L'exposition "Muñoz - Breccia : L'Argentine en noir et blanc" confronte, à travers un choix représentatif de près de 200 documents originaux l'œuvre de deux maîtres de la bande dessinée, dont l'importance est unanimement reconnue par la critique internationale.
Argentine, terre de bandes dessinées Mais l'école argentine n'en est pas moins riche : un premier groupe constitué autour de Hugo Pratt, Alberto Breccia et Solano Lopez, puis José Muñoz, animé par Hector Oesterheld, définit une grammaire graphique qui influencera jusqu'Art Spiegelman ou Frédéric Bézian. Une autre, constituée autour de Dante Quinterno, influença directement René Goscinny dont on peut affirmer qu'il doit beaucoup au "Hergé argentin".
Une exposition en ombres et lumières Le titre de l'exposition renvoie à la fois à la dimension esthétique des œuvres et à leur dimension socio-politique. Unanimement reconnus comme deux des plus grands maîtres de la BD en noir et blanc, Breccia et Muñoz ont chacun abordé cette technique selon une approche qui leur est propre. L'exposition visera à confronter chacune des deux démarches, à en montrer les convergences et les divergences. Le second axe de l'exposition tient au contexte historique dans lequel elles ont été créées. Loin d'être anodin, celui-ci a profondément influencé la nature même de ces œuvres. Demeuré en Argentine, souvent au péril de sa vie, Breccia traite de l'oppression et du climat de terreur généré par celle-ci. Muñoz, en revanche, a préféré quitter sa terre natale pour immigrer en Europe ; le thème de l'exil traverse l'ensemble de son œuvre.
La bande dessinée comme œuvre de résistance En 1968, Alberto Breccia publie, en collaboration avec son fils Enrique et le scénariste Hector Œsterheld, une biographie d'Ernesto Che Guevara ; "une figure qui, du moins à l'époque [...], représentait l'espoir de l'Amérique du Sud toute entière" (1). Mais l'avènement de régimes militaires de plus en plus répressifs condamne l'ouvrage, qui est bientôt interdit. Breccia et son fils sont menacés de mort, alors qu'en 1977, Œsterheld disparaît définitivement, enlevé par un groupe paramilitaire. La répression et le climat oppressant des périodes les plus sombres de l'Argentine contemporaine trouvent dans l'œuvre de Breccia une traduction de type métaphorique. Dans L'Éternaute, des envahisseurs extraterrestres provoquent la chute ininterrompue d'une neige dont le contact est mortel ; les survivants, rongés par l'angoisse, n'ont pas d'autre alternative que de demeurer cloîtrés dans leurs habitations. Dans ses choix d'adaptations littéraires (Histoires extraordinaires de Poe, Les Mythes de Chtulhu de Lovecraft…), le dessinateur opte également pour des œuvres dont le dénominateur commun est la thématique de l'horreur ou de la peur dans son expression la plus extrême. Sa très libre adaptation de Dracula transpose le personnage de Bram Stoker à Buenos Aires. On peut y voir des scènes de tortures et des manifestations populaires réprimées dans le sang. Après la chute de la dernière junte militaire - peut-être la plus sanglante qu'ait jamais connu l'Argentine -, Breccia réalise, avec le romancier Juan Sasturain, Perramus, véritable cauchemar halluciné de plus de trois cent planches. Le graphisme expressionniste joue sur toute la gamme des gris et se révèle, une fois encore, en adéquation parfaite avec le propos : "[Buenos Aires] devenait grise, perdait son âme. Tout était gris de peur et de silence. Dans cette période fleurissait lâcheté et égoïsme : c'était la complicité du silence"(2) "Premier chef-d'œuvre qui ait pour objet la dictature argentine"(3) , Perramus n'en possède pas moins une portée véritablement universelle, évoquant toutes les formes d'oppression. L'impérialisme occidental y est clairement évoqué, notamment à travers la figure de Mr Whitesnow, transposition à peine voilée d'Henry Kissinger. Déjà, dans Dracula, on pouvait distinguer, dans les rues de Buenos Aires, la présence d'un Superman de pacotille ou d'auxiliaires de l'Oncle Sam servant une soupe populaire au goût de Coca-Cola. Cette dénonciation de l'Amérique triomphante, dont la puissance économique s'est construite, en grande partie, au détriment des laissés pour compte, est également une des constantes de l'œuvre de José Muñoz, dont l'engagement politique radical n'a rien à envier à celui de Breccia. Des
ouvrages comme Le
Bar à Joe ou la série Alack
Sinner ont pour cadre New York. Au royaume de la réussite économique
et du capitalisme triomphant, Muñoz et Sampayo se penchent sur la marge
de la société américaine. Leurs bandes dessinées sont une œuvre de résistance
face au modèle culturel dominant fondé sur la réussite financière, l'abrutissement
des masses, la répression policière et la prééminence WASP. La mégapole
américaine est ici une véritable Babel où se côtoient des individus
de toutes origines : italiens, sud-américains, polonais, descendants
d'esclaves noirs… Souvent, les auteurs saturent l'espace des cases de
bulles innombrables où chaque individu s'exprime dans sa propre langue.
