François, le Grand Prix de la Ville d'Angoulême, ce fut évidemment une surprise, tout le monde le sait, on ne va pas le rappeler. Maintenant il y a l'après. Alors, cet "après", c'est une entreprise vertigineuse ? Schuiten : Il y a l'envie de profiter d'un événement comme celui-là pour essayer d'apporter quelque chose. Benoît et moi nous sommes demandés ce qu'on pouvait apporter à Angoulême, que ce soit au travers de notre regard sur la BD, grâce à nos idées ou par le simple fait que nous soyons Belges. C'est vrai que le Prix que j'ai reçu sonne comme un signe d'ouverture. Il faut donc aussi prolonger ça. Toutes ces questions, nous sommes en train de nous les poser en sachant aussi qu'il y a une dynamique interne à un festival comme celui-là. Il existe depuis 30 ans. Ce n'est pas par un coup de baguette magique qu'on va en modifier profondément la logique. Benoît et toi, vous avez l'expérience d'événements. Vous avez monté des expositions ensemble, tu en as montées séparément comme scénographe. Dans l'esprit du public naît forcément l'idée que vous allez amener un regard de scénographes sur le festival. Ce regard va se décliner de quelle manière ? Tu veux des expos tout à fait différentes de ce qu'on a déjà vu ? En as-tu les moyens ? Y a-t-il des idées d'affiches tout à fait nouvelles ? Schuiten : En fait, ce qui nous intéresse le plus, c'est de trouver un scénario à l'ensemble de la manifestation. Nous voulons travailler sur des concepts, sur une idée qui traverse l'ensemble et qui aille jusque dans les moindres ramifications, qui "innerve" je dirais, à la fois l'ensemble et chaque détail. Il faudrait que la moindre chose corresponde au projet global. Comment arriver à faire en sorte que dès qu'on est à Angoulême, on sente le concept et le scénario ? Le but, c'est de mieux communiquer ; Angoulême véhicule trop souvent une image diffuse, on se retrouve toujours devant les éternelles séances de dédicaces… ça manque d'ambition, en gros. C'est ce qu'on va essayer de réinsérer, une ambition dans les expos, une ambition dans la façon dont le public rencontre les auteurs. Par exemple je trouve très dommage que quelqu'un comme Will Eisner, qui était à Angoulême lors du dernier festival, n'était finalement accessible que pour les journalistes. Le public n'a pas pu le rencontrer. C'est un homme extraordinaire qui a une connaissance unique de la bande dessinée, il a traversé presque un siècle de BD. Qu'est-ce que le public a pu en tirer ? Alors qu'il parle magnifiquement, c'est un véritable professeur dans son genre, il a très bien écrit sur la bande dessinée ! Nous voudrions arriver à créer un endroit à Angoulême, un lieu où des auteurs, les plus internationaux possibles, nous permettraient de voir leur travail. Il faut remettre l'image au cœur de la ville, je trouve qu'on devrait sentir cette ville envahie par l'image. Depuis quelques années, la bande dessinée est devenue une activité secondaire pour toi. Je ne vais pas dire que c'est du délassement mais par rapport à l'ambition de certains de tes projets scénographiques, la bande dessinée est pratiquement devenue quelque chose d'artisanal. Est-ce que tu poses un regard différent sur ce métier et aussi sur la production actuelle de la bande dessinée ? Schuiten : Je me suis rendu compte d'une chose : les gens qui viennent chez moi ont envie que je les fasse rêver ! On vient me trouver pour la réflexion que je peux avoir sur tel ou tel problème. Quand je reviens à la bande dessinée, seul à ma planche à dessin, j'essaie de profiter au mieux de ce qu'est la BD, c'est l'avantage d'avoir cette double expérience. Lorsque je reviens sur le papier, je me demande ce que je peux y faire là et que je ne peux pas faire ailleurs. Quelles sont les forces de ce médium ? Et il y a aussi la difficulté de la solitude. Si ça ne marche pas, tu es le seul responsable. C'est aussi le cas sur de gros projets. Mais il y a tellement d'intermédiaires que tu vois les choses autrement. En BD, tu es vraiment tout seul. Cette solitude, cette difficulté dans l'exécution m'aident, personnellement, j'en ai besoin ! Le plus difficile , c'est le changement de régime. Tu travailles avec 200 personnes sur une expo et puis te voilà tout seul ; tu dois retrouver les émotions, l'observation… C'est assez violent comme changement. Le Pavillon des Utopies, à l'exposition universelle d'Hanovre, n'était-il pas en quelque sorte une extension de ce que tu as fait pendant des années tout seul sur ta table à dessin ? Etait-ce finalement la réalisation en 3D de tout ce que tu as rêvé ? Schuiten : Oui, tout à fait. La bande dessinée ; c'est la matrice, le laboratoire. C'est là que tout se crée dans la solitude et parfois dans la douleur. Si je ne revenais pas à la bande dessinée, tout se tarirait ! La station de métro « Arts et Métiers » à Paris, par exemple, a un côté très BD. C'est pratiquement le même métier, l'un comme modéliste et l'autre comme dessinateur ? Schuiten : Il y a plusieurs points communs mais le principal c'est de raconter une histoire. C'est ce qui intéresse les gens de la RATP lorsqu'ils me commandent ce travail, ou ceux de l'Expo universelle d'Hanovre. C'est fou comme les gens ont envie qu'on leur raconte une histoire même à travers des concepts qu'on peut croire très abstraits ou très formels. Permettre au plaisir d'entrer dans un récit. Toute la discussion que j'ai avec le staff d'Angoulême, c'est d'arrêter de parler chiffres. Remettez le récit, remettez l'imaginaire au cœur des discussions ! Quand tu es devant les pires financiers, dès que tu te mets à raconter une histoire dès que tu les prends un peu par la main, le regard change ! Après viennent les chiffres, bien sûr. Mais chaque chose en son temps. C'est un problème qu'on inverse trop souvent. Parfois, j'arrive sur un projet et c'est déjà trop tard, tout est bloqué ! C'est surtout flagrant en Belgique, où on se dit d'abord qu'on veut faire quelque chose, peu importe quoi, on réfléchira quand on aura l'argent… La valeur ajoutée du récit est extraordinaire et elle est très bon marché. Mais il manque le temps de l'imaginaire. Il y a une partie d'une précédente question à laquelle tu n'as pas répondu, qu'est-ce que tu penses du monde de la bande dessinée d'aujourd'hui ? Schuiten : J'étais en contact avec pas mal de choses mais j'avais une visibilité insuffisante. Depuis que j'ai obtenu le Prix, les éditeurs m'envoient tout. Je vais me remettre à regarder ce qui se fait. Le monde a beaucoup changé, me semble-t-il. C'est un peu le problème de beaucoup d'auteurs ; à force d'en faire, on n'a plus envie de lire de BD. Je vais me replonger dedans mais je reconnais qu'il y a des choses que je ne parviens pas à lire. Ce n'est pas bien de dire ça, ce n'est pas "politiquement correct", mais c'est la pure vérité. C'est l'esthétique ou le langage qui te posent problème ? Schuiten : C'est plutôt un ensemble de choses. A un moment donné, je me sens complètement rejeté par une BD. Je vais faire un effort, Benoît m'a fait la leçon. Il m'a dit : il va falloir que tu t'y mettes, que tu ne te contentes pas de ce que tu aimes… C'est humain ; je sais bien que ce que je fais ne plaît pas à tout le monde non plus. Je trouve d'ailleurs que l'idée de vouloir plaire à tout le monde est une idée extrêmement vulgaire. La "difficulté" de ce rôle de président est politique en quelque sorte. Il faut accepter l'ensemble de la bande dessinée dans sa diversité ; autant les éditeurs commerciaux que les plus pointus. En sachant très bien que si tu fais plaisir à l'un, l'autre n'est pas content ! Et que de toute façon, tout le monde t'en voudra à la fin. Tu as tout compris ! Schuiten : Oui ! (rires) Ton éditeur, Casterman, a traversé des moments très difficiles ces dernières années, ces derniers mois même encore, avec des changements de partenariat. Benoît Peeters a été appelé au chevet de l'éditeur pour ausculter le catalogue de la bande dessinée. C'est un peu inespéré pour Casterman d'avoir tout à coup reçu à travers toi le Grand Prix de la ville d'Angoulême. Cela, au moment où effectivement il y avait des soucis de visibilité et d'image dans le grand public. On peut dire que tu tombes à pic… Schuiten : Ce qui est assez agréable effectivement, c'est que ça arrive au moment où l'éditeur relève la tête, au moment où il se remet à avoir de l'ambition. Pour ce qui est de "l'utilisation" que Casterman fait de mon nom et de ce prix, je le laisse travailler parce que je pense que je ne suis pas le meilleur pour le marketing ; je me laisse piloter. Tu as retrouvé une vraie confiance, une vraie complicité avec ton éditeur ? Tu as eu des mots très durs à l'adresse de Casterman il n'y a pas si longtemps. Schuiten : J'ai fait le deuil de ce qu'avait été le Casterman historique et je suis maintenant en confiance avec le Casterman actuel. Je ne suis pas nostalgique. Les choses ont changé, tout ce qui a été fait était formidable mais c'est fini. J'espère maintenant qu'ils vont retrouver une très grande ambition ; là, c'est vrai, je trouve qu'il y a encore un peu de travail. Par contre l'équipe est assainie, il y a une confiance qui est en