Interview de Luc Brunscwig

Luc Brunschwig fait partie de cette nouvelle génération de scénaristes français qui a partiellement renouvelée la bande dessinée. Auteur de trois séries toutes publiées chez Delcourt, il sort au mois d'avril le tome 2 de L'Esprit de Warren.

Il est également l'auteur du pouvoir des innocents, publié également chez Delcourt.
C'est un des scénaristes actuels les plus créateurs , ses livres sont des romans parmi les plus passionnants.

En 1985, tu as alors 18 ans, et tu conserves au pied de ton lit une pile de Strange. Que symbolise cette série en particulier et que représente le comics en général ?

Les Strange, c'est ma première grande passion. Lorsque je les ai découvert, j'ai tout de suite su ce que je voulais faire dans la vie. C'était des histoires qui me touchaient incroyablement, au point d'arriver, frémissant et fiévreux, chez mon marchand de journaux ! J'aimais vraiment ces super héros de la Marvel (Spiderman, Daredevil, Les X-Men) non parce qu'ils étaient tout puissants, mais au contraire parce que chacun avait ses points faibles, ses problèmes familiaux, de c¦ur, ses difficultés à assumer la charge terrible que représente ce fait ahurissant : être le protecteur du monde. C'étaient des demi-dieux curieusement humains et s'identifier à eux était facile. Et puis, il y avait une façon de raconter totalement différente de la BD franco-belge. C'était rapide, percutant, parfois drôle, souvent noir et ça allait très loin dans l'émotion. Les comics m'ont aussi permis de découvrir des auteurs qui restent, aujourd'hui encore, des références absolues pour moi : Frank Miller et Alan Moore et de m'intéresser à un jeune scénariste-dessinateur qui a été mon mentor pendant une longue et inoubliable année : Ciro Tota.

L'écriture devint un virus que tu tentes d'assouvir dans la pub mais tu abandonnes rapidement l'argent facile pour la BD. Pourquoi ?

A vrai dire je n'ai jamais voulu faire carrière dans la pub. C''est un milieu artificiel, abrutissant où tout échappe aux créateurs. C'est tout le contraire de mes aspirations. Depuis l'âge de 11 ans je n'ai qu'un seul rêve : faire de la BD. Quand cela a été possible, je n'ai pas eu besoin de beaucoup de motivations pour envoyer l'argent facile se faire empocher ailleurs.

Très vite tu concrétises cette passion en signant trois séries. Par ordre d'apparition : Le Pouvoir des innocents avec Laurent Hirn, Vauriens avec Laurent Cagniat et L'Esprit de Warren avec Servain. Peux-tu nous présenter ces séries ?

Le Pouvoir des innocents est un thriller de science fiction, un rame réaliste où l'avenir de New York se joue à coups de machination et de complots. Un ancien du Vietnam, Joshua Logan, se retrouve victime de ces jeux pervers qui vont briser sa vie. L'homme semble anéanti, incapable de réagir et, pourtant, par amour pour une petite fille, il va reprendre son destin en main et jouer la mouche du coche au milieu de ce jeu d'échec inhumain. Vauriens est plus difficile à définir : c'est de l'aventure fantasy, une sorte de western qui se déroulerait dans un monde imaginaire. Le personnage principal s'appelle Pop. Il est lanceur de couteaux pour un spectacle ambulant. Sur scène, c'est un héros Malheureusement, lorsqu'il voudra devenir un héros dans la réalité, il ira de catastrophes en désillusions. Toutes ces histoires parlent avant tout de gens, de leurs rêves, de leurs difficultés à faire correspondre leur vie avec ce qu'ils souhaiteraient qu'elle soit.

Et L'Esprit de Warren ?

Le tome 2 est la suite des aventures de Warren Wednesday, un garçon machiavélique qui pense être la réincarnation d'un tueur exécuté en 1968 par la justice américaine. Au nom de ce premier tueur, Warren accomplit une impitoyable vengeance. Il doit retrouver et éliminer 19 personnes. Seulement, au moment d'achever sa première victime, il s'arrête un court instant pour imaginer sa vie une fois libérée de la haine et du sang. Il essaie mais il ne voit rien Juste un trou noir plein d'incertitudes. Il panique. C'est en essayant de comprendre ce que sera son avenir que Warren va comprendre bien des choses sur lui et sur l'homme qu'il pense être. C'est un thriller psychologique très noir. Dans la lignée du Silence des agneaux.

Tes personnages ont tous cela en commun qu'ils sont ambigus et complexes, ni tout noir, ni tout blanc. Est-ce l'idée que tu as du héros de BD ?

Disons que c'est l'idée que j'ai des gens en général ! Je ne connais pas un homme qui ait été entièrement bon du début jusque la fin de sa vie. Même l'abbé Pierre a révélé sa part d'ombre. Voici peu, il a défendu le livre révisionniste d'un de ses amis. On a alors entendus les cyniques s'exclamer : "Voilà qu'il révèle enfin son vrai visage !". Ils ont tort. C'est juste une part de l'abbé Pierre, tout aussi vrai et sincère que l'est sa part de bonté. L'homme est ainsi fait, riche de contradictions.

Tu adores le contact avec les lecteurs (tu es un des rares scénaristes à réclamer des dédicaces). Que t'apportent ces rencontres ?

Je raconte des histoires aux gens. J'essaie de les faire vibrer, réagir, en les intéressant à des personnages et à leurs destins. Ne pas rencontrer les lecteurs c'est aussi frustrant que raconter une histoire drôle au milieu du désert. Je tiens à connaître les réactions de mes lecteurs. A partager quelque chose avec eux.

Tu dis que tu préfères un lectorat "intelligent" à un lectorat "massif". Est-ce parce que tes albums n'ont pas encore rencontré cette deuxième catégorie ?

Peut-être, oui Même si je crois sincèrement que mes albums sont faits pour le plus grand nombre. Certes ils sont savamment construits, mais ça n'en fait pas des albums pour intellectuels de haut vol. Ce sont avant tout des cocktails d'émotions, d'aventures et de suspens. Par contre, je tiens à ce qu'il n'y ait pas de mépris entre les lecteurs et moi. Je parle de violence mais je ne la cautionne pas. Je parle de tueurs mais je n'en fais pas l'apologie. Pour l'instant je sais que mes lecteurs l'ont compris. C'est ça que j'appelle "l'intelligence du lectorat".

En l'espace de cinq ans tu as publié sept albums. Dans le même laps de temps d'autres scénaristes ont dû en publier au moins cinq fois plus. Que t'inspires cette comparaison ?

Aucun regret en tout cas ! Durant ces cinq années, j'ai beaucoup écrit mais je n'ai toujours pas trouvé les collaborateurs adéquats. Alors tant pis. Je préfère attendre encore plutôt que d'être déçu. Et puis je l'avoue je ne travaille pas très vite. Je commence à imaginer des personnages, un univers, une histoire, puis tout cela mûri très lentement, jusqu'au jour où les personnages commencent à prendre leur autonomie et à vivre l'histoire à leur manière. A ce moment, je ne suis plus là que pour recueillir leur propos, observer ce qu'ils font. J'essaie ensuite de retranscrire ce que j'ai découvert avec fidélité et efficacité, comme un reporter d'investigation qui travaillerait dans la fiction au lieu de travailler dans la réalité. C'est un processus très long, mais j'aime laisser le temps au temps pour découvrir une vérité qui m'échappe toujours lorsque je débute mon travail.


Propos recueillis par François Capuron et extraits de la Lettre de Dargaud du mois de mai-juin 1997


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