"Quelques mois à l'Amélie" est une histoire en marge de ce que tu as produit jusqu'ici. Notamment par le choix de la collection et de l'éditeur ; ton œuvre étant plutôt répartie chez Albin Michel et Casterman. C'est la collection "Aire Libre" qui a présidé au choix de cette histoire ? Denis : Je trouve que le sujet de ce livre allait particulièrement bien avec la collection "Aire Libre", en effet. Depuis quelques années, elle a installé un genre très respectable. J'admire les auteurs qui y figurent, les choix qui ont été faits par les éditeurs, Claude Gendrot et maintenant Sébastien Gnaedig. J'avais envie d'en faire partie. J'ai eu l'occasion de leur proposer quelque chose, il y a deux ou trois ans, mais il n'y a pas eu de suite. Besoin de faire autre chose ? Denis : Pas vraiment. Disons que cycliquement, j'ai des envies d'histoire comme ce que j'ai pu faire dans "L'ombre aux tableaux", "Le Pélican", voire "Bonbon piment" qui sont tout à fait dans cet esprit là. Il se trouve qu'objectivement, aujourd'hui, les éditions Albin Michel ne passeraient pas ces histoires-là dans "l'Echo des Savanes". Ca ferme les portes de cet éditeur, tout simplement ! Ces histoires-là se caractérisent essentiellement par leur côté littéraire ? Denis : C'est une des facettes de la bande dessinée qui n'a peut-être pas toujours été poussée jusque dans ses retranchements, mais je pense qu'elle est contenue dans la BD elle-même et peut-être bien que la bande dessinée a commencé par ça. Je voyais un article sur l'œuvre dessinée de Vercors (alias Jean Bruller, ndlr), récemment, dans "Libération" ; c'est forcément une œuvre littéraire puisqu'il y a pas mal de textes sous les images. On a été amené à faire une différence entre la littérature et la bande dessinée mais en fait, je serais tenté de dire que c'est la littérature qui est contenue dans la bande dessinée. Je pense qu'historiquement, la bande dessinée a précédé l'écriture elle-même. Pour moi, quelque part, la littérature est une petite partie de la bande dessinée de laquelle on aurait laisser tomber les images. Si je parle de la littérature ici c'est aussi parce que le mode de narration de "Quelques mois à l'Amélie" est très proche du roman. Comme "Bonbon piment" était très proche de celui de la nouvelle. Denis : C'est vrai qu'il y a beaucoup de choses en bande dessinée qui sont basées sur l'histoire ; il faut une vraie histoire qui puisse être comprise par tout le monde avec un début, une fin, des rebondissements. C'est un peu l'héritage du feuilleton de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle. En réalité, la bande dessinée a pris autant de retard sur le roman et plus encore sur le Nouveau Roman. On peut arrêter de parler de choses extraordinaires pour se concentrer sur des choses anodines avec précision. Je trouve que depuis 10 ans, depuis l'arrivée de toutes les petites maisons d'édition indépendantes, elle commence à investir tous les recoins possibles de la narration. Notamment au regard des romans BD de l'Association ? Denis : Exactement, « À Suivre » avait commencé à le faire il y a une vingtaine d'années. Bizarrement, cela n'a pas pu aller jusqu'au bout, ça s'est mal terminé. Mais tout ça a eu une descendance logique : avec Papa Futuropolis et maman Casterman, on obtient L'Association et puis toutes les autres. Pour planter un peu le décor de l'album, au départ on pense qu'on va assister à une espèce de descente aux enfers, Aloys, ton héros, est non seulement un écrivain raté mais il est en plus très lucide. Il est conscient d'être arrivé au bout de son inspiration et on a l'impression qu'il décide de se laisser couler, tout simplement. Et puis il y a une ouverture sur un monde plus positif que l'on peut qualifier d'histoire d'amour. Denis : Je crois qu'Aloys est réellement coincé. Comme cela arrive à tous les créateurs, à un moment ou un autre, il est incapable de créer. La seule manière de survivre, pour lui, c'est de parler de sa création, dans des bibliothèques, des facs… Mais même ça, il n'arrive plus à le faire parce qu'il a du mal à parler d'un métier qu'il ne pratique plus, d'une passion qu'il ne connaît plus. Il