Si Breccia a bâti une œuvre profondément ancrée dans la réalité argentine,
Muñoz et Sampayo - eux-mêmes immigrés plus ou moins volontaires- ont
fait de l'exil la thématique centrale de leur œuvre. L'omniprésence
du jazz est de ce point de vue extrêmement révélatrice. Cette musique
d'essence noire a souvent évoqué le souvenir douloureux de la terre
originelle. L'homme déraciné est la figure centrale de ces bandes dessinées
; chacun des personnages pourrait faire siens les propos de Carlos Sampayo
: "Je suis un étranger définitif, pas encore libre comme l'air bien
que j'aspire à sa légèreté"(4) …
Une esthétique du noir et blanc Il convient de remarquer que contrairement à la bande dessinée franco-belge qui, dès l'après-guerre, généralise petit à petit l'utilisation de la couleur, l'Argentine a longtemps privilégié le noir et blanc, à l'origine, pour des raisons davantage économiques qu'esthétiques. A leurs débuts, le dessin tant de Muñoz que de Breccia ne se distingue pas véritablement du tout venant de la production. L'un comme l'autre n'atteint la maturité graphique que lorsqu'ils disposent de scénarios à la mesure de leur talent. Cette mutation est, dans les deux cas, le fruit d'une rencontre. Le véritable point de rupture dans l'œuvre de Breccia se situe sans aucun doute à la fin des années cinquante, lorsqu'il fait la connaissance du scénariste Hectór Germán Œsterheld. Libéré des contraintes que lui imposaient jusqu'alors des éditeurs davantage soucieux de rentabilité que d'innovation, il peut désormais se livrer à d'incessantes expérimentations graphiques. Il veut couvrir tout le champ des contrastes, depuis les tons tranchés, jusqu'aux demi-teintes, en passant par toute la gamme des hachures, monotype, collage d'images extraites de magazines, papiers déchirés, encre diluée au white spirit, étalée au sèche-cheveux ou réfrigérée au congélateur... Chaque récit est une nouvelle exploration des potentialités techniques du noir et blanc. Avec Mort Cinder, il se singularise par son approche expressionniste et joue sur la violence des contrastes entre le noir et le blanc. Certains motifs sont à peine esquissés ; ses représentations d'arbres, par exemple, se résument à des enchevêtrements de lignes qui confinent à l'abstraction. Ce sens du raccourci et de la simplification atteint des sommets dans L'Éternaute. D'une inventivité hors du commun, cette bande dessinée se distingue par la coexistence de registres graphiques radicalement différents. Il joue en permanence sur la tension visuelle entre la courbe et la ligne droite. Les extraterrestres sont des sortes d'énormes insectes, masses d'encres presque informes afin de ne pas "donner au lecteur [sa] propre représentation de ces monstres […], qu'il utilise cette base informe […] pour y greffer ses propres frayeurs, sa propre peur"(5) Dans Le Cœur révélateur, Buscavidas ou Les Jumelles, Breccia opte pour l'aplat, jouant sur le contraste radical entre les valeurs de blanc et de noir. Dans Perramus, c'est le gris qui est utilisé, sous la forme de lavis d'encre de Chine : "J'ai utilisé le gris de manière insistante dans Perramus, au point que c'en est la couleur principale. Le gris doit transmettre la sensation d'une ville qui se fond, qui se dilue sous l'effet d'une dictature qui lui fait perdre son identité."(6) Chaque œuvre de Breccia est une recherche du traitement le plus à même de servir le propos de l'ouvrage. Quel que soit le style ou la technique utilisée, il se révèle, à l'égal d'un Goya, capable, dans ses dessins, de faire sourdre la terreur et l'angoisse. L'œuvre de José Muñoz, quant à elle, prend sa véritable dimension
au contact de son compatriote, le scénariste Carlos Sampayo.
Sa recherche d'un langage épuré le mène lentement à une forme d'expression
graphique très aboutie, dialectique complexe entre les noirs et les
blancs, qui confine souvent à l'abstraction. L'éclatement des formes
en parcelles distinctes et l'incroyable foisonnement des scènes représentées
ne permettent que rarement l'appréhension directe et instantanée de
ce qu'elles représentent ; images-mondes, images fouillis exubérant
et grotesque : "[il faut] laisser la tache se rompre et inonder le
blanc, mais la diriger ensuite, lui construire des digues et en rompre
d'autres ; laisser le noir inonder les carrés qui divisent la page blanche
suivant un plan savant, suivant les règles établies et celles, faites
siennes, du récit, du roman…"(7) L'approche est spirituelle, quasi
magique. Enfin, le dialogue entre le noir et blanc apporte une énergie, un
rythme: "les précipités d'une blancheur vertigineuse dénotent des
sensations de violence, de peur, mais aussi de rapidité, tandis que
les masses sombres ressortissent au régime de l'intimité, de la confidence,
et freinent la lecture." (9) Erwin Dejasse et Frédéric Pâques
-A. En marge de l'exposition
Cinéma Le Parc (Charleroi) : Programmation de 8 films dont le contenu est en concordance avec le fonds social et humaniste traversant l'ensemble de l'œuvre de Muñoz et Breccia. Chaque projection sera suivie d'un débat. Une production du Gsara. Animation du centre-ville avec de la musique argentine (tango,
bandonéon…) -B. L'Argentine en noir et blanc en pratique
Relations presse : (1)Autodafé(entretien) (conversation avec Jan Baetens)
in Che, Fréon, 2001, p. 5
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