Interview de Servain et Serge Le Tendre : L'histoire de Siloë (la suite)



Quelles sont les choses qui te posaient problème et qui ne posent plus nécessairement problème maintenant ?

Servain : Il n'y a pas de chose en particulier. C'est sur le moment. Il y a des tas de cases que je change parce que je n'arrive pas à les faire, parce qu'au moment où je les dessine, je n'y arrive pas, c'est ponctuel. Après, faire un personnage qui pause, ça en général on y arrive, c'est pas un problème.

Certains auteurs qui utilisent la 3D prennent vraiment plaisir à montrer qu'ils utilisent la 3D. Toi, c'est plutôt l'inverse. On a l'impression que l'idée, c'est de faire totalement oublier le travail de l'ordinateur et dire : je suis un dessinateur de bandes dessinées

Servain : Je n'aime pas particulièrement le rendu 3D, sauf quand il est animé, parce que là, c'est le mouvement qui prend le dessus, c'est-à-dire, si tu prends un film, Toy Story par exemple, l'image arrêtée n'est pas spécialement belle, en fait. C'est bien rendu, il y a de jolies lumières, mais ce qui est vraiment agréable, c'est l'animation, c'est la dégaine qu'ils donnent quand le personnage bouge. En revanche, dans mon cas, la part de la 3D au niveau des décors et de la perspective peut vraiment être intéressante. On peut obtenir quelque chose d'assez riche en fait. J'ai des personnages qui vont avec un certain type de dessins. Si je me mets à faire des décors en 3D, avec un rendu ordinateur, alors là, cela ne marche plus.

Au départ, tes crayonnés sont très précis, ou …

Servain : Non, c'est charbonneux. Ce n'est pas très précis. Je passe énormément de temps à trouver le bon ton, la bonne attitude. Je crayonne beaucoup avant de trouver le bon, et dès que j'en ai un, alors hop, je sélectionne et je l'encre à la table. En fait, j'encre à la table lumineuse. J'essaie de toujours garder un trait qui soit du dessin. Je me suis rendu compte que quand j'encrais directement sur un crayon, je repassais les traits, et je n'aime pas trop ça parce que cela a tendance à refroidir le dessin. Si j'encre à la table lumineuse, le dessin est flou, donc, cela me permet de redessiner.

…D'avoir un encrage qui est presque un premier trait.

Servain : Oui, c'est ça, …qui se rapproche du premier croquis, ce qui donne un trait un petit peu pâteux, mais en même temps, qui, moi, me parle.

Quand on parle couleur et ambiance, Serge, on parle aussi forcément scénario, car un scénario, c'est aussi de la couleur et de l'ambiance, comment est-ce que tu juges l'adéquation entre ce que toi tu as vu en créant le scénario et les couleurs que tu vois là ?

Le Tendre : Que ce soit les couleurs ou le dessin, c'est toujours un choix.

Un choix, pourquoi ?

Le Tendre : Un choix, parce que cela ne correspond pas à ta vision de départ, mais même cette vision, elle est dans le flou.. Quand tu me vois, là en ce moment, ça ne s'entend pas au micro, mais je porte des lunettes avec des verres très épais. Et quand j'écris un scénario, c'est un peu comme si… (il enlève ses lunettes. ndlr), voilà, tu vois le fond de mes yeux, là,... mais moi, je ne vois pas le fond des tiens.. Ce qui fait que lorsque j'écris le scénario, j'écris une ambiance, ...même si c'est détaillé dans les intentions, je suis incapable de la visualiser à fond. Je suis incapable de visualiser les intentions. Et, avec Stéphane, c'est sur ça qu'on travaille, ce qui fait que le découpage et l'ambiance colorée, quand je dis que c'est un choc, c'est parce que ça m'éclaircit la vue. Et quand je vois le résultat, je ne suis pas déçu, au contraire, parce qu'il y a une cohérence dans son travail, ce n'est pas simplement pour me faire plaisir, ce n'est pas du tout le but, il faut qu'il fasse des couleurs qui correspondent à l'univers que lui, a créé, à partir des suggestions que, moi, je lui ai faites. Donc, on est sur la même longueur d'ondes.

Une chose qui semble parfois un peu étonnante pour un scénariste, c'est de voir à quel point l'histoire t'échappe, à partir d'un certain moment.