est réellement acculé à trouver autre chose. Effectivement, le destin s'en mêle au bon moment, en lui faisant découvrir un livre qu'il n'avait jamais lu et qui était dans sa propre bibliothèque. Grâce à ce livre, il va pouvoir changer de trajectoire. Enfin, essayer d'en changer, en tout cas ! Mais ce livre n'est pas une inspiration, c'est simplement un guide qui va lui permettre d'entamer un voyage qu'on pourrait presque qualifier d'initiatique ? Denis : Ce qui m'a amusé, c'est l'idée qu'un écrivain qui n'a plus d'idée tombe sur un bouquin tiré à compte d'auteur à moins de 500 exemplaires, qui a été imprimé 15 ans auparavant et que personne ne connaît… On peut imaginer qu'il va être tenté d'en faire un plagiat et j'ai laissé le lecteur à la fin de la première partie sur cette idée là. Quand on le retrouve au début de la seconde partie, il a déjà changé de vie, on ne sait pas très bien ce qui lui est arrivé mais on comprend très vite qu'il n'a pas fait de plagiat de ce livre, il l'a simplement suivi comme on suivrait un guide du routard. Il a repris les noms de villes, tous les endroits où s'était rendu l'auteur pour essayer de faire son propre parcours. On est assez loin de l'univers de Luc Leroi dans tout cela ? Denis : Non, c'est plutôt une question de génération. Si j'avais fait vieillir Luc Leroi régulièrement depuis ses débuts, il aurait exactement le même âge qu'Aloys Clark et il pourrait tout à fait vivre la même histoire. D'autant plus que Luc Leroi est lui aussi un écrivain à sa façon puisque c'est la seule activité revendiquée officiellement depuis ses débuts, c'est de cela qu'il vit à priori. Mais l'ambiance ne serait-elle pas très différente ? Denis : Disons que le côté dérisoire des aventures de Luc Leroi est plus affiché. C'est un personnage un peu caricatural, ne fût-ce que physiquement. Ici, j'avais envie d'écrire une histoire où je ne voyais pas de place pour lui. D'où le graphisme plus réaliste que ce que je fais d'habitude, afin de donner une plus grande crédibilité à cette histoire. C'est plus romanesque aussi ? Denis : C'est peut-être plus romanesque aussi. Encore que les trois derniers Luc Leroi le soient aussi, principalement le tout dernier. Je me suis amusé, par exemple dans "Toutes les fleurs s'appellent Tiaré" à faire une pseudo histoire policière, une pseudo histoire d'aventure… Mais à chaque fois qu'on commençait à mettre le doigt dans cet engrenage policier ou aventureux, je me suis amusé à dynamiter tout ça pour bien montrer que la seule histoire importante, c'était la petite histoire de Luc Leroi qui fait un tout petit voyage et qui croise des gens. Mais comme il n'y a pas de texte off , comme on est dans une action rendue en permanence par les dialogues, on se rend moins compte du côté éventuellement romanesque. En fait, c'est exactement la même chose. Ici au contraire, le texte off est omniprésent, c'est vraiment un travail d'écriture avant toute chose. Il y a d'ailleurs des textes off qui sont très travaillés. Aloys s'exprime comme un romancier qui parle et qui écrit en même temps, on ne sait d'ailleurs pas vraiment si ce texte off est un journal de bord jusqu'à la fin ou tout simplement sa façon de penser. Denis : Il est en train d'essayer de prendre des notes pour écrire un futur roman, on ne sait pas très bien à quel niveau il en est. Parfois, il s'agit de notes jetées un peu rapidement, il n'y a aucun effort de style. Parfois, on sent qu'il s'est peut-être acharné à essayer de trouver quelque chose de clair et de précis dans ce qu'il disait. A travers ce texte off, j'ai surtout voulu provoquer la distance entre ce qu'on va voir dans les images et ce qu'on va dire dans le texte ; c'est un jeu qu'offre cette possibilité d'écrire en deux fois. Ça crée une distance, un aller-retour entre les deux. Quant au lecteur, il peut davantage utiliser son univers personnel pour emplir cette histoire qui est pleine de vides. Effectivement, il y a beaucoup d'ellipses, de sauts temporels aussi puisqu'on va d'avant en arrière sans jamais trop savoir exactement où l'on est dans la ligne du temps. En même temps, c'est assez clair, il n'y a pas une volonté