train de renaître et qui fait plaisir à voir. Comme tu l'as dit, cela a été très dur. Benoît et moi avons été à deux doigts de partir… on avait vraiment le stylo sur le contrat ! Mais on s'est dit au dernier moment que ce serait dommage d'interrompre une si vieille histoire. Nous sommes par nature assez fidèles. D'ailleurs, aujourd'hui, nous aimerions aider à résoudre le cas de François Bourgeon. C'est encore une des casseroles que Casterman traîne et qui tient à justement aux difficultés qu'ils ont vécues. Tu dis que c'était dommage d'interrompre une si vieille histoire. C'est vrai qu'il y a chez vous un vrai souci d'homogénéité. La série a un look uniforme, ça compte pour les amoureux de livres que vous êtes qu'on puisse dire : "Voilà les Cités Obscures" en regardant sa bibliothèque ? Pourquoi est-ce important ? Pourquoi est-ce que vous avez tous les deux un rapport aux livres si passionnel, qu'il s'agisse de livres dessinés, anciens ou de littérature ? Schuiten : Ce que tu dis me touche beaucoup. Quand j'ai passé deux jours à Paris pour l'impression du dernier album : toutes les quatre ou cinq heures, j'allais voir, discuter avec le type qui met les couleurs pour encore améliorer les épreuves. Jusqu'au bout, j'essaie encore d'améliorer de petites choses pour que le bouquin soit le mieux possible. Il y a l'aspect presque sensuel du livre, on a changé de page de garde, ce sont tous des petits détails qu'on surveille de près…. Par exemple, on tient beaucoup à la jaquette. Elle joue un rôle, elle est comme un écho de ce qu'il y a à l'intérieur. Pour moi, la vision que se fait le lecteur n'est pas constituée que du récit. L'objet participe, d'où un souci d'alignement, une inquiétude, c'est vrai, si l'on change d'éditeur. Parce que pour nous, ces choses qui font qu'on aime nos livres sont extrêmement fragiles. L'intérêt qu'un lecteur peut avoir par rapport à une série ne tient pas seulement aux auteurs mais tient peut-être à un objet, à des auteurs et à un éditeur. On trouve extraordinaire le public qu'on a. On a le sentiment que tout peut se démoder, passer. D'ailleurs, il y a certains de nos livres qui ont mal vieilli. C'est la preuve que tout cela est délicat. Qu'est-ce que tu appelles "mal vieillir" ? Si on ouvre "Les murailles du Samaris" aujourd'hui, c'est un album tout à fait contemporain dans votre collection. Schuiten : Oui, peut-être. Mais "La route d'Armilia" n'a pas très bien vieilli. C'est un album plus hybride. Schuiten : Oui, on n'a pas exploré complètement ce qu'on voulait y faire. Mais plus encore que celui-là, il y a un livre aux "Humanos" qui a énormément vieilli. "Carapaces ?" Schuiten : Non, j'aime toujours beaucoup "Carapaces" et j'aime l'idée que cet album soit couplé aux Terres Creuses. C'est clair qu'au départ ce n'était pas votre ambition, à ton frère et toi. J'imagine que quand vous avez commencé ces courtes histoires, vous n'imaginiez pas du tout être en train de poser les jalons d'un tome 1 des Terres Creuses. C'est une idée d'éditeur, ça, plusieurs années plus tard… Schuiten : Oui. En tout cas, j'ai une tendresse pour certaines histoires de cet album. Il y a quelque chose qui s'y passe. "La débandade", par exemple, je trouve que c'est une histoire toute simple, je l'aime beaucoup. En revanche, ce qui a vieilli dans ma production aux Humanos, c'est "Aux médianes de Cymbiola" (avec Claude Renard, ndlr). On voit tous les défauts, des personnages sans personnalité, le manque d'émotion et l'effet esthétique. Je donne le fouet pour me battre, là. Est-ce que tu étais encore aveuglé par les qualités de ton professeur, Claude Renard ? Schuiten : Je ne sais pas. Sans doute qu'il y avait une volonté, une prétention peut-être. C'est une époque aussi, celle des années 70, où on éclatait les planches, les cadres. Chaque période a ses excès, il y en a d'autres maintenant, qui vieilliront sans doute autant, mais celle-là, je la trouve caricaturale. Curieusement le "Rail" (aussi avec Claude Renard, ndlr) est un livre qui, même s'il est un peu radical esthétiquement, sonne beaucoup plus juste. Enfin bref, il y a donc quelques livres dont je ne suis pas très fier ! On essaie de nettoyer, de corriger mais cela ne résout pas tout. Je trouve qu'il n'y a aucun de nos livres qui soit totalement satisfaisant mais par contre, parfois, l'alignement de certains d'entre eux donne quelque chose. Dans "Les Cités Obscures", on trouve des livres en noir et blanc et en couleur, des techniques et des approches différentes, le matériau que nous donnons au lecteur est finalement assez