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Des livres comme celui-là, on n'en lit pas plus de trois ou quatre
par an. On peut pourtant dire avec une absolue certitude que "Un
monde de différence" ne sera pas un best seller. Il faut
dire qu'il accumule les handicaps pour faire la course en tête
: traduction d'un "graphic novel" américain, ce gros
bouquin de plus de 200 pages en noir et blanc traite de l'homosexualité
et du racisme dans le Sud des Etats-Unis, au cours des années
soixante.
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Le dessin de Howard Cruse correspond parfaitement à ce qu'on
trouve dans la vague underground US, il n'est donc pas nécessairement
attractif au premier abord et se caractérise par un travail de
trame et de hachures parfois à la limite de l'exagération. Il
n'est pas aisé de distinguer les personnages au début, mais tout
cela, on l'oublie vite lorsqu'on se plonge durant plusieurs heures
dans ce chef d'oeuvre politico-social d'une sincérité désarmante.
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En racontant l'histoire du jeune Toland Polk, homosexuel refoulé
dans une Amérique sudiste encore presque féodale au début des
années soixante, Howard Cruse a choisi le dangereux pari d'entretenir
une certaine ambiguïté. Etant lui-même homosexuel, il risque de
faire croire qu'il s'agit d'un récit autobiographique, puisque
l'histoire est narrée à la première personne par le héros, Toland,
devenu adulte ; il intervient fréquemment à l'image en compagnie
de son ami actuel pour commenter certains des épisodes de sa jeunesse.
Le ton fait donc penser à une plongée dans les souvenirs personnels
de Howard Cruse. Ce pourrait l'être, tant l'histoire sonne juste
et les anecdotes sont précises.
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En fait, l'auteur a préféré raconter ce récit à la manière d'un
journal de bord pour mieux nous faire « communier » aux sentiments
de son héros -ou plutôt de son anti-héros. Car Toland n'est pas
un vrai militant. Au contraire. Obsédé par son homosexualité latente,
décidé à la combattre de toutes les manières -à commencer par
avoir une petite amie avec qui il entend construire une relation
solide et durable-, il se retrouve malgré lui au milieu des contestataires
partis en guerre contre la ségrégation raciale. Mais c'est surtout
pour suivre Ginger, sa petite amie, qu'il met le doigt dans l'engrenage.
Et plus encore, c'est parce que de nombreux militants pour la
tolérance raciale sont justement ceux qui militent aussi pour
une certaine ouverture d'esprit sexuelle. Le combat des autres
l'arrange et le fascine. Mais lui reste paralysé par ses propres
peurs, incapable de prendre son destin en mains.
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On assiste donc à une page d'histoire passionnante
de l'Amérique en même temps qu'à un périple initiatique qui va amener
Toland à sortir définitivement de l'adolescence. Les deux lignes
directrices se confondent ; en fait, elles sont indissociables et
rendent le récit aussi captivant qu'indispensable. Mieux comprendre
le Sud, c'est aussi replonger dans les heures les moins glorieuses
de son histoire. C'est ce que fait Cruse à travers l'exemple de
cette ville fictive pourtant rigoureusement implantée dans le terreau
de la réalité.
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Pour ce faire, il a collecté des faits réels dans la presse et des
anecdotes auprès de nombreux témoins venus de plusieurs endroits différents
du Sud. Clayfield, cette ville imaginaire, concentre ainsi un commissaire
raciste omnipotent, une antenne meurtrière du Ku Klux Klan, une communauté
noir non-violente soutenue de manière inégale par différents pouvoirs
religieux et bien d'autres ingrédients dont aucun n'a été exagéré.
Howard Cruse a mis quatre ans à terminer cette histoire au lieu des
deux qu'il s'était accordé. Il a dû imaginer toutes sortes de stratagèmes
pour continuer à gagner de quoi manger durant toute cette période.
Mais le "monument" qu'il laisse derrière lui témoigne de
l'intérêt de l'entreprise ! ! |
Thierry Bellefroid.
Images Copyrights
© Cruse - Vertige Graphic 2001
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