La gloire d'Héra : histoire d'un album


La gloire d'Héra
Rossi - Le Tendre


Par les temps qui courent, Christian Rossi et Serge Le Tendre ne sont pas banals. Avec leur dernier album, "La gloire d'Héra", construit autour du personnage d'Héraklès, de la mythologie grecque, des affaires des dieux et des douleurs des hommes, le propos des auteurs n'est décidément pas de faire "vendeur" : "Un sujet difficile est un sujet que l'on porte, avec des résonnances, des choses à découvrir", dit Le Tendre.
Dire que l'élaboration de cet album fut pour les auteurs une affaire de passion n'est pas qu'un mot.

Longue histoire que la maturation de cette Gloire d'Héra.
Après "La quête de l'oiseau du temps", Le Tendre voit Loisel se tourner vers Peter Pan, s'appuyer sur un mythe dont il rêve depuis sa tendre enfance. L'idée germe alors en lui de revenir à son amour de peplums tournés à Hollywood et Cinecitta, de laisser vivre son désir de projection sur un être presque parfait.
La figure d'Héraklès se profile déjà, à mi-chemin entre le divin et l'humain.
Mais la grosse machinerie des "douze travaux" ne colle pas à la sensibilité de Le Tendre qui décide, pour en comprendre les origines, de potasser l'histooire de la mythologie, de lire "quelques tonnes de bouquins", et au passage Sophocle et Euripide.
Les finesses du personnage commencent à se dessiner : quête d'identité engendrée par un père-dieu (Zeus) et une mère mortelle, père absent, frère jumeau...
Le bonhomme "parle" à l'auteur, passionné par la gémellité, par le héros et son double.
En homme de son temps, toutefois, il est immédiatement tenté de faire une relecture de la folie d'Alcée-Héraklès : de la marionnette manipulée par la déesse va naître un personnage moderne, responsable de ses actes, en proie à un drame personnel. Immergé dans la mythologie, le scénariste entre en résonnance avec son personnage, laisse monter ses propres préoccupations.
Le Tendre est ainsi fait qu'il ne concoit pas de création qui ne pousse vers l'exploration de soi-même.

A qui proposer la mise en forme d'une histoire aussi peu anodine ?
A Christian Rossi, avec qui Le Tendre était lié, déjà, par des "thèmes personnels et un peu sombres".

Deuxième phase de l'aventure, la "collaboration critique".
Entre la lecture de la vie quotidienne des dieux en Grèce et le relevé des plans de la Villa Kerylos, Rossi pose des questions, force Le Tendre à creuser son idée.
La mayonnaise prend : travaillé par ses propres thèmes de prédilection - famille, paternité, destin - le dessinateur entre à son tour dans la tourmente, fasciné par "le côté christique du héros, sa fêlure, sa part d'ombre".
La sortie de l'orbite familliale, la culpabilité insurmontable, le sacrifice, la douleur de son destin, touchent une fibre dans l'esprit de Rossi. Comme la déesse avec le pauvre Alcée, les deux auteurs entreprennent alors de dérober au lecteur le sens de l'Histoire, de le pousser dans un piège : le jeu consiste à détourner son attention vers l'équipe, à lui faire croire à un grand récit d'aventures.
Comme le sujet est grave, "viscéralement horrible" selon les mots de Le Tendre, il s'agit de désamorcer le tragique, d'habiller l'histoire pour qu'elle soit crédible. Rien n'y manque : pas un gramme de vie quotidienne, pas une occasion d'humour.
Le centaure Agrios en est l'exemple le plus achevé, lui qui porte au pas de course et dans un vocabulaire choisi toute la jubilation des auteurs, leur regard farceur sur la Grèce Antique.

Tout dans La Gloire d'Héra est terriblement humain.
Rossi emploie lui-même le mot qui convient en avouant le "macchiavélisme" qui l'a poussé à amadouer le lecteur avec de jolies figures d'enfants poupins, arrondies façon manga, pour que le choc final soit encore plus terrible...
Trouver un style pour une histoire de ce calibre ne fut pas simple. Face à la complexité du scénario, le choix d'un certain classicisme s'imposait et une rigueur capable de ne pas alourdir la narration graphique.
Rossi se contraint à la mesure, à la retenue, limite les effets (apparition des dieux).
Il relit Astérix, s'imprègne du trait d'Uderzo, de son "abnégation dans sa facon de raconter", et opte pour un dessin semi-réaliste qui ne donne pas dans le pathos.
Il s'attache au déroulé de l'action, aux rapports entre les personnages, joue l'héllénisme juste ce qu'il faut en interprétant des dessins de poteries et d'autres sources puisées à travers les siècles, donne aux femmes ce maintien unique qui en fait presque des immortelles.

L'alchimie a lieu. Le Tendre portait intimement et intensément son thème, Rossi se l'approprie, littéralement habité par le personnage. L'album prend forme entre moments de paix et grands éclats émotionnels.
Bousculés par des émotions, des moments de vertige (voire de "trouille"), le scénariste et le dessinateur vivent un vrai moment de complicité ; un de ceux qui engagent, et dont on ne sort pas tout-à-fait indemne.

Au lecteur maintenant de se jeter dans la gueule du Destin...


© Casterman


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