curieux. Je pense que nos BD touchent à une espèce de mémoire rétinienne. Ils semblent assez bien vieillir dans l'imaginaire des gens. Souvent, la façon dont ils en parlent est peut-être plus intéressant que les livres eux-mêmes car ils construisent eux-mêmes des choses. Ca tient peut-être aussi au fait que tes livres ont des prolongements en affiche, en sérigraphie. Ce sont des domaines "extra-BD" où tu es très présent et que tu nourris d'éléments liés à l'univers des Cités Obscures. Il y a comme un double travail qui est à la fois celui d'être dans le livre et celui d'être hors le livre… tout en utilisant les images du livre… Schuiten : Effectivement, le lecteur se construit cette histoire avec ces images-là aussi. Je le vois parce que parfois, les gens me parlent d'images qui n'appartiennent pas aux livres tout en étant persuadés que c'est là qu'ils les ont vues. Et puis, il y a l'effet de superposition qui se construit au fil des albums. L'univers qui s'élargit. Mais on peut dire que vous ne faites pas qu'empiler les histoires ou les bouts d'univers. Vous prenez de nouvelles options, des tournants parfois importants. L'option la plus récente qui a été prise des quatre ou cinq derniers albums était de remettre l'individu en avant. Schuiten : Oui, c'est vrai. D'où mon attachement à trouver des personnages réels que je prends comme modèle aussi pour essayer de me renouveler. Comme mon fils pour De Cremer, dans le dernier album (La Frontière Invisible ndlr). L'idée des débuts était quant à elle très architecturale, très urbaine. Ce rapport à la ville, tu le vis toujours aussi fort ? Tu restes un urbaniste ? Schuiten : Oui, ça me colle au "derrière". Manifestement, je le mérite ! Je n'arrive pas en m'en défaire. Malgré l'effort. Tu t'es investi dans l'urbanisme, il faut dire. Schuiten : Oui, bien sûr. Et je continue. Je mène des projets qui appartiennent effectivement à une démarche urbaine où la ville et les citoyens peuvent se retrouver. C'est une façon d'être actif à son échelle. Le problème de notre société, c'est qu'on a l'impression que la "déresponsabilisation" règne à tous les étages, si bien qu'il faut responsabiliser à d'autres niveaux, d'autres échelles. Il y a certaines actions que tu as menées, notamment ici à Bruxelles, pour l'Hôtel Autrique, une maison dessinée par Victor Horta, qui sont des actions presque politiques. Or, tu n'as jamais fait le pas de choisir un engagement politique pur. Schuiten : Non, et franchement je m'en garderai bien. Je viens de participer à cette réunion sur la communauté européenne pour une réflexion sur l'avenir de Bruxelles capitale de l'Europe (à la demande du Premier Ministre Belge, ndlr), il y avait des gens comme Umberto Ecco dans ce projet… C'est amusant de me retrouver là au milieu, de me demander ce que je peux rapporter en tant que raconteur d'histoire. Mais, à chacun son job. Autant, moi je suis d'accord pour aider à construire et pour faire pression dans le bon sens, autant je pense que la pression venant d'un artiste est bien plus forte s'il est indépendant, s'il est quelqu'un de libre. Mais attention, on a aussi ses lâchetés. Et je suis conscient de vivre ici dans une ville bourgeoise, qui a son confort, même s'il y a des gens très pauvre à Bruxelles. C'est un monde protégé, il faut en être conscient, être lucide. Je pense que je préfère entretenir une forme de "mobilité". Le système est terrible ici, il est tellement lourd, c'est pour te broyer ! Et mon énergie n'est pas infinie… Pour revenir à la bande dessinée, la BD dans tout cela, c'est quoi, c'est ta respiration ? Schuiten : Oui, c'est l'essentiel pour moi. J'en ai besoin, c'est le bilan que je tire depuis maintenant 20 ans, j'en ai besoin ! C'est dur, j'en bave des ronds de carottes parce que quand quelque chose ne marche pas, cela se voit. Tu ouvres un livre, tu vois quand le dessinateur a la pêche, quand il est en forme. Quand il s'est investi, quand il te fait rêver, ça se voit tout de suite, tu sens ça. Je trouve magnifique cette espèce d'exigence là, elle est dure et elle t'oblige à toujours creuser plus loin. En même temps, il faut s'en méfier, parce qu'elle fossilise ! Merci beaucoup.
Découvrez l'interview de François Schuiten sur son nouvel album "La Frontière Invisible" ainsi que les éléments du dossier qui avait été réalisé à l'occasion de la sortie de ce dernier en cliquant sur les icônes en bas de page. Interview réalisée
par Thierry Bellefroid Images Copyright © Schuiten & Peeters - Editions Casterman 2002 |
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