de perdre le lecteur. Denis : Mon but n'est pas d'essayer de le perdre. Ce qui ne veut pas dire que j'ai envie de lui mâcher le travail. Si j'avais voulu bien signifier les époques passés, j'aurais peut-être utilisé graphiquement les tons sépia ; il y a un tas de moyens pour situer le temps par rapport à une histoire. Je me suis rendu compte que c'était totalement inutile. On prend cette histoire comme elle est racontée d'emblée, comme elle arrive, et sans avoir forcément une volonté forte de reconstituer le puzzle parce qu'il se reconstitue tout seul. Ma construction s'apparente au modelage ; on rajoute de la glaise un peu partout, puis à la fin on obtient un objet qui ressemble à quelque chose. Si on veut s'amuser à savoir par quel chemin on est arrivé à la construction finale, on peut y arriver -et c'est logique- mais on n'est pas obligé de le faire. Je ne pense pas que cela nuise à la lecture, ni à la découverte des personnages ou de l'histoire elle-même. Le propos, finalement, c'est d'abord l'histoire d'amour ou c'est ce parcours initiatique ? Denis : Je n'en sais rien moi-même…. Ou sont-ils intimement mêlés l'un à l'autre ? Denis : Je ne sais pas, à vrai dire. Je laisse passer beaucoup de choses qui sont le résultat d'une sorte d'intuition, d'une envie. Aloys tombe amoureux, c'est vrai. Mais il s'en défend, il explique que l'amour n'est pas du tout pour lui un moyen d'accéder au bonheur, il n'y croit pas… Mais quand je dis que je ne donne pas toutes les réponses aux lecteurs, c'est parce que, déjà, je ne les ai pas moi-même. Ce n'est pas très important de savoir, finalement. C'est vrai que la fin est très ouverte ! C'est-à-dire qu'elle permet aux lecteurs de rebondir à sa manière et de s'inventer l'histoire qui suit. C'est important ça, justement, de permettre au lecteur de continuer lui-même tout seul le chemin ? Denis : Je ne sais pas si c'est important mais je sais que j'ai du mal à faire autrement. Dans cette histoire, il y a un passage où on reproche justement à Aloys Clark de ne jamais faire de vraie fin à ses histoires. En fait, il a essayé de le faire une fois et il était très mal à l'aise, un peu comme lorsqu'on raconte pour la deuxième fois une histoire drôle que personne n'a compris. Une histoire se termine quand on n'a pas envie de raconter d'autres choses autour. Elle n'est pas forcément finie pour autant, j'espère bien qu'effectivement tout ce qui est en germe dans l'histoire va faire qu'elle va se prolonger et chacun peut s'imaginer comment. Moi c'est à partir de là que cela ne m'intéresse plus. Ce qui est sûr, c'est que je n'écrirai pas de suite. J'ai eu l'occasion de faire un scénario pour la télévision sur une commande d'une société qui m'avait dit d'emblée : "Tes histoires n'ont jamais de fin, on ne sait pas comment elles se terminent et ce qu'on aimerait savoir, c'est ce qui se passe après. On voudrait que tu commences ton histoire au moment où tu termines habituellement". J'ai répondu que c'était justement une réelle volonté de m'arrêter avant que les choses commencent à devenir ennuyeuses. En l'occurrence, tout ce qui amène deux personnes à s'intéresser l'une à l'autre dans cette histoire, c'est-à-dire Aloys et Marianne, m'intrigue tant qu'ils ne sont pas ensemble. A partir du moment où ils se font des petits cafés le matin, où ils commencent à mal dormir, à s'engueuler parce qu'elle n'a pas lavé ses chaussettes ou au contraire parce qu'il n'a pas fait la vaisselle, c'est vrai que ça commence à être moins intéressant pour moi. Le parcours d'Aloys nous amène à croiser énormément de gens, on va dire des personnages secondaires, mais qui ont tous leur intérêt, tous une petite histoire. Il y a ce couple d'Anglais, il y a la jeune femme, Jennifer, qui porte le prénom d'une héroïne d'un des premiers romans d'Aloys, roman que tout le monde considère à son grand dam comme son éternel chef d'oeuvre. Ce sont tous des composants de sa vie qui lui reviennent "en miroir" ? Denis : En fait, c'est le détail qui est important, je crois. En soi, l'histoire d'une rencontre, c'est banal. Alors, ce qui m'est arrivé, c'est que j'ai mis mes pas dans les siens, je