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A la recherche des vies inusitées de Marcel Schwob
: Le Capitaine Ecarlate
Deux petits
flacons posés sur la table, comme des fioles de gouttes pour le nez. Dans
le premier, de l'eau. Emmanuel Guibert
s'en saisit, enlève le capuchon et dessine à l'eau sur la feuille blanche.
A contre-jour, on devine la silhouette du Capitaine Ecarlate. Sinon, les
gestes semblent régis par une calligraphie invisible. Le dessin est terminé.
Emmanuel pose le flacon d'eau, dévisse le capuchon de l'autre fiole, emplie
d'encre de Chine. Il dépose une goutte d'encre sur le trait d'eau. Et
en quelques instants, le ruisseau noir prend forme, le visage masqué du
Capitaine Ecarlate apparaît, dans un lavis réinventé et magique. Il faut
avoir vu Emmanuel Guibert maîtriser le mariage de l'eau et de l'encre
pour comprendre ce qui a fait de lui ce surdoué du dessin dès son premier
album, le désormais mythique « fille du professeur ».
Marcel
Schwob. Un nom qui n'évoque certainement rien pour la plupart d'entre
vous. Pourtant, Schwob a vraiment existé. Et c'est pour lui rendre hommage
que David B a imaginé le scénario de cet album. Schwob est un rat de bibliothèque,
un érudit à la santé fragile qui meurt à trente-huit ans, au terme d'une
vie entièrement dédiée aux livres et à l'écriture. Nourri des personnages
imaginés par les écrivains allant de Villon à Jules Verne (qui meurt comme
lui en 1905), il rêve d'une vie d'aventure qui ne s'offrira pas à lui.
Cette vie, David
B l'imagine pour Schwob, il la lui taille sur mesure en créant cette bande
de pirates à la tête coupée dirigés par un capitaine au masque énigmatique,
le tempestaire qui fait déferler océans et tempêtes sur les rues de Paris,
le Capitaine Ecarlate. La rencontre se fait à travers la confrontation.
Confrontation de deux mondes, de deux savoirs, de deux hommes qui se disputent
une fille de rien, Monelle. Et qui se disputent le respect des pirates,
aussi. L'un par son courage, sa folie baroque et son ascendant naturel.
L'autre, Marcel rebaptisé Bouche d'Or, par la noblesse de ses sentiments
et la beauté de ses mots.
Monelle, le
Capitaine Ecarlate et Marcel Schwob sont malades. A la croisée du dix-neuvième
et du vingtième siècles, ils se battent pour survivre dans un monde qui
n'est pas fait pour eux mais qu'ils transforment comme ils le peuvent.
Cela donne ce triple destin qui ne ressemble à rien de ce que la BD a
livré jusqu'ici. Aventure onirique à l'imaginaire à la fois débridé et
référencié, farce macabre et enquête policière fantastique, pamphlet et
caricature acerbe d'un Paris début de siècle où les riches sont bien protégés
par la police, Le Capitaine Ecarlate, c'est tout ça à la fois et bien
autre chose. Une lisibilité rare dans le découpage et le dessin nous pousse
comme une vague jusqu'à la fin du récit. Pas d'effets de manche, mais
un dessin où chaque chose, chaque détail a son utilité. Le
travail sur les couleurs, dont la palette est volontairement réduite,
est à lui seul une sorte de jeu de piste qui guide le lecteur dans l'imaginaire
et la mise en scène des auteurs (Après un crayonné d'une précision chirurgicale,
Guibert encre au lavis, en noir, puis seulement, il superpose les couches
d'encre de Chine de couleur et obtient cette fantastique texture que révèlent
mieux encore les planches originales (visibles en ce moment à la librairie
Sans Titre, à Bruxelles) mais que l'on distingue aisément aussi dans l'album)
Le
Capitaine Ecarlate est d'une telle richesse que l'on pourrait en parler
pendant des heures et écrire des pages entières sur le sujet. David
B a réussi le défi de proposer une histoire intelligente et foisonnante
d'imagination, à la langue soignée (la musicalité des mots de Monelle
est magnifique, il y a des phylactères qu'on relit plusieurs fois tellement
ils sont beaux) et aux niveaux de compréhension ou d'interprétation variés.
Emmanuel Guibert prouve sa totale maîtrise des personnages, des ambiances
et des couleurs. Il a digéré ce qu'était l'illustration de l'époque (notamment
Toulouse-Lautrec) et il nous en restitue une vision personnelle qui colle
à la fois aux images du début du siècle et au récit délirant dont il n'oublie
pas un instant qu'il est à son service. C'est du grand art. Le genre d'album
qui ne peut que tirer la production entière vers le haut !

Par Thierry Bellefroid
NB : Actuellement se tient une exposition à la
Librairie Sans Titre, rue de Stalingrad, 8 à 1000 Bruxelles et ce jusqu'au
3 juin 2000.
Images Copyrights © Emannuel Guibert, David B. -
Editions Dupuis 2000
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