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Blacksad a eu un très très bel accueil auprès du public comme auprès de la critique. Vous êtes tous les deux pratiquement des inconnus, pourtant, vous avez tous les deux un passé derrière vous. Vous avez travaillé aux studios Disney, vous avez également déjà une expérience comme réalisateur. Qu'est ce qui vous a fait aller vers la bande dessinée alors que vous aviez déjà tous les deux un autre métier ?
C'est aussi un album qui a demandé beaucoup à quelqu'un d'extérieur, qui a d'ailleurs préfacé l'album, c'est Régis Loisel. Quelle est la part exacte de son intervention dans cet album ?
Vous citiez Régis comme l'une des personnes qui vous a impressionné ou influencé. On ne peut pas dire que c'est quelqu'un qui vous a influencé dans la touche du dessin, dans la façon dont vous dessinez. Peut-être vous a-t-il influencé dans la tête mais pas dans le dessin. Vos influences, en fait, ne se voient pas dans votre dessin. D'après vous, qu'est-ce qui est passé de lui dans vos mains ? Guarnido : De lui ? Beaucoup de détails. Je pense qu'un dessinateur assimile une foule de petites influences et les traduit ensuite dans plein de petites choses qu'on ne voit pas nécessairement. Par exemple, ce qui m'a beaucoup surpris chez Régis, c'est l'expression des visages, de l'humanité, le traitement de la chair dans les visages. Par exemple, Bragon qui prenait Pelisse par les joues (cfr. La Quête de l'Oiseau du Temps). Tous ses personnages sont vivants.. Dans Blacksad, on peut remarquer ce même souci, et là, c'est plus qu'une initiative de style, c'est la prise de conscience du dessinateur de l'importance de certaines choses, comme le traitement des volumes, de la texture, de la chair, de beaucoup d'autres choses. Canales : La BD est un moyen très condensé. Il faut faire passer plein d'informations et ce côté symbolique des personnages - qui viennent déjà de la fable ancienne - est très intéressant. C'est du terrain gagné par rapport à ce qu'on veut communiquer au public. Il y a déjà des choses qui sont établies, des codes que le public assume et comprend. Ce sont des grands pas qu'on faits, du terrain gagné. Certains ont été assez durs avec ça dans les critiques, notamment le magazine BoDoï - pour ne pas le citer - disant "Ben oui, forcément, les méchants sont des serpents, les gentils sont des chiens et des chats…". Alors, quand on joue avec des visages et avec la BD animalière, peut-on, à un certain moment, la prendre à contre-pied ? Dans votre prochain album, par exemple, dont je sais déjà qu'il parlera d'ours polaires, y a-t-il une envie de jouer avec les "codes animaliers" et de les retourner comme une crêpe, de ne pas nécessairement correspondre tip-top aux "codes attendus" du genre « Ah, ben oui, le méchant doit avoir forcément une face méchante ? Guarnido : Nous ne sommes pas vraiment d'accord avec bon nombre de ces critiques, les trouvant très réductrices. Ils disent que les gentils sont des poilus, les méchants sont des reptiles ou des rats. Mais il y a aussi une mangouste qui apparaît, et qui est du même genre de carnivore que le chien ou le chat. Ce n'est pas aussi tranché que cela, ni aussi simpliste. Ces critiques me semblent vouloir pinailler sans vraiment approfondir certains codes que nous voulions faire passer. Nous tenons compte bien entendu de ces remarques, il faut tenir compte de ce que le public dit. De toute façon, dans le second tome, nous avons l'intention d'être plus flagrants dans ce sens-là. On pourra effectivement voir un animal traditionnellement sympathique, aimé par les gens tenir le rôle d'un personnage antipathique et méchant, et inversement. C'est une considération qu'on a à priori et avec laquelle on veut jouer dans certains passages. Ce n'est pas en réaction aux critiques - parfois virulentes - que nous avons eu l'occasion de lire, mais bien une volonté réfléchie de notre part, faisant partie de notre scénario de départ à développer dans les albums à venir.
Canales : La BD et le cinéma sont des arts qui sont "frères". Le milieu du dessin animé dans lequel nous travaillons est un hybride entre les deux. Parfois, je ne vois pas très clairement la frontière. On s'est investi dans une bande dessinée pour raconter une histoire et la dessiner parce que c'est un moyen qui permet de faire une œuvre d'auteur personnelle. C'est quelque chose qu'on ne peut pas faire en cinéma ou, dans notre cas, dans le dessin animé, parce que c'est toujours un travail d'équipe réalisé par beaucoup de personnes. J'allais vous poser la question.. L'animation, pour vous deux, reste quand même une frustration de ne pas être maître du produit jusqu'au bout, d'être au service d'un scénario qui vient d'ailleurs, au service d'une production surtout et d'une grosse équipe ? Guarnido : Une frustration ? Non, pas du tout ! L'animation présente justement l'atout formidable de ce travail en équipe. C'est ce qui nous permet l'approfondissement dans notre travail, c'est une technique d'animation qui passe par le travail en commun. L'animation est passionnante. C'est vrai que c'est un film de commande, mais c'est également un travail d'équipe qui nous apporte plein de choses, fait travailler plein de valeurs humaines, nous enrichit et nous divertit tout à la fois. D'autant plus qu'il y a vraiment une très bonne ambiance dans le studio de dessin animé. Et en plus, on gagne bien sa vie….
