Interview de Bernard Cosey



Bernard Cosey répond aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio.

Bernard Cosey, « Zeke raconte des histoires », c'est un album particulièrement audacieux.

Bernard Cosey : Euh oui.

Audacieux dans le traitement graphique. Les diapositives, l'ensemble de dessins qui revient très souvent dans l'album.

Bernard Cosey : Il est audacieux. Moi, je le vois plutôt original dans ce qui est pour moi l'essence même de la bande dessinée, c'est la narration visuelle, c'est-à-dire des images qui racontent des histoires. Alors habituellement une image raconte une évidence du style : un personnage court et puis il y a un dialogue qui dit « Arrêtez » ou « Mon train part dans deux minutes ». Là, la narration est assez claire, il y a une complémentarité du texte et du dessin, qui sont exclusives, qui ne racontent qu'une chose.

Dans « Zeke raconte des histoires », je me suis amusé à utiliser des images, un peu à les détourner, à les utiliser pour plusieurs messages, plusieurs utilités même. C'est quelque chose qui m'a souvent fasciné, cette magie de la bande dessinée, qui fait que le lecteur reçoit un dessin et un texte - je pense que le lecteur de bande dessinée est très actif - et dans sa tête il en fait une synthèse, qui est évidemment très simple, immédiate, pas besoin de réfléchir, mais tout de même, il y a une élaboration rapide qui se fait et je me suis amusé à jouer avec ça, voilà. Mais à part ça, il y a une histoire, il n'y a pas besoin de prendre trois cachets d'aspirine pour la comprendre.

Je ne pense pas non plus. Mais c'est quand même un album un peu plus complexe dans sa mise en forme que les précédents, notamment par ce traitement de la diapositive.

Bernard Cosey : Oui, notamment.

 

 

Ca a été bien accueilli par l'éditeur ?

Bernard Cosey : J'ai des relations amicales autant avec Le Lombard qu'avec Dupuis. Et on m'a dit : « Tu es conscient, Bernard, que tu fais quelque chose de particulier, que tu pourras difficilement plaire à tout le monde en faisant ça. C'est ton choix. On accepte ton travail, on te fait confiance. Mais, un peu du style : il ne faudra pas venir te plaindre si on ne vend que quinze exemplaires ». Mais je le savais.

Est-ce que justement vous avez besoin de ce genre de défi actuellement pour avoir envie, encore, de raconter des histoires. Vous êtes revenu avec Jonathan après une très très longue absence, dans un traitement là assez classique. C'est un Jonathan de chez Jonathan si j'ose dire.

Bernard Cosey : Tout à fait, si ce n'est qu'il était très bien documenté.

Oui. Peut-être un peu...

Bernard Cosey : Peut-être trop.

Oui, enfin on ne va pas commencer à en faire la critique ici mais peut-être que l'une des choses dont on pouvait s'étonner dans ce dernier Jonathan, c'est qu'il était plus polémique, plus politique que les précédents.

Bernard Cosey : C'est vrai.

Vous aviez un message à faire passer.

Bernard Cosey : Oui. Je n'aime pas les messages, je n'aime pas non plus les engagements politiques dans une bande dessinée ou dans un roman parce que je trouve que - c'est peut-être un peu ambitieux de dire ça - mais je trouve qu'un bon bouquin, un bon film, une bonne bande dessinée doit se situer au-dessus du message politique. Mais là dans le cas de ce douzième Jonathan, c'est vrai qu'après avoir fait plusieurs voyages au Tibet, ramené plein de documents qui ne correspondent plus du tout à ce Tibet de mythologie dont on a tous rêvé et qui a existé, je me sentais presque obligé...

C'est un cri d'alarme.

Bernard Cosey : Un témoignage de ce que j'ai vu, tout simplement. Donc là ça me paraissait difficile, presque inacceptable de faire un Jonathan comme les autres où le Tibet reste un décor mythologique.

Qu'est-ce qui vous a poussé alors à reprendre la série qui était interrompue depuis très longtemps, à reprendre le héros ?

Bernard Cosey : Les voyages.

Vous auriez pu faire un one-shot sur le Tibet, par exemple.

Bernard Cosey : J'aurais pu, c'est vrai.

Qu'est-ce qui vous a poussé à aller rechercher Jonathan où vous l'aviez laissé… parce qu'il y avait quand même pas loin de dix ans…. En plus les deux derniers albums se passaient aux Etats-Unis et donc étaient partis sur une autre piste. Quel est le déclic qui a fait que vous avez repris ce héros ?