Le Tendre : C'est le fameux thème du Pygmalion (son prochain projet d'histoire). Oui, cela échappe, mais ça ne fuit pas. Ca échappe, mais c'est habité d'une autre façon, c'est-à-dire que, moi, j'apporte les intentions, j'essaie de les mettre en forme, avec un découpage, ensuite, le dessinateur va la faire vivre, cette histoire. Etant donné qu'on a cette collaboration en continu, je ne suis pas pris au dépourvu. Stéphane me demande de réagir aussi sur ses créations. Donc, je suis le projet de A jusqu'à Z. C'est un des plaisirs du métier de ne pas rester dans son coin et de ne pas se contenter d'envoyer le scénario au dessinateur, et de voir qu'un après, l'album est sorti. Non, cela n'aurait aucun intérêt. On fait oeuvre commune. Donc, on partage autant les plaisirs que les déceptions.

Est-ce que ce projet est un des projets auxquels tu avais le plus envie de t'attaquer, puisqu'il traîne depuis de nombreuses années, et pourquoi celui-là te prenait-il tellement à coeur ?

Le Tendre : Parce qu'il traînait depuis longtemps, et aussi parce que c'est une histoire dans laquelle je me suis investi et je sais pas si elle est bonne. Il faut avoir le recul pour dire cela. Mais, je sais qu'elle correspond d'une façon visible ou camouflée à des émotions personnelles. Donc, c'est une histoire qui m'est chère.

Peut-être plus camouflées que visibles parce que c'est couvert de science fiction et …

Le Tendre : Alors, ça, c'est aussi le principe de l'écriture d'un scénario, lorsqu'on n'y voit pas très clair après l'écriture sur les motivations, c'est d'avancer camouflé. L'histoire doit tenir le lecteur en haleine. Et puis, par la suite, s'il y a un temps de réflexion qui se dégage de cette lecture, des choses peuvent apparaître. Mais, dans notre narration, ce qui compte, c'est de passer d'une image à une autre, et puis, d'une page à une autre, et d'être pris dans une enquête, dans une recherche, en tout cas. Et j'attache beaucoup d'importance à ce qui n'est pas dit. Que ce soit dans les images silencieuses, là où le dessinateur intervient, où il raconte quelque chose, ou aussi parce que l'image fait abstraction d'une information, et que c'est le lecteur qui va prendre sur lui de remplir le vide.

Tu as déjà eu le sentiment d'être incompris ?

Le Tendre : Oui, bien sûr. Mais, quand on fait une histoire, qu'est-ce qu'on vise. Le grand public? On l'espère, bien entendu, cela fait plaisir, cela flatte l'ego et cela remplit le portefeuille. Mais, sur d'autres histoires, sur La Gloire d'Hera, par exemple, on a eu peu de retombées commerciales, mais on a eu certaines retombées de lecteurs qui étaient très vives. On s'est dit que là, il s'était passé quelque chose

Oui, en termes journalistiques, je pense que c'était aussi relativement élogieux…

Le Tendre : Oui, tout à fait. Comme quoi, un bon article, ne va pas forcément doper les ventes.

C'est une belle leçon d'humilité.

Le Tendre : Nous, ce qu'on essaie de mettre en avant c'est l'aspect aventure de l'histoire de Siloë. Mais si, après lecture, le lecteur se dit : j'ai lu une histoire qui m'a raconté quelque chose, et non pas qui a raconté quelque chose. A ce moment là, il y aura une énorme satisfaction.

Une émotion.

Le Tendre : Je crois que tu commences à me connaître. Une énorme émotion (rires).

J'ai l'impression que vous êtes un peu anxieux, tous les deux.

Le Tendre : Oui, tous les deux. On ne se dit pas "oui, on va casser la baraque". Cela permet de gérer les bonnes surprises et les mauvaises. Ce qu'on s'est dit quand l'album est sorti, c'est qu'on a fait du mieux qu'on a pu. On a été exigeant dans notre travail. Moi, ce que j'aime dans les personnages de Stéphane, ce sont les petits gestes, des petites choses du quotidien. On y trouve beaucoup de ces gestes, l'expression de l'ordre de l'intimité du quotidien, des petites émotions,… L'histoire de Siloë, c'est l'aventure, la cavalcade, … mais ce qui compte aussi beaucoup, c'est comment les personnages se parlent dans leur corps et dans leurs paroles. Et je remercie Stéphane pour ça, parce il les a habités.

Servain : J'essaie de faire en sorte que les acteurs jouent.

Comment faire vrai, quoi.

Le Tendre : Oui, c'est ça.

Servain : Cela ne veut pas dire dessiner réaliste.

Le Tendre : Je ne pense pas qu'on est les seuls dans ce cas là. La plupart de nos confrères ont ce souci-là. Et je pense que c'est bien de le dire pour l'ensemble de la profession, en tout cas, pour ceux qui ont ce souci-là.

Serge, Stéphane, un tout grand merci !

Images Copyrights © Servain et Serge Le Tendre - Editions Delcourt 2000


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