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Jean Dufaux : Tout comme au cinéma, il faut d'abord une technique pour structurer ; et si on est un tant soit peu professionnel, la technique on l'a. Donc passons très vite sur la technique. Cela ne me pose pas de problèmes personnellement, et, en plus, cela me semble assez naturel dans le sens où j'ai été influencé par des films et des romans qui brassent tous ces éléments à la fois personnels et historiques. Si l'on prend le film qui a joué de référence pour l'histoire de Dixie Road - Les Raisins de la Colère - , Steinbeck n'avait aucun problème pour mêler l'individuel au consensus général.
Il y a plusieurs mythes effectivement, mais ce sont des mythes classiques. Dans le cinéma, la bande dessinée et les romans américains de cette époque tragique, et dont nous avons de nombreuses photos, films et documentations sérieuses et rigoureuses, on voit ces gens qui sont poussés sur la route. Il suffit de voyager un peu aux USA pour se rendre compte que l'épine dorsale des Etats-Unis, c'est la route, on ne peut pas l'éviter. Soit on joue sur la ville (les villes tentaculaires), soit on prend la route et c'était typiquement le cas pour beaucoup de gens qui étaient "mis sur le côté" au moment des événements des années 30. Donc, pour moi, cela me semblait très naturel. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup d'éléments, il y a simplement des gens qui ont un destin individuel dans un pays qui bouge énormément et qui se retrouve devant une de ses étapes les plus sombres. Mélanger ces éléments était une chose assez facile pour moi qui ne me posait pas de problèmes. Vous saviez dès le début de la série à vous souhaitez aboutir ? Au bout de tout ce périple, ils se retrouveront tous les trois dans cette famille riche, mais ce n'est pas une solution pour Jones, et il repart. Dixie a grandi. Au début de l'histoire, je savais que je démarrais sur une image d'un arbre aux pommes d'or - l'arbre de la jouissance, de la puissance, du calme, et de la paix - et à la fin du tome 4, Dixie se retrouve à nouveau sous l'arbre.. Le seul problème, c'est qu'elle s'y retrouve seule.. Hugues, aviez-vous également tous les éléments en main lorsque vous avez débuté la série, ou Jean vous les a-t-il distillés petit à petit ? Hugues Labiano : Ils ont effectivement été distillés (rires). On savait à peu près où on allait. Disons que je connaissais globalement la fin…mais c'est vrai qu'entre le début et la fin, Jean m'a distillé les informations petit à petit. Je ne suis pas non plus du genre à bousculer, c'est la manière de travailler de Jean. C'est vrai qu'il distille les infos et qu'il est même parfois difficile de savoir vraiment ce qui va se passer pour certains éléments de l'album - même si on en parle un peu avant chaque album - mais, j'avoue que de mon côté, j'adore recevoir et découvrir 15-20 pages d'un coup… Je m'installe confortablement, je savoure.. et j'aime être surpris.
Hugues Labiano : Globalement, j'étais assez d'accord avec Jean. Evidemment, il y a peut-être des choses que j'aurais faites ou traitées différemment, mais c'est davantage dans les personnages, plutôt des détails, pas vraiment très importants. C'était purement pour me faire plaisir, donc vraiment pas essentiel. D'ailleurs, si je veux faire ce que je veux, je travaille seul. Par contre, dans une collaboration à deux, il faut accepter l'univers de l'autre, le reprendre à son compte, et lui amener son propre univers. Jean, vous nous avez habitués jusqu'à présent à des histoires plus "fantastiques" je dirais.. Celle-ci est assez différente par son côté très réaliste, sa dimension sociale…
Hugues Labiano : Oui, complètement. Et je crois qu'il y a aussi beaucoup de moi dans cette histoire. Comme je le disais, c'est vraiment Jean qui est maître du scénario. Je prends toute ma responsabilité au niveau du dessin, mais j'ai vraiment l'impression que Jean ne pouvait faire cette histoire qu'avec moi. C'est clair pour moi. Votre style de dessin est très réaliste, que ce soit dans Matador, dans Dixie,… c'est vraiment un genre qui vous colle à la peau ? Vous seriez attiré par un autre genre de traitement graphique ? Hugues Labiano : Disons plutôt que les thématiques que j'ai envie de traiter sont toujours assez réalistes. Je n'ai jamais vraiment été attiré par la science-fiction ou le fantastique. Autant je peux être dans les nuages au quotidien, autant au niveau créatif, il faut que ce soit réaliste… Et donc mon dessin doit forcément coller aux histoires. Par contre, je pense avoir eu jusqu'à présent un dessin assez "expressionniste", assez particulier,… J'ai toujours détesté le réalisme absolu, mon but est d'aller vers un savant mélange d'expressionnisme et de réalisme. Comment s'est passée votre rencontre, qu'est-ce qui a fait que vous avez eu à un moment donné envie de travailler ensemble ? Jean Dufaux : C'est comme pour les
