Corto Maltese : Trente ans déjà !



Trente ans déjà

Gênes a donné naissance à quelques marins de haut bord mais il en est peu dont la notoriété atteigne celle de Christophe Colomb ou de Corto Maltese. Le premier, à la destinée bien connue, y est né sans doute en 1450. Le second, plus de cinq siècles plus tard, figure dans une nouvelle revue genoise de bande dessinée, Sgt Kirk, au premier numéro daté de juillet 1967.

A l'initiative de l'éditeur F. Ivaldi, Hugo Pratt donne le cap de ce nouveau magazine et y dessine la Ballade de la Mer salée, dans laquelle appraît discrètement (et en mauvaise posture) à la septième planche, un matelot en rupture de loi du nom de Corto Maltese...
Personne ne devine alors que l'Océan Pacifique vient de laisser échapper de ses flots l'un des héros les plus considérables de la bande dessinée. Pas même son créateur, Hugo Pratt, alors âgé de quarante ans, ayant déjà une longue carrière derrière lui en Argentine et en Europe où il vient de se réinstaller définitivement. Fort d'une vie aventureuse riche de bourlingues et de rencontres et toujours avide de lectures et de voyages, Hogo Pratt découvre peu à peu, qu'il tient avec Corto le symbole de sa propre existence et de son regard sur la vie et les êtres. Pendant près de trois décennies, il embarque Corto à la recherche de ses angoisses et de ses rêves dans une saga courant sur des centaines de pages en douze albums et aventures multiples que le public français découvre à partir de 1970 dans Pif-Gadget, puis dans France-Soir et enfin dans (A SUIVRE) en 1974 où il trouve son évident port d'attache.

Genèse d'une création

Avec une jubilation indicible, mêlant le faux, le vrai et le semblant, Hugo Pratt a tissé autour de son personnage un univers d'aventures, d'exotisme, d'ésotérisme et d'humour qui demeure exceptionnel.
Dans le chaudron de son inspiration, il sut utiliser sa connaissance des écrivains britanniques de littérature d'aventures (Stevenson, London, Conrad...), le terreau italien de dessinateurs pour la jeunesse (Caprioli), l'influence de l'américain Milton Caniff, le plaisir du cinéma hollywoodien et son propre vécu d'enfant vénitien, d'adulte argentin. Le tout allié par sa boulimie de lecture et son insatiable curiosité. Et il sut insérer sa création dans l'histoire de notre siècle au point de repérer son héros en mille lieux de la planète à des moments précis. Au point de savoir, par exemple, que Corto naquit au port de La Valette dans l'île de Malte un certain 18 juillet 1887....

Mémoires

18 juillet 1887 : Naissance à Malte d'un père, marin de la Navy, et d'une mère d'origine gitane d'Andalousie. Enfance à Cordoue puis retour à Malte.

1904 : Marin en Méditerranée sur la Vanita dorata. Séjour en Egypte puis aux Indes et en Chine. L'année suivante, témoin de la guerre russo-japonnaise en Mandchourie où il rencontre Jack London.

1905/1913 : S'embarquant vers l'Afrique à la recherche des mines du roi Salomon, en compagnie de Raspoutine (homonyme du moine maléfique des Romanov), il se retrouve en Amérique du Sud où il fréquente Butch Cassidy puis en Italie, au Mexique, à Tunis et à Londres où il s'engage comme matelot avant de déserter lors d'une escale à Salvador de Bahia.

1913/1914 : Période trouble de piraterie et de bourlingues diverses dans l'océan Pacifique.

1915/1917 : Corto Maltese est mentionné dans diverses affaires aux Antilles, au Brésil et au Vénézuela. Dans les ports et sur les rives de l'Amazone.

1917/1918 : Témoin et acteur de la Première Guerre Mondiale en France, en Angleterre, à Venise et en Afrique orientale.

1919/1920 : Séjour en Sibérie et en Mandchourie alors que règne la guerre civile, que la Chine s'éveille et que le baron Von Ungern, tel un nouveau Gengis Khan, rêve d'un empire asiatique.

10/25 avril 1920 : Séjour à Venise où de jeunes fascistes tentent de jeter les bases d'un ordre nouveau.

1921/1922 : Une année un peu folle à la recherche du trésor d'Alexandre en Asie mineure alors qu'une Turquie nouvelle se crée dans le sang de la minorité arménienne.

1923 : Retour en Argentine, dans le Buenos Aires des affairistes, des maquereaux et des prostituées au grand coeur.

1924 : Signalé en Suisse où il rencontre Hermann Hesse. Période d'intense activité métaphysique.