Guarnido : On travaille avec des gens très talentueux, de grands réalisateurs, des metteurs en scène, des animateurs, des professionnels du dessin animé, de grands artistes. C'est un milieu pour quelqu'un qui aime travailler et faire sa vie dans un milieu artistique. C'est idéal… mais j'avoue quand même que ma passion, ma vocation, c'est plutôt la bande dessinée. Si on aborde plus spécifiquement l'aspect du dessin dans Blacksad, il y a deux choses qui paraissent vraiment étonnantes quand on aborde cette bande dessinée : d'une part, les cadrages et la mise en page d'une manière générale qui sont évidemment très cinématographiques mais qui sont en même temps, je vais dire, très judicieuses - même si c'est un compliment que je fais en même temps… Et d'autre part, le travail sur la lumière qui est pratiquement une composante du récit. Commençons par les cadrages…
Guarnido : En fait, il y a toujours une interaction entre nous, on communique tout le temps, c'est une habitude. Dans le dessin animé, c'est presque un réflexe de soumettre son travail à quelqu'un d'autre pour approbation ou simplement pour réflexion. On travaille toujours comme ça. Il m'envoie un scénario qui ressemble plus à un scénario cinéma ou de dessin animé qu'à un scénario de bande dessinée traditionnel. Il n'y a pas de découpage de cases ni le nombre de cases ni même le nombre de planches. C'est une narration avec des dialogues et des suggestions de points de vue, de cadrages de temps en temps. Je fais d'abord un premier petit pré-découpage avec des "têtes à Toto" que je lui montre. On fait ensuite un premier jet de story-board pas trop poussé et on discute des cadrages. Par après, j'en fais un autre très poussé en laissant le crayonné de chaque planche mais en petit taille (A 4) et puis j'agrandis pour pouvoir décalquer sur une feuille de papier aquarelle. L'aquarelle est très délicate et si on efface trop le crayon et on utilise trop de gomme sur la feuille, on fait trop d'amandes et l'aquarelle en souffre. Alors, je décalque ça sur la feuille de papier aquarelle, j'encre et je colorie après.
Guarnido : J'ai vu que vous étiez intéressé par la lumière dans votre billet sur BD Paradisio et je vous en remercie beaucoup. En fait, au départ, il y a une chose que j'ai oublié de mentionner. Après l'encrage, entre l'encrage et l'aquarelle, je fais de petites maquettes de couleurs, comme on fait également dans le dessin animé pour les décors. Je reproduis en petit, les principales cases de chaque séquence et je fais les recherches de couleurs là-dessus, en miniature, mais avec exactement la même technique, encrée à la plume et après à l'aquarelle. Et là, je fais ma recherche de couleurs qu'on essaie de changer à chaque séquence. Après, effectivement j'essaie de reproduire ces maquettes, même si elles sont très petites, et de reproduire le plus exactement possible les mêmes couleurs que là.
J'aime également jouer sur les contre-jeux. Par exemple dans la séquence où on voit la bibliothèque du méchant, il y a une forte lumière qui entre par la fenêtre. C'est une séquence où subtilement le lézard se fait "engueuler" par son patron qui lui fait entendre qu'il est fini et qu'il va se faire tuer. Ce dernier pressent et comprend que son service auprès de son patron prend fin. Il y a beaucoup de cynisme dans cette séquence ; une tension monstrueuse de par la présence de la mangouste qui est là, à écouter et à regarder les papillons. Mais par contre, tout est en douceur et la lumière est chaude. Malgré la tension qui règne, les couleurs et l'ambiance sont chaleureuses, merveilleuses.. C'est une chaude fin d'après-midi, le soleil tombe.. Tout est chaud, la lumière est rassurante, réconfortante.. On joue vraiment en opposition avec la tension.
Canales : … les animaux de sang froid avec une ambiance chaude, comme à la fin de l'album… C'est très intéressant le jeu entre les ambiances et les caractères des animaux, il y a effectivement plusieurs lectures possibles… Revenons au scénario. Puisque vous avez lu mon billet, vous savez que j'ai effectivement été un peu dur avec le scénario.. Jouons carte sur table. C'est vrai que ce qui frappe au premier abord, et c'est une chose que tout le monde relève : c'est le dessin qui est effectivement assez spectaculaire. Par contre, au niveau du scénario, vous avez voulu faire quelque chose de très classique, de très référentiel par rapport à ce que vous aimiez dans la littérature et dans le cinéma. Vous pensez que c'est le scénario qu'il fallait faire sur "Blacksad", que c'était ça qui convenait ; de coller à cette ambiance-là ? Images Copyrights © Guarnido & Canales - Editions Dargaud 2001 |
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