acteurs, les metteurs en scènes ou les producteurs, on est sans arrêt
à l'écoute du travail des autres. Hugues Labiano : C'est vrai qu'on a sympathisé tout de suite au premier repas. On a parlé du projet immédiatement, de l'époque, des personnages, des événements au travers du regard de la jeune fille… Et après ça, ça été assez fulgurant. Je suis rentré chez moi et j'ai affûté mes crayons, prêt à commencer… Comment vous êtes-vous préparé à cette série, au niveau de la documentation, des repérages, etc.. ? Les thèmes abordés dans Dixie Road sont assez sérieux, pour ne pas dire graves… Jean Dufaux : Ca ne plaisante effectivement pas dans toutes les planches… Ce sont également des sujets très sérieux pour les faire passer par les yeux d'une gamine de 14 ans, ce n'est pas évident non plus.. On n'y laisse plus beaucoup de place à l'enfance et à l'innocence .. ? Jean Dufaux : Oui, mais dans ces
circonstances-là, les "enfants" ont le regard grave. On passe par des
modalités sociales qui sont tellement lourdes et fortes,.. Les enfants
voient les parents se battre d'une certaine façon.. Ces enfants ont évidemment
une part d'innocence en moins. Il est très facile de parler de l'innocence
de l'enfant quand on est dans un décor protégé.. mais quand ils doivent
se battre tôt, le regard de l'enfant change et se voile… En outre, ces
enfants vieillissent plus vite, on devient plus vite jeune femme. A partir
de 15-16 ans, on l'est d'ailleurs déjà, avec tous les problèmes que cela
peut comporter… Ce qui est merveilleux chez Dixie, c'est qu'elle parvient
à garder une certaine pureté du regard. Elle peut juger ses parents, à
15-16 ans.. Il n'a plus beaucoup d'innocence non plus.. Jean Dufaux : Il n'a plus d'innocence parce qu'on en avait pas à ce moment-là.. L'exemple extrême ; c'est Ernest Pike (le tueur).. Il sait très bien se débrouiller pour avoir de l'argent.. mais Pike petit, c'était déjà le Kid.. Si on se rappelle le Kid de Chaplin, ce sont des gosses de 7-8 ans qui sont confrontés à la rue. De même, si vous prenez l'enfance de Charles Dickens, Oliver Twist, à 8-9 ans, le jeune Dickens était quelqu'un de très sérieux.. C'est facile de parler d'innocence lorsqu'on est dans un milieu privilégié. Hugues, avez-vous une tendresse particulière pour l'un de vos personnages, hormis Dixie ? Hugues Labiano : J'ai toujours eu une petite préférence pour les personnages "méchants", j'aime assez le côté totalement fou : le personnage de Pike me plaît beaucoup. Mais les personnages dont je me sens le plus proche émotionnellement, c'est Tina et Jones, quand même.. Je me sens assez poche de Jones. Au niveau du story board, du découpage, comment cela s'est-il passé ? Jean Dufaux : C'est extrêmement précis,
on ne peut pas se permettre de faire n'importe quoi. Un acte créatif participe
de deux vecteurs, à savoir une folie qui vous passe par la tête , une
envie bizarre qui vient vous frapper parce que vous avez un imaginaire
qui se développe très fort mais qui doit reposer - que ce soit dans les
romans, au cinéma ou en BD - sur des techniques, plus encore dans ce qu'on
appelle les techniques de découpage. Hugues Labiano : Je découpe sa vision du plan que je ressens facilement puisque j'ai le texte et le cadrage. A la lecture, je ressens immédiatement les plans. Globalement sur le premier album, et ça, Jean le sait aussi, j'ai voulu en faire un peu plus. Ce n'est pas que je cherchais à l'impressionner, mais je voulais lui montrer ce que je pouvais faire… et donc, sur le premier album, j'ai changé pas mal de choses. Je ne pense pas avoir léser ses intentions. Par contre, à partir du second album, je suis davantage rester dans les rails, je connaissais davantage Jean, je n'avais plus besoin de me prouver à lui,...
