Retour sur images...
"Silence" de Comès (Casterman)



"Retour sur images" vous invite à (re)découvrir les albums fondateurs ou méconnus du neuvième art. Des œuvres rares et universelles dont on parle parfois sans les avoir lues :-)
Pour ce premier numéro, nous vous proposons de partir à la rencontre de Silence,œuvre magistrale de Comès, aux éditions Casterman…

Beausonge, un petit village des Ardennes, porte bien mal son nom. Les fermes y sont basses. Le ciel lourd et la campagne grise. Tout semble immuable. Y compris la violence obscène que fait peser sur Silence le muet son "maître", Abel Mauvy, influent exploitant agricole.

D'où vient Silence on ne le sait - ou on a préféré l'oublier - le jeune homme fait partie des meubles, un simplet que l'on utilise de ferme en ferme pour tous les travaux de somme. Mais Silence est heureux, cet être fondamentalement pur est incapable de discerner par-delà l'harmonie intérieure qui le gouverne la laideur immédiate du monde. Quelques astuces narratives - Silence pense en fautes d'orthographes ("cé quoi la hène ?") - et la profondeur du trait noir et blanc économe mais juste de Comès font peser sur tout l'ouvrage la force sombre des ambiances magiques. Car le microcosme paysan, même s'il constitue la toile de fond de Silence n'en est pourtant pas le pivot.

Comès comme Silence, regorge de secrets, de surprises. Dieter Comès est né en 1942 à Sourbrodt, une petite bourgade belge annexée durant l'occupation, d'un père parlant allemand et d'une mère parlant wallon et français. Dieter verra son prénom francisé à la Libération en Didier. Il se définit lui-même comme le "bâtard de deux cultures", une sorte d'exclu de fait, à la manière de son personnage phare, qu'il a sans doute voulu habiller de ses propres expériences. Silence est avant tout le porte-parole d'une réflexion intime de son auteur sur la société. "Je voulais illustrer le problème de l'incommunicabilité, et plus précisément de la méfiance instinctive à l'égard des gens "différents", méfiance qui débouche souvent sur la violence. Personnellement, j'ai toujours éprouvé une forme de tendresse envers les êtres marginaux […] Peut-être parce que moi aussi, je me range dans cette catégorie *."

Silence, prépublié dans feu (A suivre) à partir de 1979, n'assoit pas pour rien la popularité de celui qu'on a parfois présenté comme l'héritier d'Hugo Pratt. D'une chronique paysanne à la réflexion sur l'impossibilité d'intégration, l'auteur glisse vers l'onirique et le fantastique, brouille les cartes par des revirements incessants, pour finalement tisser une intrigue limpide au-delà de son apparente complexité . Silence s'inscrit dans une veine profondément réaliste dans laquelle prend place une sorcellerie logique, quotidienne, que la civilisation ne parvient pas à occulter. Une sorcellerie commode qui permet à Abel Mauvery de se livrer à l'élimination de tous ceux qui pourraient révéler à Silence qu'il est l'artisan du meurtre de ses parents. Une sorcellerie initiatique lorsqu'elle offre au jeune Silence de brefs élans de lucidité jetant sur son chemin rectiligne de dangereuses embûches telles l'amour, la temporalité de l'homme, la découverte de la cruauté ou… le besoin de se venger de celui qu'il considérait comme son bienfaiteur : l'infect Abel Mauvy.

Silence c'est un récit de vengeance et pas seulement. A travers la personnalité vierge du héros qui s'enrichit de sentiments souvent contradictoires, c'est celle du lecteur que l'on dissèque, que l'on interroge. En confrontant Silence à l'écœurante normalité de certains personnages "civilisés" - qui parfois nous ressemblent - Comès plonge son lecteur dans la marginalité, impose par Silence les bases nouvelles - à moins qu'elle n'aient été oubliées - d'une humanité primaire, véritable. Silence c'est notre part de naïveté, la perception en guise de connaissance, cette part enjouée, joyeuse et fataliste parfois que l'âge et la civilisation enterrent sous l'éducation et les convenances.

On pourrait croire à une œuvre naïve voire manichéenne. Mais Comès a l'intelligence de mêler le mal au bien en campant des personnalités profondément contrastées. L'amour accouche ici de la mort. Là-bas de la mort naît parfois l'amour. Mais son univers est foisonnant par delà l'apparente naïveté du trait. La réussite de Silence est avant tout de nous faire croire en lui. Silence fait toujours appel à quelque chose en nous. Il s'agit d'une œuvre assez riche pour qu'on y trouve toujours ce qu'on est venu y chercher.