me suis dit : "Il faut que je fasse le même périple que lui". Et en allant traîner dans les mêmes endroits que lui, j'ai vu et ressenti beaucoup de choses qui sont devenues parties intégrantes de cette histoire - même des choses très importantes que je n'imaginais pas auparavant. Certaines de ces choses sont devenues des éléments moteurs de l'histoire et on a l'impression que tout se met à être important, dans les détails les plus insignifiants. On pouvait aller plus loin dans la construction de ces personnages secondaires et dans leurs rapports à l'auteur et c'est finalement ce qui s'est fait après le scénario de bande dessinée sous la forme d'un roman. Denis : En terminant la dernière ligne du scénario, je me suis rendu compte qu'Aloys Clark tenait entre les mains un paquet de pages qu'il avait réussi tant bien que mal à écrire dans le courant des quatre ou cinq derniers mois. Même si, en gros, on sait que ces pages racontent l'histoire qu'on vient de lire dans l'album. Je me suis dit que j'avais toutes les possibilités d'écrire pour la première fois un roman. Je n'avais qu'à suivre l'histoire que je venais déjà de raconter en développant tous les passages qui me semblaient survolés trop rapidement. En l'occurrence, effectivement, toutes ces petites portions de vie qu'il partage avec d'autres gens. Le roman sortira en même temps que l'album aux éditions PLG. C'était un vieux rêve ça ; faire un roman, ou c'est venu par hasard ? Denis : Par certains côtés, j'ai toujours été tenté par l'expérience. D'autant plus que j'ai eu l'occasion de faire des livres pour enfants aux éditions du Seuil, dont le deuxième avec pas mal de textes. Et j'ai découvert ça en fait…. L'artiste Chat ? Denis : Non, dans "L'Artiste Chat", il y avait assez peu de texte. Mais après, il y a eu "Tête de mule". Il y avait des grandes pages, dans ce livre, des tartines. Même pour de la littérature enfantine, c'était très copieux. J'avais trouvé beaucoup de plaisir à le faire. C'est un peu comme en musique : à la base, on a les mêmes sensations, les mêmes choses à exprimer, puis on se retrouve avec différents instruments qui permettent exactement d'exprimer ce qu'on veut. J'ai découvert qu'en écrivant on pouvait faire des choses qui étaient parfois difficiles à réaliser en BD. En musique, tu ne peux pas jouer les mêmes choses sur une guitare et sur un piano… L'instrument permet de pousser plus loin certains aspects et petit à petit je me suis laissé tenter par l'idée d'écrire un peu plus longuement. Je ne sais pas si je le ferai à nouveau mais en tous les cas, c'était un grand plaisir de le faire. Ce n'est pas un hasard non plus que ce héros soit romancier. L'écriture est déjà l'activité de Luc Leroi. Et dans ton cercle d'amis, avec qui tu fais notamment de la musique, on trouve Charles Berberian et Philippe Dupuy qui ont un même amour pour ce métier (Monsieur Jean est lui aussi écrivain). On dirait qu'il y a une espèce de fascination pour l'écriture. Il y a une vraie famille ? Denis : C'est vrai que Dupuy et Berberian sont les seuls auteurs plus jeunes que moi à revendiquer l'influence de ce que j'ai pu faire (parmi d'autres influences qu'ils ont subies !). Ca correspondait à des choses qui les touchaient. En particulier la lecture. C'est Charles Berberian qui m'a fait découvrir assez récemment Haruki Murakami, romancier japonais. On lit beaucoup, on se parle des livres qu'on lit… J'ai été beaucoup plus touché par les romans que par la bande dessinée, à une époque. Et je suis content de voir que depuis dix ans, la bande dessinée recommence à me toucher autant que la littérature. Tu es un grand lecteur de bande dessinée ? Denis : Non. Je ne hante pas les librairies spécialisées tous les jours mais lorsque j'entends parler d'un livre ou qu'on me recommande un livre ou quand je vois qu'un auteur que j'aime sort une nouveauté, je l'achète. A une époque, je ne lisais pratiquement que les livres qu'on m'envoyait. Maintenant, je fais vraiment la démarche, je vais acheter des livres qui me plaisent et j'en trouve beaucoup. Qu'est-ce que tu as encore envie de faire en BD ? Denis : Lorsqu'on me pose la question