1925 : Une Amérique redécouverte au regard des grands mythes d'Occident, à la recherche de l'Atlantide, entrevue et disparue. Par la suite, Corto Maltese apparaît à nouveau en Chine, en Espagne pendant la guerre civile puis dans une île du Pacifique où il aurait terminé ses jours.

Naissance d'un mythe

Depuis Ulysse le Crétois jusqu'à l'aventure du Vendée-Globe en passant par Jonas et sa baleine, les îles et leurs trésors, Robinson et Vendredi, la mer reste l'insondable univers des mythes, des fantasmes et des rêves dans lequel Corto Maltese a désormais sa place. Celle du marin au long caban sombre et pantalon blanc avec pour accessoires la casquette de la Navy, le cigarillo brésilien et l'anneau à l'oreille geuche. Le sourire à peine esquissé oscille entre l'ironie flegmatique et l'indulgence élégante. L'homme a la solitude discrète, les colères aussi rares que ses scrupules lorsqu'ils relèvent de la morale commune c'est-à-dire bourgeoise.
A ce niveau de conception d'un héros, Hugo Pratt a su définir la séduction d'une figure de l'aventurier du XXième siècle libre d'attaches, avare de paroles et riche de souvenirs.
Le génie de l'auteur a été de construire un personnage qui conserve de larges pans de mystère où le non-dit l'emporte sur l'explicite et la fantaisie sur la banale réalité historique.
Chaque lectrice ou lecteur peut laisser voguer son imagination. Dès lors commence le temps du mythe car la proposition de l'auteur est assez puissante pour que chacune ou chacun s'investisse, se reconnaisse ou simplement se délecte en spectateur heureux de lire une longue saga. Et c'est pourquoi on trouve, un peu partout dans le monde, des voiliers portant le nom du marin de Malte, des enfants baptisés Corto, des cravates, blousons et serviettes de bains à son effigie, des cocktails qui lui sont dédiés, des décors de bars ou de restaurants qui le prennent pour thème.
Il n'est pas de héros qui meurt lorsque le quotidien le plus ordinaire rejoint la fantaisie des songes...

Manara nous parle d'un ami

« On ne savait jamais très bien où était la réalité, où était l'imagination ».

J'ai fait la connaissance de Pratt au festival de Lucca, en 1965. On a tout de suite sympathisé. Mon premier grand souvenir, c'est le voyage que nous avons fait ensemble pour Paris, dans mon camping-car (Hugo avait toujours beaucoup de livres à transporter). De fil en aiguilles, nous avons réfléchi à des histoires, et en 78 j'ai commencé un travail sur lui, H.P.
Plus tard, il y a eu l'Ete Indien et El Gaucho. Avec lui, j'ai toujours eu une liberté de travail totale. Ses scénarios étaient formidables et il respectait ma mise en scène, mon découpage.
J'avais ma liberté d'interprétation.

Nous avons vécu une vraie amitié. Hugo avait un caractère difficile, il avait besoin de sa solitude : moi, je pigeais les moments où il fallait le laisser seul, j'étais discret. Il était comme un chat sauvage, il fallait le traiter avec précaution. C'était un personnage extra-ordinaire : quelqu'un de très libre intérieurement ; plus âgé que moi mais plus jeune dans sa tête ; sa liberté, c'est ce qu'il avait de plus précieux ; liberté de partir en voyage, liberté vis-à-vis des autres. Il n'était pas intéressé. C'est lui qui commandait le jeu ; même avec les gens importants qu'il ne se gênait pas pour engueuler. Ca m'impressionnait : sa dignité, sa liberté, son indépendance.

Ensemble, nous parlions beaucoup ; des femmes, de nos aventures ; nous avions une grande intimité. Mais nous n'avions pas besoin non plus de tout dire. Nous avions des rendez-vous rituels : pour le festival de Barcelone, nous faisions la route ensemble, nous mangions la bouillabaisse. Avec lui, les voyages étaient aventureux. Il était complètement imprévisible. C'était la fête, la surprise, il avait l'aventure dan le sang. Et il était drôle.
Il avait des tocades. Tout d'un coup il achetait une cassette de Manuel de falla, et on n'écoutait plus que Manuel de Falla.

Il adorait les défis. Un jour, il m'a dit d'aller saluer de sa part un imam au fond du Pakistan. Il connaissait effectivement Hugo. Mais en faisant la route jusque là-bas, je me demandais si c'était sérieux ou si c'était une blague. On ne savait jamais très bien où était la réalité, où était l'imagination.

Maintenant, il me manque un ami. Quelqu'un de très important. Avec qui parler, avec qui voyager. Ensemble, nous avions acheter un bateau à voile. Très beau, fin de siècle. Nous avons beaucoup rêvé sur ce bateau. Sur l'aventure. Il n'a jamais bougé du port de Venise.


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