"Toute la difficulté de notre métier est de savoir si on veut devenir absolument millionnaire ou si l'on veut se réaliser soi-même. Arriver à exorciser dans les dessins les démons que l'on a dans la tête. L'idéal c'est de trouver l'équilibre entre les deux et de faire vraiment ce que l'on a envie de faire"**. Comès, en nous livrant des œuvres comme La Belette (1983), Eva (1985), L'Arbre-Coeur (1988) ou plus récemment Les larmes du tigre démontre sans conteste qu'il est un auteur. Un vrai. Et que ce terme souvent galvaudé ne s'attribue pas qu'à des œuvres obscures ou autobiographiques. Silence, malgré son statut de chef d'œuvre de la Bande Dessinée qui parfois rebute le lecteur, mérite d'être ouvert, (re)découvert. En noir et blanc pour les puristes. Ou en couleurs à l'occasion d'une nouvelle édition en deux tomes colorisés proposés par Casterman et disponible partout où ça se fait à partir du mois d'octobre.

*Propos recueillis par Thierry Groensteen pour les cahiers de la bande dessinée n°55.
**Extrait de propos recueillis par Isabelle Albasini et Turgay Kurt pour Auracan. Numéro de mai - juin 1994.

Les principaux personnages :

Silence : un jeune simplet enfermé dans une satisfaction intérieure qui le coupe des réprimandes et vexations qu'il endure. Silence communique avec les hommes par une ardoise sur laquelle il rédige de courtes phrases ponctuées de fautes d'orthographe. Il communique avec les animaux de la campagne d'un seul regard, simple et essentiel. Son ouverture au monde et la découverte du mal omniprésent entacheront-il la pureté de son âme ?
Abel Mauvy : celui que Silence appelle "mon maître", celui qu'il considère comme son meilleur ami. Abel est un tortionnaire brutal et castrateur qui plie l'innocent Silence à sa volonté, qui s'acharne sur le pauvre muet pour enterrer de déplaisants souvenirs de jeunesse.
La sorcière : mère, amante, confidente ? Elle retrouve en Silence les souvenirs d'un destin funeste, la promesse d'un futur en couleurs. Sa vie est intimement mêlée à celle d'Abel.
Blanche-Neige : une figure emblématique de la bande dessinée. Le célèbre nain au chapeau melon qui flotte dans son blouson "I'm the king". Le plus improbable des compagnons de Silence. D'une logique parfois effrayante car raisonnée dans sa marginalité. L'instrument indispensable de la vengeance du héros.
La campagne : elle est sombre est belle à la fois, tour à tour écrin crasseux des basses motivations humaines ou théâtre magnifique des rencontres initiatiques de Silence.

L'auteur en 4 mots :

Pratt : grand ami et principale influence de Comès : "Quand j'ai découvert l'univers de Pratt, je me suis aperçu qu'il correspondait parfaitement à ce que j'espérais faire un jour. Mais je ne suis pas du tout certain que j'y arriverai, parce qu'il avait vraiment un talent énorme. Et il a tellement dessiné qu'il est très difficile de montrer deux personnes dans un canoë sans que l'on pense tout de suite à lui ! Il a eu une influence certaine sur mon travail. Je m'efforce d'avoir une écriture personnelle, mais j'ai toujours des difficultés à m'éloigner de ce qu'il a réalisé. C'était si parfait… "

Fantastique : un des thèmes récurrents de l'œuvre de Comès : "Je crois que le recours au fantastique dans mes histoires est le résultat d'une insatisfaction à vivre ce qui nous entoure"

Rêve : "Si je parviens à faire rêver le lecteur, à être une sorte de passeur de rêves, alors j'aurai réussi à faire ce que j'avais envie de faire".

(A suivre) : "(A suivre) a constitué un formidable creusé, un lieu où tout le monde s'exprimait, travaillait dans un même esprit, s'encourageait, se critiquait en s'entradmirant, sans jouer la concurrence".

Sites consacrés à Comès :

Casterman.com présente un site dédié à Comès avec interview, animations flash et tout un tas d'informations et de friandises visuelles délectables.

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Damien Perez

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