après deux ans de travail complètement ininterrompus, je dirais… : rien ! Une pause pour faire des choses que je n'ai pas faites depuis longtemps. Par exemple, je me suis astreint à illustrer ce roman puisque le roman va sortir en même temps et sera surtout présent dans un réseau de librairies de bande dessinée. (Je ne pense pas qu'on le trouvera jamais dans une librairie de littérature générale). Il était important que ce roman soit illustré. Sinon, ce n'était même pas la peine de l'imprimer, il n'y aurait pas eu assez de lecteurs. Il sera illustré par des croquis, des choses que je fais pour moi, des choses que j'aurai le plaisir de voir imprimer pour la première fois et qui ne ressemblent pas du tout à ce que je fais en bande dessinée. Je pense que dans la petite période de six mois qui sépare deux albums, je vais faire des choses comme ça. Qui vont me changer, qui vont ouvrir mon univers graphique, si je peux. Graphiquement parlant, l'album ici est assez étonnant. On le disait tout à l'heure, l'aspect réaliste est beaucoup plus poussé que dans les derniers Luc Leroi, entre autres. Il y a une volonté de crédibiliser l'histoire et de faire oublier le côté BD. Denis : A la base, oui. Et puis, on se rend compte que la bande dessinée, c'est souvent du théâtre avec des expressions un peu outrées. Les comédiens ont beau être en papier, s'ils sont trop présents, s'ils surjouent, ça ne va pas. Je veux dire que si le trait est trop caricatural, il y a une telle rupture entre le roman que se fait le lecteur et ce qu'on lui propose à regarder que cela ne peut devenir que gênant. J'ai donc essayé d'aller vers un genre plus discret au niveau graphique ; les personnages sont moins caricaturaux et au niveau du jeu d'acteurs, ils sont relativement plus discrets que ce que j'ai pu faire jusqu'à présent. A priori, c'est une tendance générale depuis quelques années : en faire le moins possible pour être le plus juste possible. Mais ça rend fou, parce qu'à certains moments, un trait à un millimètre de ce qu'il devrait être change quelque chose en mal - aujourd'hui, c'est parfois même un dixième de millimètres. Lorsqu'on veut donner une expression malgré tout à un personnage relativement impassible, la nuance est tellement fine que ça rend fou. Le travail manuel commence à devenir au-delà de mes capacités. Quand j'ai eu fini mon album, je me suis immédiatement mis à dessiner différemment pour changer, pour me reposer. L'encrage reste quand même très présent, assez épais,… la façon dont les personnages sont détourés, c'est une marque de fabrique. Denis : Quand on compare cet album au Pélican, par exemple, le trait a fondu d'un tiers, environ. C'est totalement hallucinant bien que ça soit le même papier, la même plume. Je crois qu'à l'époque du Pélican, j'étais dans une phase entre deux paires de lunettes et je ne m'en étais par rendu compte. C'est une question d'époque aussi. Denis : Pas seulement, car j'étais vraiment surpris quand j'ai eu ma nouvelle paire de lunettes (rires) de voir à quel point le trait était énorme dans le Pélican. La couleur directe ; c'était un plaisir sur cet album-ci particulièrement car c'était des ambiances finalement assez homogènes. Denis : Pour moi, la couleur directe n'est pas vraiment une technique particulière. La couleur est toujours directe pour celui qui la fait. Il faut bien la faire sur quelque chose. La tension est un peu plus grande sur un original mais comme je fais des photocopies noires d'abord pour être sûr… au moins le noir n'est pas perdu ! Ce que je voulais dire, c'est que les couleurs sont très homogènes sur toute l'histoire qui est relativement longue. Denis : J'avais dit à Sébastien Gnaedig (directeur de la collection, ndlr) que je n'étais pas du tout sûr de la longueur de ce que j'allais faire. Je lui ai proposé une sorte de synopsis dessiné. S'il voulait retirer une page ou une image, même, il pouvait le faire. Il m'a rendu l'ensemble des pages, telles quelles. Je pense que je n'ai pas tiré en longueur. Au contraire, c'est plutôt une histoire qui aurait pu être dessinée en 120 pages ; je suis allé au plus court, en fait. Comme il y a