Bernard Cosey : Bon, le déclic Tibet, c'était le résultat de plusieurs voyages successifs dans des régions parfois visitées par les touristes - puisque la Chine admet maintenant les voyages en groupes-, et puis aussi par des visites de régions beaucoup plus difficiles d'accès, difficiles du point de vue des papiers et des autorisations. Bref, j'avais des documents et des sensations, des souvenirs que j'avais vraiment envie de raconter, qui ne pouvaient pas être racontés sans impliquer ce message politique qui était même évident : le Tibet est occupé par la Chine, les Tibétains n'ont jamais été un minorité ethnique de la Chine et ils sont occupés comme eux-mêmes ont déjà occupé des provinces chinoises. Ce sont deux voisins qui sont en guerre depuis des siècles, avec des longues périodes de paix. Bref, ce n'était pas possible de ne pas témoigner. Alors, pourquoi Jonathan, je ne sais pas. Quand j'écris un scénario - en ce moment, j'en écris un - il n'y a aucun cahier des charges ou but ou quoi que ce soit. J'essaye simplement de raconter l'histoire que j'aimerais lire moi-même, puisque je suis aussi un lecteur, ou, en d'autres termes, de raconter la meilleure histoire que je sois capable de raconter mais sans définir à l'avance si c'est un Jonathan ou quoi que ce soit, et puis, petit à petit, ça s'impose.

Qu'est-ce qui vous tente encore, maintenant, dans le monde de la BD, après avoir tâté à la fois d'une série qui a eu quand même un grand prestige dans le monde de la BD et même au-delà et à la fois avoir tâté du « one-shot », dont certains très pointus ?

Bernard Cosey : Ce qui me fait courir, c'est vraiment d'écrire et de dessiner cet album merveilleux que je cherche en tant que lecteur dans les bacs des libraires. Donc, comme je ne le trouve jamais complètement, j'essaie toujours de le faire ; je n'y arrive jamais non plus. Une fois que j'ai écrit le mot « fin »… je me rends compte que.. bon, c'est bien, c'est du bon travail, je ne démolis pas du tout ce que je fais.

C'est quoi, cet album-là ? C'est un album qui est...

Bernard Cosey : ...idéal, qui n'existe pas !

Oui mais j'imagine que vous pouvez mettre des mots dessus, il doit avoir des caractéristiques, c'est un album d'aventures, de dépaysement, d'histoire humaine ?

Bernard Cosey : Non, il n'a aucune caractéristique de ce type-là. C'est-à-dire qu'il pourrait appartenir à n'importe quel style, n'importe quelle catégorie. La seule définition que je pourrais en donner est propre à tous les genres en bande dessinée. C'est un pouvoir d'évocation qui est très très fort, qu'on trouve en grande proportion chez des Franquin, des Hergé, des Pratt, des Tillieux, …ce sont ceux qui me viennent à l'idée en ce moment mais il y en a d'autres. C'est ce pouvoir d'évocation qui fait qu'on tourne les pages d'un bouquin et on oublie complètement que c'est dessiné, qu'il y a des dialogues. On croit à l'histoire, c'est la vie. Il ne nous vient pas à l'idée de penser qu'il s'agit d'un dessin, bien ou mal dessiné, qu'il s'agit de textes écrits. Et ça pour moi, c'est la magie d'une excellente bande dessinée et c'est frappant parce que ça n'a rien à voir, c'est une évocation d'un sentiment de réalité qui est très fort alors qu'en fait on peut le trouver dans un « Johan et Pirlouit » de Peyo où, visiblement, on voit bien que le dessin de Johan, ce n'est pas de l'hyper-réaliste, ce n'est pas du trompe-l'oeil. C'est du dessin, on est d'accord. On ne cherche pas à tromper le lecteur. Et pourtant, ça marche, ça fonctionne. On oublie et on plonge dans ce monde, voilà. Alors ça peut être dans tous les genres.

Quand vous avez commencé, vous n'étiez pas du tout dans les tendances qui existaient. Au contraire, si je me souviens bien, Hergé n'était pas tellement fan de votre dessin et n'était pas favorable à votre entrée dans Tintin.

Bernard Cosey : Oui, j'ai lu ça. Non, mais il me l'a dit en d'autres termes. Il trouvait que le lecture de ce premier Jonathan dans Tintin était compliquée… ou pas facile. Je l'ai rencontré et nous en avons parlé amicalement. Dans cet unique entretien d'une heure, on a pu échanger nos goûts pour le Tibet, pour les traditions spirituelles, qu'elles soient d'Asie ou d'Amérique…

 

Vous aviez le sentiment, à ce moment-là, d'être un précurseur, ou d'être en dehors des modes ?

Bernard Cosey : Oui, un petit peu en dehors.

C'était une volonté ou c'était comme ça que vous deviez raconter des histoires ?