Jean Dufaux : J'ai remarqué que je n'avais quasiment jamais été déçu par un graphisme de personnage. Il y a donc quelque chose qui passe dans les rencontres, dans la description, bien que ce soient des descriptions assez sommaires. Si le personnage revient et que le dessin ne me plaît pas, il n'y a rien à faire, je ne peux plus faire vivre et bouger celui-ci. Cela m'est arrivé deux ou trois fois de faire disparaître certains personnages parce que je ne parvenais vraiment pas à placer un dialogue dans cette bouche là. Mais c'est assez rare. Par contraste, il m'est arrivé de renforcer l'importance de personnages de second rôle, tellement le dessin de ceux-ci était fort.. et ainsi ce dernier prenait beaucoup plus d'importance dans l'histoire, de par le travail du dessinateur. Il y a des personnages que le dessin a rendu totalement vivants et que je ne pourrais plus les effacer du récit. La rencontre entre le tueur (Ernest Pike) et le président (Franklin Roosevelt), c'est un peu un fantasme… ? Jean Dufaux : C'était essentiel pour moi dans l'histoire. Je n'ai pas pour fantasme de rencontrer un président, quoique Kennedy … Il était pour moi une certaine image de l'Amérique, très démocrate, très artistique.. Mais à part ça..
Cette rencontre était prévue dès le début, même si je n'avais pas encore prévu le train, la manière dont ils allaient se rencontrer etc.. Je savais que Roosevelt avait fait sa campagne électorale à travers tout le pays, donc historiquement, il était possible qu'il rencontre Pike. Je voulais cette rencontre en tant que miroir supplémentaire pour ce qu'est Dixie Road, c'est un reflet. C'est une des rencontres essentielles du récit.
Jean Dufaux : Il y aura effectivement une suite. Ce sont des personnages très attachants, et - cela ne m'arrive pas toujours dans ma carrière - j'ai envie de les voir vieillir un peu. J'ai envie de rencontrer Dixie dans 2-3 ans, quand elle aura 17-18 ans, j'ai envie de savoir ce que sont devenus Jones, Keena, le Kid, etc…Bien, sûr, ils ne seront plus les mêmes… J'ai demandé à Hugues si cela l'intéressait de retrouver les personnages, et je crois que cela le passionne également de les retrouver ayant un peu vieilli. Hugues Labiano : Il y a tellement de choses à faire. Je vois ça comme une saga, comme un fil rouge dans mon travail. On s'attache aux personnages. Vous allez vous reposer un peu entre les deux cycles ou vous comptez garder votre rythme d'un album par an ?
Jean, vous avez actuellement une production assez soutenue, vous continuez sur ce rythme ? De nombreuses nouvelles séries avec de jeunes dessinateurs, … ? Jean Dufaux : Le problème n'est pas de regorger d'idées, le problème c'est le rythme du temps. J'aime raconter des histoires. Le biais de la bande dessinée fonctionne bien. Il y a également beaucoup de choses qui bougent au niveau du cinéma… Et là, j'ai écrit un synopsis pour la télévision qui vient d'être accepté pour une feuilleton. Je termine également un recueil de textes pour Rosinski et on va relancer la Complainte des Landes Perdues sur plusieurs vecteurs avec plusieurs dessinateurs... C'était déjà prévu depuis quelques années. Je ne suis pas pressé de ce côté. Il y a également un album avec Ana Mirallès, Djinn, qui vient de sortir chez Dargaud.
Hugues, vous travaillez depuis longtemps avec Marie-Paule Alluard, votre coloriste… Cela ne vous a jamais attiré de réaliser les couleurs vous-même ? Vous avez des projets d'albums en solo ? Hugues Labiano : Je n'ai jamais été attiré par les couleurs. Je fais parfois des petites choses, des ex-libris, etc.. mais je pense que je serais incapable et pas assez patient pour faire les planches. Fondamentalement, je ne suis pas très attiré par les couleurs. Depuis mes débuts, je travaille avec Marie-Paule, qui est très certainement l'une des meilleures coloristes. On s'entend très bien. Je ne me pose pas trop de questions à ce sujet. On a des projets de couleurs directes ensemble.
Un grand merci à tous les deux. Interview et dossier réalisés par Catherine Henry Images Copyrights © Labiano & Dufaux - Editions Dargaud 2001 |
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