Trente ans déjàGênes a donné naissance à quelques marins de haut bord mais il en est peu dont la notoriété atteigne celle de Christophe Colomb ou de Corto Maltese. Le premier, à la destinée bien connue, y est né sans doute en 1450. Le second, plus de cinq siècles plus tard, figure dans une nouvelle revue genoise de bande dessinée, Sgt Kirk, au premier numéro daté de juillet 1967. A l'initiative de l'éditeur F. Ivaldi, Hugo Pratt donne le cap de ce nouveau magazine et y dessine la Ballade de la
Mer salée, dans laquelle appraît discrètement (et en mauvaise posture) à la septième planche, un matelot en
rupture de loi du nom de Corto Maltese... Genèse d'une créationAvec une jubilation indicible, mêlant le faux, le vrai et le semblant, Hugo Pratt a tissé autour de son personnage un
univers d'aventures, d'exotisme, d'ésotérisme et d'humour qui demeure
exceptionnel. Mémoires18 juillet 1887 : Naissance à Malte d'un père, marin de la Navy, et d'une mère d'origine gitane d'Andalousie. Enfance à Cordoue puis retour à Malte. 1904 : Marin en Méditerranée sur la Vanita dorata. Séjour en Egypte puis aux Indes et en Chine. L'année suivante, témoin de la guerre russo-japonnaise en Mandchourie où il rencontre Jack London. 1905/1913 : S'embarquant vers l'Afrique à la recherche des mines du roi Salomon, en compagnie de Raspoutine (homonyme du moine maléfique des Romanov), il se retrouve en Amérique du Sud où il fréquente Butch Cassidy puis en Italie, au Mexique, à Tunis et à Londres où il s'engage comme matelot avant de déserter lors d'une escale à Salvador de Bahia. 1913/1914 : Période trouble de piraterie et de bourlingues diverses dans l'océan Pacifique. 1915/1917 : Corto Maltese est mentionné dans diverses affaires aux Antilles, au Brésil et au Vénézuela. Dans les ports et sur les rives de l'Amazone. 1917/1918 : Témoin et acteur de la Première Guerre Mondiale en France, en Angleterre, à Venise et en Afrique orientale. 1919/1920 : Séjour en Sibérie et en Mandchourie alors que règne la guerre civile, que la Chine s'éveille et que le baron Von Ungern, tel un nouveau Gengis Khan, rêve d'un empire asiatique. 10/25 avril 1920 : Séjour à Venise où de jeunes fascistes tentent de jeter les bases d'un ordre nouveau. 1921/1922 : Une année un peu folle à la recherche du trésor d'Alexandre en Asie mineure alors qu'une Turquie nouvelle se crée dans le sang de la minorité arménienne. 1923 : Retour en Argentine, dans le Buenos Aires des affairistes, des maquereaux et des prostituées au grand coeur. 1924 : Signalé en Suisse où il rencontre Hermann Hesse. Période d'intense activité métaphysique. 1925 : Une Amérique redécouverte au regard des grands mythes d'Occident, à la recherche de l'Atlantide, entrevue et disparue. Par la suite, Corto Maltese apparaît à nouveau en Chine, en Espagne pendant la guerre civile puis dans une île du Pacifique où il aurait terminé ses jours. Naissance d'un mytheDepuis Ulysse le Crétois jusqu'à l'aventure du Vendée-Globe en passant par Jonas et sa baleine, les îles et leurs
trésors, Robinson et Vendredi, la mer reste l'insondable univers des mythes, des fantasmes et des rêves dans
lequel Corto Maltese a désormais sa place. Celle du marin au long caban sombre et pantalon blanc avec pour
accessoires la casquette de la Navy, le cigarillo brésilien et l'anneau à l'oreille geuche. Le sourire à
peine esquissé oscille entre l'ironie flegmatique et l'indulgence élégante. L'homme a la solitude
discrète, les colères aussi rares que ses scrupules lorsqu'ils relèvent de la morale commune
c'est-à-dire bourgeoise. Manara nous parle d'un ami« On ne savait jamais très bien où était la réalité, où était l'imagination ». J'ai fait la connaissance de Pratt au festival de Lucca, en 1965. On a tout de suite sympathisé. Mon premier grand
souvenir, c'est le voyage que nous avons fait ensemble pour Paris, dans mon camping-car (Hugo avait toujours
beaucoup de livres à transporter). De fil en aiguilles, nous avons réfléchi à des histoires, et en 78 j'ai commencé un
travail sur lui, H.P. Nous avons vécu une vraie amitié. Hugo avait un caractère difficile, il avait besoin de sa solitude : moi, je pigeais les moments où il fallait le laisser seul, j'étais discret. Il était comme un chat sauvage, il fallait le traiter avec précaution. C'était un personnage extra-ordinaire : quelqu'un de très libre intérieurement ; plus âgé que moi mais plus jeune dans sa tête ; sa liberté, c'est ce qu'il avait de plus précieux ; liberté de partir en voyage, liberté vis-à-vis des autres. Il n'était pas intéressé. C'est lui qui commandait le jeu ; même avec les gens importants qu'il ne se gênait pas pour engueuler. Ca m'impressionnait : sa dignité, sa liberté, son indépendance. Ensemble, nous parlions beaucoup ; des femmes, de nos aventures ; nous avions une grande intimité. Mais nous
n'avions pas besoin non plus de tout dire. Nous avions des rendez-vous rituels : pour le festival
de Barcelone, nous faisions la route ensemble, nous mangions la bouillabaisse. Avec lui, les
voyages étaient aventureux. Il était complètement imprévisible. C'était la fête, la surprise, il avait
l'aventure dan le sang. Et il était drôle. Il adorait les défis. Un jour, il m'a dit d'aller saluer de sa part un imam au fond du Pakistan. Il connaissait effectivement Hugo. Mais en faisant la route jusque là-bas, je me demandais si c'était sérieux ou si c'était une blague. On ne savait jamais très bien où était la réalité, où était l'imagination. Maintenant, il me manque un ami. Quelqu'un de très important. Avec qui parler, avec qui voyager. Ensemble, nous avions acheter un bateau à voile. Très beau, fin de siècle. Nous avons beaucoup rêvé sur ce bateau. Sur l'aventure. Il n'a jamais bougé du port de Venise.
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