énormément de scènes qui se passent dans des époques, des ambiances et des endroits différents, j'ai essayé d'unifier l'ensemble par la couleur. Chaque nouvelle scène possède des nuances différentes, d'autres éclairages ; il faut quelque chose d'évident pour qu'on ne puisse pas se tromper et croire qu'on est toujours dans la même scène alors qu'on est reparti dans le souvenir, par exemple. Il y a des ruptures réelles dans les ambiances colorées mais pas tellement dans les harmonies. J'ai plutôt travaillé sur les intensités, les scènes de jour à la place des scènes de nuit, etc… La tendance générale, on va dire ; c'est tout simplement la couleur de ce lieu qui entoure la Gironde et qui est essentiellement marquée par le sable, par le jaune. Denis : Oui, sans doute mais ce qui est bizarre, c'est qu'on m'a fait remarquer récemment que dans le roman, j'emploie la couleur verte sans arrêt, pratiquement comme étant l'unique couleur qu'on voit partout, je ne parle que du vert. Il y en a aussi beaucoup, il y a un vert de gris qui est très présent aussi. Denis : Ça doit être la couleur générale mais ça, ce n'est pas contrôlé. A chaque fois que je fais un nouvel album, je me dis : je vais faire telle ambiance colorée. Mais je fais les pages l'une après l'autre, c'est-à-dire que je termine une page avant de passer à la suivante, y compris pour la couleur. Il se passe parfois beaucoup de temps entre deux planches. Il a bien dû se passer un an entre la première et la dernière. Donc, il est évident que je ne suis plus du tout dans la même humeur. Et mes "résolutions" du début ont tendance à se diluer. J'aurais parfois aimé simplifier mon travail sur la couleur. Par exemple, j'ai beaucoup d'admiration pour le travail qu'a fait de Crécy sur "Léon La Came", avec un choix limité de couleurs. En gros, il s'est imposé deux couleurs et les mélanges possible entre elles, une espèce de ton bleu vert émeraude un peu pâle et un beige jaune. Je trouvais que le résultat était magnifique. L'ensemble donne une impression de cohérence et de régularité mais quand on regarde chaque image, on peut virer du bleu turquoise au beige terre de Sienne sans jamais se lasser. Le problème, c'est qu'on lit une histoire en une heure ou deux alors qu'on l'a faite en un an ou deux. En l'occurrence, entre le début du scénario et la fin, ça fait deux ans. C'est long. Denis : C'est long quand on ne fait rien d'autre, effectivement, quand on a la tête dans cet univers et qu'on n'en sort pas. Je sais qu'il y a des écrivains qui mettent des années pour écrire un livre mais la plupart des livres sont plus rapides, la plupart des films aussi. C'est vrai que c'est un travail solitaire où l'on est face à son petit univers. On n'est pas très sûr qu'il soit suffisant pour équilibrer sa vie et on se retrouve bel et bien plongé dedans pendant deux ans. Il y a intérêt à bien choisir son sujet. Ici, il n'y a pas eu de lassitude ? Denis : Si, il y a des moments où l'on a des doutes, la lassitude vient très vite. A la dixième page, on est déjà désespéré. La musique vient à ce moment-là, en bouée de secours ? Denis : Oui, tout à fait. Ca a souvent été la seule échappatoire. Pouvoir poser les crayons et prendre une guitare… Peut-être que quand on ne fait pas de la musique professionnellement, il y a une façon naturelle de laisser exprimer les émotions, les sentiments. Dès qu'on travaille un art de manière professionnelle, on ne peut plus faire n'importe quoi ; un dessinateur de BD ne peut pas dire : je vais faire les dix premières pages en couleur puis les autres, ça me fait chier, je vais les faire en noir et blanc. Alors, quand je fais de la musique, seul ou avec Charles Berberian, on peut éventuellement jouer à ça. On peut très bien se mettre à jouer un morceau et se dire en plein milieu : j'ai plus envie de jouer celui-là, je vais en jouer un autre. Ça, c'est possible. Et ça détend. Le livre s'ouvre avec l'enterrement du père d'Aloys. Il y a un rapport au père qui est intermittent, qui revient à plusieurs endroits dans la bande dessinée. Il y a aussi un rapport à la mère, mais qui vient assez tard, avec une expérience douloureuse. Ce