamais, peu jouent avec les saisons.
On a déja parlé de Dieu tout à l'heure : "Il a fait l'homme à son image" et forcément à l'image de l'homme, mais il a tout de même une tronche d'une espèce de gentil papy… Jérôme : En lisant et en discutant
du scénario avec Olivier, je lui ai assez vite montré comment je l'imaginais
et Olivier m'a dit que c'était à peu près ça. Un personnage qui s'étonne
de tout, qui est curieux de tout, qui a une espèce de naïveté… C'est notamment
pour cela qu'on voit assez rarement sa bouche.. . Dessiner un personnage
sans bouche et faire passer essentiellement ses expressions par les yeux
rajoute à la naïveté au personnage. Il y a aussi, sur une page ou deux l'intervention du diable… J'avoue qu'il m'a fallu quelques secondes avant de comprendre qui était le personnage… Jérôme : C'est parfait. On ne voulait pas non plus qu'il arrive avec sa fourche et sa longue queue, mais qu'il ait un peu la même allure que Dieu finalement… et que ce soit par le dialogue et éventuellement par un ou deux détails du dessin que le lecteur se rende compte au bout d'un moment de qui il était. Olivier : Même s'il faut un peu de temps au lecteur pour s'en rendre compte, même si d'ailleurs il reste encore un doute… On n'affirme pas… C'est qui vous voulez ce gars-là, c'est marqué nulle part que c'est lui. On pense, on devine. Oui, au début, on a un doute… On a l'impression qu'il y a une plus grande homogénéité dans le dessin que dans ce que tu as fait auparavant, qui est voulu, j'imagine ? Il y a des moments, par exemple dans cette scène de bagarre dans le saloon, où tu arrives à conserver l'énergie du crayonné dans ton encrage. C'est parce que tu fais le moins d'encrage possible par rapport à ce qui est utile ? Jérôme : Ce n'est pas le fait de faire plus ou moins d'encrage, mais plutôt plus ou moins de crayonnés. Plus je pousse mon crayonné et plus mon encrage va être appliqué, propre et léché… A l'inverses, plus mon crayonné sera un peu torché et "vite fait", plus je serai obligé de le compléter et de le finir avec de l'encrage. C'est souvent plus efficace parce que plus énergique, plus rapide avec un aspect un peu plus "croquis", quelques hachures avec un peu de matière, et finalement un dessin un peu plus vivant. Olivier : On ne voulait pas le dessin de la "Région". Jérôme : C'est vrai que je ne voulais pas non plus le dessin de la Région où les personnes sont plus "ronds", plus "cartoon's". J'avais envie d'un dessin plus mature, avec des personnages aux proportions plus réalistes, etc… J'ai mis beaucoup de temps à réliser les trois premières pages de Lincoln, j'ai fait un nombre incalculables de croquis avant d'arriver à ce que je voulais… et ensuite, le reste de l'album est venu beaucoup plus facilement. Trois mois pour un album c'est quand même pas mal… Il y a beaucoup de dessinateurs qui en rêveraient… ! Jérôme : Ça a été assez terrible au niveau heures de travail. Je ne suis pas sûr que je conserverai ce rythme pour mon prochain album. Pour finir sur la question précédente, j'avais donc envie, depuis le début de Lincoln, de conserver cette énergie et cette liberté dans le trait, qui sont proches du croquis. La mise en couleur ramène de la stabilité, à l'aide d'aplats assez simples, avec un peu de matière dans les ombres… Je trouve que le compromis du trait vivant soutenu par une couleur plus classique fonctionne bien. Il y a manifestement, au vu des dessins et des décors, un souci et une volonté d'économie. Rien n'est superflu par rapport à la narration, tant dans les décors intérieurs qu'extérieurs. Tout élément n'ayant pas son intérêt dans le processus narratif est écarté, et il n'y a jamais de surcharge… Jérôme : C'est un mélange entre volonté de clarté et puis flemme aussi, des fois (rires). Il ne faut pas se leurrer, peu de dessinateurs de BD vont s'amuser à faire des décors hyper détaillés dans chaque case. Je mets en place le décor dans les deux ou trois premières cases de la scène et puis après, en général, on suggère.
J'approche souvent une scène de cette manière-là, d'abord par une vue générale, pour avoir un peu l'ambiance, et ensuite, en focalisant davantage sur les personnages pour suivre l'action et les dialogues de plus près. Il n'est pas utile de surcharger le décor. … Je préfère privilégier l'ambiance. Je n'ai pas la prétention de faire les plus beaux dessins du monde. Je suis content que cela plaise graphiquement mais je ne cherche pas à ce que les lecteurs s'arrêtent sur une case pendant deux jours. Je préfère qu'ils suivent l'histoire et les emmener au même rythme que l'action qui s'y déroule. Tu as l'impression que l'humour de Lincoln passe à la fois par le dessin ET par le scénario ?
Olivier : J'aime l'humour qui passe par le dialogue et par les beaux mots à la Audiard, etc… mais on adore également le comique de situation, les tartes à la crème, les bons casse-gueule, etc… ça nous a toujours fait rire. Des scènes comme celle de la banque où il s'attaque aux trois bandits, lorsqu'il se casse la gueule dans l'escalier,… devaient visuellement me faire rire, c'était indispensable pour que le reste du scénario fonctionne bien. D'ailleurs, il y a pas mal de pages où personne ne dit rien, où il n'y a pas de dialogues, pas de paroles… Ce n'est que du comique de situation. Je me rappelle les Gaston Lagaffe où Franquin arrivait à mettre en scène des comiques de situation qui me tordaient de rire ; j'avais envie de retrouver ça dans Lincoln. Donc oui, par rapport à la question, nous avions vraiment envie d'apprécier le comique de dialogue avec le comique de situation… et ce n'est pas toujours évident… Jérôme : Apporter de l'humour à une dynamique, sans y ajouter de dialogue mais avec beaucoup d'action, on voulait faire fonctionner le tout, et c'est là-dessus qu'on a le plus travaillé. Ce sera le mot de la fin, merci à vous. Merci beaucoup. Participez au concours : 20 albums de Lincoln à gagner !!!
Interview réalisée
par Thierry Bellefroid Images Copyright © Jouvray & Jouvray - Editions Paquet 2003 |
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