Fait
indéniable, la bande dessinée de langue française s'est principalement
adressée pendant des années aux enfants. Les années '60 verront peu
à peu l'émergence d'œuvres pour adultes. Encore aujourd'hui, une production
"gargantuesque" ne cesse de voir le jour dans les librairies
spécialisées. Mais depuis environ deux ans, la production de bandes
dessinées dites "Jeunesse" refait surface et lorgne quelque
peu la place des XIII
et autres Innommables.
Mais, si aujourd'hui, tous semblent d'accord pour constater ce changement,
qu'est-ce qui caractérise une bande dessinée qu'un éditeur décide
de classer dans le registre enfant ou jeunesse ? A quel(s) public(s)
s'adresse telle ou telle BD enfantine ?
Certes,
il existe encore aujourd'hui "Le journal de Mickey" et "Spirou"
dans lesquels des générations d'enfants n'ont cessé et ne cesseront
encore de se plonger avec plus ou moins de plaisir. Mais, ni l'un
ni l'autre ne reflète réellement l'éclatement que subit le genre.
Souvent, on me demande à partir de quel âge un enfant peut "lire"
- le choix des guillemets est délibéré - Jojo
ou encore Lanfeust
de Troy ? Question piège s'il en est. Il est évident que l'éveil
d'un enfant est du domaine personnel et dépend parfois de l'éducation
que reçoit cette chère petite tête blonde. Tellement de choses changent
en eux, et souvent en si peu de temps. "Qu'est-ce qu'il grandit
vite ? Il marche déjà ? Alors, il a le bac ?" J'en passe et pas
des moindres…
Autre
paramètre à mettre en ligne de compte : "le vécu mosaïque".
J'entends par là que les enfants d'aujourd'hui ont des attentes et
des domaines de prédilection qui sont parfois diamétralement différents
de nos aïeux ou même de leurs propres parents. Hé oui ! Les voyages,
la télévision, Internet, …Tout cela forge aussi une identité, une
personnalité et un bagage que nous-mêmes n'avions certainement pas
à leur âge. Faut faire avec. Chaque enfant retire ce qui l'intéresse
et jette le reste. Un ensemble de savoir, une somme de connaissances.
Autrement dit : un infranchissable océan de "vécu mosaïque"
sépare Les Schtroumpfs
de Kid
Paddle ?
Dès
lors, on comprendra aisément qu'un classement n'est vraiment pas chose
facile. Dieu sait que certaines maisons d'édition expérimentent. Peut-on
dire pour autant que la collection "standard" de chez Dupuis
s'adresse principalement aux enfants ? Et qu'en est-il de Delcourt
Jeunesse ? Des tâtonnements, des essais, des débuts. Actuellement,
un enfant d'environ 7 ans est capable de jongler avec la langue de
La Fontaine et ce, avec plus ou moins de talent. Sait-il pour autant
jongler avec le langage de Franquin ? Les codes de la bande dessinée
ne sont pas ceux de la poésie, encore moins du langage parlé usuel
- même si on trouve quelques similitudes entre les genres. Scott Mc
Cloud nous le prouve avec talent dans son "Art Invisible",
chez Vertige Graphic. Que de paramètres, que de paramètres…
Il est convenu maintenant que la bande dessinée est un mariage, parfois
judicieux, parfois désastreux, entre le dessin et le texte. Parlons-en
du texte ! Ou plus particulièrement des messages, des sentiments qui
sont véhiculés dans ce support. Peut-on s'adresser aux enfants sans
être second degré, référentiel voire vulgaire ? Qu'en est-il de la
construction du récit ? Hop hop hop, je m'emporte. Prenons les choses
une par une.
Comme
dit précédemment, les messages et les sentiments que nos enfants attendent
aujourd'hui ne sont pas (ou plus) ceux que nous, adultes, attendions
à leur âge. Exemple horriblement banal, les divorces. Un autre : la
violence à l'école. Sans parler de la sexualité ou de l'incontournable
incompréhension parentale. Peut-être étions-nous confrontés aux mêmes
problèmes, mais nous ne pouvions les exprimer de façon aussi libérale.
Si l'aventure est toujours primordiale, elle ne se suffit plus à elle-même.
Les tribulations de Johan
& Pirlouit ont laissé la place à Henriette
et ses questions existentielles, Astérix
à Lanfeust
de Troy. Même si, aujourd'hui encore, j'imagine mal Falbala en
"soutif et string" ; la bande à Tarquin
a reçu le prix enfants à Angoulême. Ce n'est pas rien non plus ! Par
contre le cas du Petit
Spirou suit une autre route. Celle des adultes libidineux. Le
voyeurisme y prend une part de plus en plus importante. Vulgaire ?