sont des expériences personnelles ? Denis : Oui, je me suis beaucoup servi de choses très personnelles, pas nécessairement plus que dans d'autres histoires, mais disons que je les ai moins soumises à de petites manipulations qui, parfois, rendent les choses incompréhensibles. Tu sais, tu prêtes à d'autres les choses qui te sont arrivées, ou au contraire, tu te sers des expériences des autres. Ici, j'ai été beaucoup plus simple, j'ai rempli l'histoire de ce personnage d'un tas de choses qui me sont arrivées réellement. Effectivement, la mort des parents en fait partie. Quand Aloys voit des morts partout, eh bien, c'est quelque chose qui m'est réellement arrivé. Toutes ces scènes sont des scènes "réelles". Il y a un effet de catharsis dans tout cela ou … Denis : J'espère (rires), c'est le but ! … ou carrément de thérapie ? Denis : Non. Avant d'espérer que cela joue le rôle d'une thérapie quelconque sur quoi que ce soit, on a surtout envie de voir opérer une magie. Je pense que c'est ce que l'homme a fait depuis le début de son existence par l'intermédiaire du dessin. Avant même de savoir s'il allait pouvoir transformer le monde autour de lui, le dessin était le premier geste magique qui lui faisait prendre conscience que ça allait marcher. On jette un sort à quelqu'un et on est sûr que ça nous fait du bien. Dans cette histoire d'amour, dans ce parcours initiatique, la mort est très présente. Denis : C'est un sujet qu'on a tous en tête, surtout à partir d'un certain âge, quand on a perdu des êtres chers. Même chez les enfants ou les adolescents qui n'ont pas connu ça, la mort fait partie de la vie. On a tendance à repousser un peu cette idée dans notre société occidentale. Mais je n'invente rien, la mort est un vrai sujet de préoccupation. Ce n'est forcément pas un sujet très joyeux. Il y a une manière d'en parler qui est négative à mes yeux, c'est de rejeter la mort comme étant quelque chose d'horrible. Moi, j'ai plutôt eu envie d'en parler comme de quelque chose qui fait partie de la vie, qu'on ne doit pas systématiquement prendre tragiquement. Même si la mort de proches a des répercutions profondes sur les gens qui restent, on peut voir ça avec de l'humour, il n'y a jamais autant de fous rires que pendant les enterrements. …cette fameuse phrase d'Aloys lors de l'enterrement de son père où il dit "Ils sont dans la seule position qui interdit tout rapport". Denis : C'est un truc qui m'a frappé, je ne savais même pas qu'on pouvait faire des choses pareilles. On n'y pense pas avant de savoir comment on enterre les gens. Il y a des familles qui ont des caveaux avec beaucoup de place et c'est très bien. Et puis, il y a ceux qui ont déjà un membre de la famille en terre et qui doivent poser le suivant par dessus. Quand c'est un couple, cela fait un drôle d'effet de voir sa maman allongée sur le dos avec son papa allongé sur le dos au-dessus. Et c'est vrai que si on pense à la façon dont ils ont passé leur vie, c'est probablement la seule position dans laquelle ils ne se sont jamais retrouvés. Il y a un côté ironique. Denis : C'est vrai que c'est drôle… C'est une manière de dédramatiser, aussi ? Denis : Sans doute, oui. Lorsqu'ils se rencontrent, les deux personnages sont en train de faire leur deuil. Aloys n'a pas terminé de le faire. Il dit lui-même : "Mon deuil va durer longtemps", même si ce n'est pas sa principale préoccupation. Sans trop dévoiler l'histoire, on peut dire que Marianne vit le même problème. C'est ça qui fait finalement tout l'intérêt de leur rencontre. Denis : Je crois que les gens ne se rencontrent que comme ça en fait, ils se retrouvent en phase sur quelque chose. Il se trouve que c'est la mort qui réunit Marianne et Aloys. Mais ils ne font pas leur deuil ensemble. Denis : Non, ça c'est une affaire personnelle. Je pense qu'ils vont être obligés de régler leurs affaires chacun dans leur coin avant de pouvoir se retrouver. Je les imagine bien se retrouver, quand même. Merci beaucoup. Découvrez 8 planches de l'album !! Interview réalisée
par Thierry Bellefroid Images Copyright © Denis - Editions Dupuis 2002 |
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