Bernard Cosey : C'était à la fois une volonté et une évidence. Je crois que c'est peut-être aussi une façon de donner le meilleur de soi-même, c'est-à-dire que je ne me sens pas capable - s'il s'agit de faire un western - de faire mieux que Giraud, Jijé ou Derib…, de faire un polar après Tillieux… Je crois qu'il faut vraiment aller se battre sur son propre terrain. Donc Jonathan, c'était ça, c'était parler de ce que j'aime et j'essaie de continuer à entretenir ce feu. Dans le fond c'est ça ; plutôt que d'écouter les conceptions marketing ou commerciales auxquelles je ne crois pas - ce n'est pas que je ne veux pas vendre mes bouquins, pas du tout, mais ça me paraît naïf - je crois qu'il vaut mieux pour un auteur faire ce qu'il aime, dans la mesure où il y arrive. Il y a quand même des chances que ça plaise au public.

Vous avez connu des échecs... redoutables ?

Bernard Cosey : Echecs redoutables non. Je n'ai jamais connu non plus des succès énormes. Si on parle en termes de succès, c'est-à-dire de ventes, c'est vraiment quelque chose de très régulier.

Parce que l'on ne peut pas comparer deux albums comme Le Voyage en Italie, qui est un récit très classique qui a beaucoup plu, et Saïgon-Hanoï, qui est quand même franchement pas évident, ..plus risqué.

Bernard Cosey : C'est vrai. Mais en même temps Le Voyage en Italie fait appel à des sentiments qui sont - qui étaient en tout cas à l'époque - relativement rares, rarement exprimés, donc il avait aussi sa forme d'originalité. Mais les ventes de ces titres se tiennent à peu près, c'est assez bizarre. J'ai une courbe légèrement ascendante, très légèrement, mais il n'y a pas de grandes dents de scie.

Ca ne vous fait pas peur ?

Bernard Cosey : Parfois ça me déçoit lorsque j'ai l'impression, comme dans Saïgon-Hanoï et comme dans Zeke, où j'ai pris des risques,… Enfin, ça ne me déçoit pas mais ça m'étonne parce que je m'attends en même temps à faire ou un succès plus grand ou, au contraire, un flop, un échec. Et puis je constate que - en tout cas pour Saïgon-Hanoï, pour Zeke, c'est trop tôt pour en parler, je constate que c'est vendu comme un Jonathan, donc c'est assez bizarre.

Vous avez l'impression que le public vous suit et a envie de vous retrouver à épisodes réguliers, sans plus.

Bernard Cosey : Oui, ça paraît être une explication.

C'est presque décevant.

Bernard Cosey : Un petit peu, oui, mais c'est comme ça.

Qu'avez-vous envie de laisser derrière vous ? Quel est l'album que vous aimeriez porter en avant ?

Bernard Cosey : Il y en a plusieurs, c'est difficile. Je pense que le premier « Souviens-toi Jonathan », avec toutes ses faiblesses de début, est quand même quelque chose de très personnel. Et puis il y a eu « Kate », « A La Recherche de Peter Pan ». Et puis peut-être « Saïgon-Hanoï », et « Zeke » mais Zeke c'est encore trop tôt. Je le mettrais dans la catégorie mais je n'ai pas le recul.

C'est amusant que vous citiez « Kate » parce que, des albums de la série Jonathan - que les gens connaissent en général - c'est l'album que ressort tout de suite.

Bernard Cosey : Oui, c'est vrai.

Pourquoi ? Parce qu'il y a une femme qui est arrivée et que vous avez dessinée merveilleusement du premier coup ?

Bernard Cosey : C'était en '82 et c'était relativement rare. Ou bien, c'était la fille hyper sexy ou alors, la Castafiore. Il n'y avait pas tellement ce genre de personnage féminin dont on peut tomber amoureux… C'est peut-être ça qui a marqué.

On a l'impression qu'il y a en « Kate », ce qu'il y a eu récemment avec la Cécile du Sursis (Gibrat). Vous avez lu l'album ?

Bernard Cosey : Oui, oui, je l'ai lu.

Qui a aussi été une espèce de créature parfaite qui a plu d'emblée, que tout le monde a trouvée belle, séduisante. On a l'impression que Kate c'est ça aussi, c'est l'héroïne consensuelle.

Bernard Cosey : Je ne suis pas d'accord. Je trouve que Cécile du Sursis est superbement dessinée et, tout à fait objectivement, ce n'a aucune commune mesure du point de vue du dessin que j'ai fait en dessinant Kate.

Suite 2/2

Images Copyrights © Bernard Cosey - Editions Le Lombard
Images Copyrights © Bernard Cosey - Editions Dupuis


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