Vous avez dit vulgaire ? Disons simplement que le public cible n'est
pas celui qu'on croit. A ne pas mettre entre toutes les mains…
Des
constantes s'échappent tout de même en ce qui concerne la bande dessinée
enfantine. Tout d'abord, la construction du récit. Linéaire est le
qualificatif, l'histoire est linéaire. Une quête que le protagoniste
se doit de remplir. Le héros, confronté à un problème, se doit de
trouver la solution afin de repartir vers de nouvelles aventures.
Que cette quête se déroule avec comme toile de fond le réalisme ou
qu'elle soit baignée de merveilleux - tous les genres sont représentés
- cette dernière n'interfère nullement dans la linéarité scénaristique.
Ceci n'interdisant nullement les multiples rebondissements.
Autre similitude, la pagination. Les histoires se présentent sous
forme de one-shot, voire de courts récits.
Toto l'ornithorynque est un récit de 32 pages. Les Zorilles
suit le gag en une seule page. Une page, une histoire (délibérément
je fais l'impasse sur le strip, propre à une culture plutôt anglo-saxonne
ou américaine). Mais si la narration de Toto semble d'un même tenant,
le découpage talentueux de nos deux auteurs permet toujours à l'enfant
de s'arrêter en cours de lecture. Entre ces deux impératifs se logent
tout naturellement de courts récits de deux ou trois pages. Ce sera
le cas de Sardine de l'espace. Le temps d'attention que porte un gamin
est bien moindre qu'un adulte. Il faut savoir favoriser ces "arrêts
de lecture". Apparemment, c'est chose acquise pour beaucoup d'éditeurs.
Le
graphisme, quant à lui, est plutôt libre. Il est clair que la couleur
se taille la part du lion. Mais on trouvera tantôt un dessin réaliste,
tantôt schématique. Le crayon versus l'acrylique. N'épiloguons pas
sur le sujet, tout n'est qu'affaire de goût et suit la courbe de la
subjectivité la plus totale. C'est le "j'aime ou j'aime pas"
qui prévaut.
Maintenant, si on peut entrevoir un essai de classification en ce
qui concerne la question : A partir de quel moment mon bout de chou
peut-il lire cette bande dessinée ? Il n'en est certainement pas de
même pour la question : Est-il normal qu'à 35 ans, il lisent toujours
l'Elève Ducobu
? Soit il est professeur, soit nostalgique de ses années scolaires.
Quoi qu'il en soit, la question reste posée. A quel moment une bande
dessinée enfant est-elle abandonnée pour laisser la part adolescente
de notre toujours chère tête moins blonde s'exprimer ?
La
seule réponse que j'aperçois, c'est qu'il n'y a pas de bande dessinée
pour adolescent. Cette catégorie n'a pas d'existence réelle. Tout
d'abord, je vous rappelle qu'on "déteste ses parents".
Ensuite, on a l'art de se remettre en question pour tout et surtout
en ce qui nous concerne. Cela va du "je-suis-certain-que-c'est-pas-mes-parents"
au "comprennent-que-dalle". Dès lors, la réaction - je devrais
dire contre-réaction - naît. "Je vais puiser dans Manara,
Serpieri, Liberatore et autres récits tout aussi bucoliques afin de
me démarquer et de montrer ainsi ma personnalité. Qu'ils viennent
seulement m'interdire cette "saine" lecture". J'y vais
un peu fort me direz-vous ? Et vous avez sans doute raison. Si le
passage n'est certes pas obligé, il m'est difficile de nier son existence.
Se promener en rue avec un bon Ranx sous le bras, ça en jette. Heureusement,
un passage plus "politiquement correct" se traduirait par
Thorgal,
Hans
ou encore, par un large éventail du catalogue Delcourt. Pas commode
de chercher à classer par états d'âmes, surtout s'ils sont sans cesse
changeants. Non, franchement, une bande dessinée pour ados, c'est
une réelle sinécure. La marge est trop grande, trop indécise. Il ne
faut pas croire pour autant que le lecteur passe directement de la
bande dessinée jeunesse à celle pour adulte. Tout n'est qu'affaire
privée, qu'envie instantanée. Faut-il pour autant se limiter à la
célèbre phrase lombardienne "de 7 à 77 ans" ? D'un point
de vue purement sémantique, elle est des plus large et regroupe sans
conteste une quantité importante du lectorat. Locution devenue quelque
peu désuète, elle n'en est pas moins pertinente et met l'accent sur
un problème qui reste d'actualité. Si vous avez une réponse…