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Joann, Lewis a déjà tout dit, donc on va juste vérifier si vous avez les mêmes versions… Quelle est ta part de travail réelle sur Donjon ?
Ton rôle, c'est d'amener tout ce que tu es, culture, érudition, etc… de donner de la matière ? Sfar : Notre objectif est de rendre
notre histoire la plus crédible possible. On veut fabriquer un monde qui
soit à la fois foisonnant et très crédible. Pour ça, il faut qu'on ait
le sentiment qu'il existe un vrai fond culturel derrière la vie des canards
et des lapins dont on raconte le périple. On essaie d'éviter des références
trop explicites à des choses que les gens peuvent connaître. Pour autant,
on truffe nos albums de références à nos ésotérismes à nous, ça nous permet
de faire pousser des graines sur un terreau fertile, même si ce n'est
pas toujours très explicite. Et en ça, c'est important de faire dialoguer
par exemple un personnage qui s'exprime de manière très complexe avec
un débile profond. Le problème de l'humour ne peut se résoudre que par les personnages, jamais à leur détriment. C'est à dire qu'on ne fait jamais de parodie dans Donjon. Donjon n'est pas une parodie d'héroïc fantasy, c'est au contraire un travail d'héroïc fantasy où l'humour vient des personnages. Les personnages doivent être drôles par eux-mêmes. Mais mon rôle dans Donjon n'est certainement pas de faire assaut d'érudition ou d'alourdir l'histoire avec des références, au contraire. Quand on fait ça, c'est un peu comme quand Robert E. Howard faisait Conan le Barbare qui parsemait son histoire de références à l'antiquité et mettait des mots antiques partout ; ce n'était pas pour faire l'érudit mais pour faire plus crédible. Il y a aussi quelques jeux de mots où le lecteur doit faire une part du travail. Dans le dernier album, notamment, vous auriez pu faire le jeu de mots sur les raisins de Corinthe dans le texte mais ça aurait été trop facile. Alors, qu'est-ce qu'on voit ? (Joann rit) On parle des raisins d'un côté et on voit des colonnes corinthiennes de l'autre. C'est votre gymnastique…
Cela aurait été possible sans multiplier les séries parallèles du Donjon ? Sfar : Pour moi, ce n'aurait pas été possible autrement. C'est un boulot d'écriture sans précédent, je ne crois pas qu'on l'ait jamais fait ailleurs en BD… Je repose alors la question que j'ai posé tout à l'heure à Lewis. Tu crois que Donjon est imitable ? Sfar :Il y a des types qui essaient de le faire et c'est grotesque. Ces malheureux, chez Glénat, qui essaient de raconter l'histoire de la Franc-maçonnerie en faisant collaborer plein de dessinateurs.. Ca n'a rien à voir, ce n'est pas l'esprit de Donjon !
Nous, on est toujours à se demander comment on va faire pour se marrer
davantage. On n'a pas peur de perdre le lecteur en route parce que les
lecteurs ne sont pas des imbéciles. Notre but, c'est de voir les nouveaux rythmes d'écriture qu'on peut trouver. Là, on est en train de travailler sur une trilogie d'albums - l'un dessiné par Blanquet, un autre par Andreas et le troisième par moi - qui décriront le même événement vécu par trois personnages. Ca aussi, je suppose qu'il y a des précédents en cinéma, en littérature ou en BD… mais l'appliquer à Donjon rajoute encore un truc sur le gâteau et on va avoir trois albums qui n'en font qu'un. Pour toi, il y a des limites à Donjon ? Des limites au niveau des collaborations, des histoires, de la narration ?… Sfar : Oui, bien sûr. La limite, c'est la crédibilité. Il ne faut jamais faire un album qui soit juste une construction intellectuelle et auquel on ne croit pas. Tout ce qu'on fait concourt à rendre crédible le monde de Donjon. Il n'est pas question de le torpiller en faisant un album qui remettrait en question des choses racontées auparavant… On a fixé des règles du jeu et on doit les respecter.
Vas-y, nomme-les. T'as déjà balancé du monde depuis le début de l'interview… Sfar : Ce n'est pas la question.
Ce que je veux dire ; c'est qu'à un moment, on a eu une façon de dire
qu'une histoire pouvait aller n'importe où et être n'importe quoi… Je
ne suis pas d'accord. Une histoire, c'est bien tant qu'il y a quelqu'un
qui a envie de t'écouter. C'est comme la poésie. Moi, je suis un inconditionnel de Moebius. Je considère que ce type est un véritable génie. J'ai acheté le dernier livre d'Edena et je me suis dit : ce type est fou. En fait, oui, il est fou. Le principe de la BD est qu'on passe d'une image à l'autre. Et là, d'une image à une autre, il n'y a pas les mêmes décors, il n'y a pas les mêmes personnages, il n'y a pas d'action… On se demande pourquoi on va déranger les gens pour leur raconter ça ! J'ai toujours le sentiment que lorsque j'arrive avec un livre, je vais chez les gens. Donc, quand je débarque chez les gens, je ne débarque pas en slibard, quoi. Même si je sais bien dessiner, même si je sais raconter des choses… On me dit souvent que je dessine vite, que je suis un "bâcleur". Ce qui m'importe, c'est de raconter une histoire intéressante à mes lecteurs et qu'ils passent un bon moment à la lire. Pour moi, c'est avant tout un exercice d'écriture. Une BD, ça se lit ! Et voilà, la limite, c'est ça pour moi.
Sfar : C'est dû au fait que dans mes autres albums, les personnages peuvent aller d'un album à l'autre. Je ne voudrais pas que l'on perçoive les "Professeur Bell", "Grands Vampires" et "Petits Vampires" comme des livres séparés mais comme des morceaux d'une entreprise. Je suis assez dubitatif quand on prend le travail de quelqu'un et qu'on peut dire : cet album-là est meilleur que celui-là. Pour moi, ce qui caractérise l'œuvre littéraire, ce qui distingue l'œuvre de SAS, c'est son inégalité. C'est le fait que par moment, il ne va rien se passer… que par moments, il y a des baisses de régime. Les écrivains les plus réguliers, ce sont justement ceux qui te pondent des SAS. Pourquoi les personnages de mes autres séries ne vont pas dans Donjon
? Parce que Donjon, c'est un univers indépendant de tout ça et il me semble
que Donjon nous dépasse, Lewis et moi. J'en suis satisfait. On voit beaucoup
de lecteurs qui ne connaissent pas nos noms mais qui connaissent nos personnages,
qui se les approprient et singulièrement chez des gamins. Il y a une confusion
avec tout l'univers des jeux de rôles... On se rend compte qu'on n'est
pas vraiment propriétaires de la série et ça c'est amusant. Il t'a beaucoup appris ? Sfar : Oui, bien sûr, on a appris le métier ensemble, dans le même atelier. Je pense qu'on s'est beaucoup influencé. On avait à la base beaucoup de points communs, de connivence, et le fait de travailler côte à côte, d'abord trois ans à Paris, ensuite en se téléphonant cinq heures par jour, nous a encore rapprochés. Qu'est-ce que tu as appris de lui ? Une certaine rapidité, une nervosité dans le dessin ? Sfar : Difficile de répondre à cette question. Il y a une espèce d'intelligence pratique, de façon de faire simple là où tous les autres font compliqué qui me plaît beaucoup. Suite Interview "Spécial Donjon" : Manu Larcenet Interview réalisée
par Thierry Bellefroid Images Copyrights © Trondheim & Sfar & Larcenet - Editions Delcourt 2001 |
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